Les gravures ennoblies

Balthazard-Jean Baron, ou tout l'art d'enrichir certains états de gravures

La Bibliothèque nationale de France, la Bibliothèque municipale de Lyon à la Part-Dieu et le musée de Brou à Bourg-en-Bresse ont rendu en 1999 et 2000 sa vraie place à Balthazard-Jean Baron (fig. 1) parmi les graveurs du XIXe siècle. Chacun de ces établissements non seulement a présenté une exposition raisonnée de l'artiste, mais lui a consacré un ouvrage, lui permettant ainsi d'accéder au monde privilégié des grands graveurs reconnus, tardivement peut-être.

fig.1 : Gravure n°6 - Fragments d'aqueduc à Ecully. Le 1er état de cette planche est tiré à l'eau-forte pure; le 2ème état est colorié à l'aquarelle qui gomme certains détails; Le 3ème Etat est tiré en bistre grâce à un lavis d'encre marron très léger, d'autres détails apparaissent, comme le travail des arches de l'aqueduc. Il s'agit de la seule gravure en couleurs de l'artiste, très en avance sur son temps.

De 1826 à 1869, année de sa mort, l'artiste a exécuté 184 gravures, dont le nombre d'états est très important. Aucun graveur lyonnais n'a autant produit, ni autant retravaillé ses planches, avec minutie, parfois même avec une sorte de maniaquerie latente, toujours avec beaucoup de soin, d'attention dans le perfectionnisme du détail. Balthazard-Jean Baron est l'exemple parfait de l'artiste passionné, qui ne laisse passer aucun manquement dans son oeuvre.

L'étude des gravures de Balthazard-Jean Baron conduit à un examen plus approfondi de certains états, qui ont été séparés de l'ensemble du fonds d'atelier, afin de tenter une nouvelle approche de l'artiste. C'est ainsi qu'une vingtaine d'épreuves ont été remaniées par Balthazard-Jean Baron, par l'ajout de traits au crayon ou à la plume, l'apport de gouache ou de lavis (fig. 2, gr. 65).

Quel était le but de Baron ? D'abord améliorer ses résultats. Il suffit parfois d'un léger coup de crayon, d'un trait fin à l'encre de Chine, pour apporter aux nuages un mouvement complémentaire, aux arbres un souffle de vent qui les courbe esthétiquement (fig. 3, gr. 144), à la nature un effet de terrain différent du premier jet de l'écriture. C'est donc une vie supplémentaire que Baron offre à ses estampes. Mais l'artiste n'a-t-il pas également voulu se faire plaisir, abandonner la pointe ou le burin pour revenir au dessin et satisfaire ainsi son besoin permanent de dessiner ? Car s'il a produit 184 gravures, il a patiemment accumulé près de 700 dessins dans son fonds d'atelier, et cédé ou offert plusieurs milliers de pièces dessinées. On retrouve en effet ces dernières dans les catalogues des ventes de succession des artistes ou des notables lyonnais, mais aussi dans celles des critiques, écrivains ou personnalités parisiens.

Balthazard-Jean Baron est avant tout un dessinateur. Parfois il ne peut résister à cet attrait du crayon, de la plume (fig. 4, gr. 57) ou du pinceau lorsqu'il tire les épreuves de ses gravures. C'est alors la tentation de reprendre une épreuve et de se donner le loisir d'une retouche à la main, d'un remaniement léger du paysage. Certaines de ses modifications trouvent peu ou prou leur aboutissement sur certaines épreuves (fig. 5, gr. 109). Il ne s'agit plus de multiples, mais de pièces uniques dans son oeuvre. Jean-Jacques de Boissieu lui-même ne compte que quelques pièces retouchées à la main. Marie-Félicie Perez, auteur d'un ouvrage sur son aïeul, considère ces quelques gravures retouchées comme «extrêmement rares».

fig.2 : Gravure n°65 - Barque chargée d'hommes et de deux vaches, bord de la Seine. Le 1er état montre la gravure comportant deux scènes différentes. sur la 5ème état dla gravure du haut a été supprimée, mais l'artiste a terminé à la plume le sommet de l'arbre et rajouté des nuages à plume dans le ciel. aucune suite ne sera donnée à cette interprétation. La gravure terminée ne comportera que la gravure du bas, et le cuivre sera coupé à dimension de cette dernière.

Pour Baron, il ne s'agit pas d'un nombre infime d'épreuves uniques. Non seulement il recompose ses sujets, mais il les annote de ses impressions ou de ses résultats de travail, comme par exemple « eau-forte pure », « 1ère retouche », « 2e retouche », etc... (fig. 6, gr. 42). Il indique fréquemment le nombre d'épreuves, ainsi que le nombre de tirages : « 3e épreuve, 2e tirage », indications souvent apposées au dos de ses épreuves. Ces renseignements ont permis de connaître le nombre d'épreuves de chaque tirage, ou le nombre d'épreuves total par planche gravée. Leur nombre était limité entre 50 et 65 selon ses propres remarques. Certaines épreuves portent manuscritement les précisions de sites ou de dates. Trois ou quatre sont contresignées à la main, au crayon, dans la marge du bas des gravures, probablement parce qu'elles étaient destinées à des amis ou à des proches, ou que l'artiste désirait au contraire les conserver dans son fonds d'atelier, les considérant comme les meilleures (fig. 7, gr. 112).

Un contact plus intime

Cette accumulation de détails, écrits à la main, sont autant d'enrichissement des épreuves. Ce sont des autographes déguisés donnant à la gravure qui les porte une valeur non seulement esthétique, mais aussi une notion de rareté. Ce sont ces épreuves que recherchent les collectionneurs, ce sont elles qui font revivre l'artiste dans le temps que, nous, nous vivons. La mémoire de l'artiste se poursuit ainsi longtemps après sa mort. Les modifications manuscrites portées par le graveur lui permettent d'obtenir des effets spécifiques calculés (fig. 8, gr. 59).

fig.3 : Gravure n°125 - Entrée des Etroits du côté de Lyon ce 2ème état fait de cette épreuve une pièce somptueuse. L'artiste l'a entièrement travaillée à la gouache en ce qui concerne le pignon de la maison haute et dans les nuages du ciel, le tronc d'arbre au pied de la charrette et sur la cheminée de la maison centrale ; au lavis sur l'ensemble de lapièce ; a l'encre noire sur les eaux de la rivière et sur la colline. enfin, à la plume, il a rajouté un massif d'arbres en hauteur au -dessus de la maisson basse, à droite de la composition. Ce massif sera diminué lors des tirages des états suivants, ne mordant plus la colline du fond. Les nuages modelés au lavis, à la plume et à la gouache, seront fidèlement reproduits en gravure.

Le lavis fait évoluer les paysages de l'aube au crépuscule, par la seule force ou la légèreté de son application sur le papier, évolution qu'il transposera ensuite par des tailles sur sa gravure, dans un nouvel état. Il allonge ou rétrécit les ombres, et la lumière est diffusée d'une façon plus technique que dans la seule gravure.

La transposition du dessin sur une gravure n'est jamais gratuite. D'un simple trait de plume, le ciel se charge de nuages, voire de pluie, devient plus menaçant qu'avec les simples tailles d'origine. L'artiste manifeste à cet instant là un moment privilégié de sa pensée que la gravure n'avait pas encore su traduire. Son excitation passagère, mais spontanée, contribue ainsi à établir un contact plus intime entre lui et le collectionneur qui possède cette pièce unique, l'épreuve ennoblie, et il s'instaure entre ces deux êtres, l'un dans le passé, l'autre dans le présent, une sorte de relation magique qui efface le temps et ces dizaines d'années qui les séparent. Le collectionneur évolue alors dans l'époque de l'artiste et se replace instantanément dans l'état d'esprit où il pouvait se trouver lors de la création de l'oeuvre, ressentant, comme par osmose, les émotions du dessinateur.

Une seule fois, Baron a introduit au crayon un personnage sur une épreuve gravée. L'ayant gravé, il a fini par l'effacer en partie au brunissoir sur la planche de cuivre, n'en laissant paraître qu'une simple silhouette, qui était d'ailleurs la sienne, celle de l'artiste porteur d'un carton à dessins sous le bras.

Pour apprécier ces gravures d'exception, il faut en connaître tous les états, établir les comparaisons avec les autres états, en déceler les différences. Dans sa majesté, domine alors l'épreuve rectifiée à la main, cette épreuve qui transmet l'émoi du peintre devant son épreuve, qui manifeste par ses variations son insatisfaction devant le résultat gravé. L'artiste ne donne pas toujours une suite réelle à ces corrections manuscrites. Quelques détails sont parfois modifiés sur la planche de cuivre avant un nouveau tirage, ou l'artiste renonce à toute évolution, peut-être devant la difficulté de modifier sa planche de cuivre, ou sa lassitude après de nombreux états différents. Mais cette épreuve remaniée manuscritement reste la gravure unique à conserver dans le fonds d'atelier, témoignage d'un échec, ou au contraire résultat d'un progrès dans l'avancée de sa planche. Cette épreuve demeure à l'abri des regards indiscrets, seul Baron en prend pleinement possession, reléguant dans son carton sa science d'artiste et de technicien.

Le technicien se dévoile aussi dans les notes manuscrites en bas de l'épreuve. Les paysages gravés des vues de Lyon, qui sont parmi les plus profonds de l'artiste, sont situés et datés dans la marge du bas, en écriture fine et calligraphiée. Baron, dans le dernier état, grave alors à la pointe cette écriture manuscrite. Les épreuves de cette série sont également très rares avec leur écriture de la main de Baron, à l'encre de Chine généralement, et s'intègrent aux épreuves ennoblies de l'artiste (fig. 9, gr. 125).

fig.4 : Gravure n°41 - Les deux laveuses. Sur l'épreuve du 1er état, mention manuscrite à l'encre marron délavée "Epreuve avant toute la retouche" Le 2ème état apporte des modifications à la plume, la tache blanche à droite du chemin et sur la droite de la composition, a été remplie de traits de plume serrés représentant une suite de la rivière. a l'encre noire également l'artiste a dessiné des nuages au dessus des toits du château. Dans la marge du bas, indication portée l'encre noire : "Epreuve retouchée à la plume pour la correction de la planche". Baron a pris conscience de la beauté de cette épreuve, et l'a entourée de trois bandes de lavis vert pâle, beige et marron clair, cernée de traots de plume, à la manière des gravures du XVIIIème siècle.

Le doute de l'artiste

Baron a tenté diverses expériences sur le plan technique, qui ne l'ont pas toujours satisfait. Ainsi il a essayé de graver une planche sur étain. Le résultat, une traduction faible en clarté et terne, l'a condamné à abandonner cette planche : il n'a donc tiré qu'une épreuve (indication écrite de sa main sur l'épreuve, fig. 10, gr. 25). Cette planche devient ainsi une gravure de collection, il n'a pas enrichi son épreuve, il a enrichi les épreuves d'exception, même si le caractère de grisaille ne correspond pas à sa technique habituelle.

Une autre façon de personnaliser les pièces que l'artiste estime supérieures consiste en la création de cadres virtuels dessinés au lavis autour de certaines de ses gravures, à la manière du XVIIIe siècle, dans le style des gravures de Boucher. C'est avec beaucoup de soin que Baron encadre alors, sur le papier de certaines épreuves, la gravure qu'il a exécutée. Ce sont d'ailleurs les meilleures épreuves gravées parmi les 184 planches proposées par l'artiste (fig. 11, gr. 41).

D'autres éléments, non manuscrits, ramènent à cette notion de rareté. Baron graveur garnit ses marges, ou l'une d'elles seulement parfois, de griffonnements ou de sujets divers se rapportant parfois au sujet, mais pas toujours (fig. 12, gr. 32). Ces détails ne survivront pas obligatoirement au dernier tirage (fig. 13, gr. 8). Ces états constituent également des épreuves enrichies et méritent leur place dans cette étude. L'émotion fugace de l'artiste, qu'il a ensuite reniée, demeure pour le collectionneur un instant de vie à préserver (fig. 14, gr. 43).

Deux autres éléments subsistent dans l'oeuvre de l'artiste, dont l'intérêt doit être souligné. Baron a tiré des contre-épreuves de certains de ses états, qui peuvent elles-mêmes être tirées dans n'importe quel état, en cours d'évolution. Ces contre-épreuves expriment le doute de l'artiste. A-t-il bien repris son paysage, gravé souvent à l'inverse du dessin lui correspondant ? Le dessin traduit en gravure tient-il bien le paysage ? On l'aura compris : la contre-épreuve est une manière de contrôler la bonne tenue d'une épreuve (fig. 15, gr. 123). Dans l'autre cas, il s'agit d'une pièce rarissime sur laquelle le rouleau de la presse a cassé, pendant le tirage du second état. Telles sont les indications portées par l'artiste qui a tenu à conserver cette épreuve.

Habituellement, ces accidents de tirage ne sont pas gardés. Mais l'artiste a voulu ainsi expliquer la raison de l'absence de nouveaux états dans sa gravure. Ce genre de pièces est également recherché par les collectionneurs, désireux de posséder la totalité des pièces d'une oeuvre gravée. Il est donc possible de classer ce tirage dans le cadre des gravures exceptionnelles. S'il est vrai que tout artiste dispose dans son arsenal de multiples procédés de transformation d'une oeuvre, Balthazard-Jean Baron semble avoir été l'un des plus expérimentés en la matière. Dans sa boîte d'artiste, pinceaux, crayons, plumes, grattoirs, encres, gouaches, pastels et autres produits se partagent les tiroirs et font vibrer son cerveau puis sa main, traducteurs de sa pensée.

C'est ainsi que ses gravures évoluent dans son oeuvre et que l'artiste nous livre entre 3 et 12 états de chacune de ses planches gravées. Mais son esprit n'est guère complaisant : il recherche toujours mieux, toujours plus dans les modifications à apporter (fig. 16, gr. 68 et 69 ; fig. 17, gr. 87). C'est la raison pour laquelle il convient de prendre en considération les modifications manuscrites de ces gravures, car tout ce qui est annotations personnelles, retouches au pinceau trempé dans l'encre de Chine, nervosité du crayon griffant les arbres, les nuages ou les talus, touches de gouache accentuant ombres et lumière, ou celles du lavis à l'encre délavée, cette écriture picturale, nerveuse, hachurée, divisée, technique, traduit le stress permanent de l'artiste à l'écoute de la nature, toujours insatisfait. Mieux : l'artiste qui observe la nature, alors que nous nous contentons seulement de seulement la regarder.

fig.5 : Balthazard-Jean Baron , photographie de l'artiste âgé (BM Lyon, s.c.)

Biographie

Fils d'un tailleur d'habits, Balthazard-Jean Baron naît à Lyon le 14 juillet 1788. Il ne fréquente pas l'école des Beaux-Arts mais conquiert son talent de dessinateur puis de graveur en observant attentivement la nature au cours de ses déplacements professionnels, ou lors de ses promenades dans la campagne lyonnaise. Fabricant de soieries, il parcourt une grande partie de l'Europe, ses carnets de croquis en poche, lorsque son métier lui en laisse le loisir. Il en rapporte plusieurs milliers de dessins, une grande partie décrivant la région lyonnaise, puis plus tard les environs proches de sa ville, se plaisant à décrire les petits métiers du moment : bergers, pêcheurs, chasseurs, lavandières, paysans au travail, tailleurs de pierre ou bateliers. Son oeuvre est empreint d'un amour profond pour le travail manuel.

Négligeant les honneurs, Baron se présente néanmoins aux élections législatives en 1848, dans le but de défendre les intérêts de ses ouvriers. Battu malgré le nombre important de voix apportées par les ouvriers de la Croix-Rousse, il se consacre alors uniquement à son métier et, de plus en plus, à ce métier d'art qui est sa vraie vocation. Le dessin le conduit très vite à la reproduction de multiples, c'est-à-dire à la gravure. Mais, dès 1812, il lithographie un paysage en Allemagne, technique alors totalement inconnue en France, ce qui fait de lui un précurseur des incunables de la lithographie. Cependant, n'ayant jamais suivi l'enseignement académique à Lyon, il est maintenu en dehors des instances officielles de l'Art : aucun journal ne le cite ou ne parle de l'artiste, et ce n'est qu'après sa mort, survenue dans sa ville natale le 24 juin 1869, que les critiques commencent à s'intéresser à lui. Il faut néanmoins attendre 1999 pour que Balthazard-Jean Baron soit reconnu par sa ville, ainsi que par le monde de l'Art parisien et provincial.

Son oeuvre peut être consulté dans trois institutions qui ont reçu des dessins et des gravures en donation : le musée de Brou, à Bourg-en-Bresse, dans l'Ain, les archives du Cabinet des Estampes de la Bibliothèque nationale de France, rue de Richelieu, et celles de la Bibliothèque municipale de Lyon, à la Part-Dieu.