Archives de la terre au Siècle des Lumières

Regard sur les manuscrits de la Société d'agriculture de Lyon conservés à la Bibliothèque

Les Sociétés d'agriculture [note]Pour une vue d'ensemble : E. Justin, Les Sociétés royales d'agriculture au XVIIIe siècle (1757-1793), Saint-Lô, 1935. se sont développées en France, au début de la seconde moitié du XVIIIe siècle, alors que l'ensemble de l'Europe était engagée dans une réflexion intense sur les rôles de la terre et des paysans dans l'économie et la société. La première Société d'agriculture fut celle de Bretagne, née en 1757. Elle fut reconnue lorsque Bertin, qui avait été intendant à Lyon, accède au Contrôle général des Finances. Durant le temps qu'il passa à ce poste (novembre 1759-décembre 1753), puis dans un Secrétariat d'Etat à vocation économique et taillé à sa mesure (le « département de Monsieur Bertin », disait-on), le ministre ne cessa de favoriser l'activité des Sociétés d'agriculture qu'il avait généralisées en 1761. Celle de Lyon, créée le 12 mai 1761, vécut jusqu'au décret de la Convention qui, le 8 août 1793, supprima les académies et les sociétés savantes de la République. Elle allait renaître en 1799 sous le nom de Société libre d'agriculture, d'histoire naturelle et des arts utiles du département du Rhône. En 1805, l'Empire fit disparaître l'adjectif « libre » ! Et, en 1862, la Société d'agriculture se fondit dans la Société des Sciences industrielles de Lyon. Bibliothèque et archives de la Société avaient formé, en 1831, avec celles d'autres sociétés savantes de Lyon, la Bibliothèque du Palais des Arts. Les sociétés retirèrent leurs fonds en 1849 et celui de la Société d'agriculture fut dès lors entreposé dans les greniers du lycée Ampère jusqu'à son entrée, en 1925, à la Bibliothèque municipale.

Observation sur les déffauts de la culture employé dans la plaine de Forez (BM Lyon, Ms 5560, folio 80)

Les manuscrits de la Société d'agriculture [note]Conservés sous les cotes 5530 à 5600 du fonds général de la Bibliothèque municipale de Lyon. L'instrument de recherche le plus commode est Alain Sainsot, Catalogue des manuscrits de la Société d'Agriculture de Lyon conservés à la Bibliothèque municipale de la Part-Dieu, Diplôme de l'Ecole nationale des bibliothécaires, Lyon, 1985, 63 p. On trouvera aussi des documents sur la Société dans le fonds Coste de la Bibliothèque municipale de Lyon, aux Archives départementales de l'Aisne (D 2, D 12), du Calvados (C 2500), du Loiret (D 710), du Puy-de-Dôme (C 7029 : lettre de La Michodière, intendant à Bertin sur la naissance de la Société à Lyon, C 7032), du Rhône, aux Archives nationales. Sur les bureaux du Forez : série J des Archives départementales de la Loire et Bibl. de Roanne, 6 E 2. constituent quelque soixante-dix recueils ou dossiers qui peuvent être utilisés pour l'histoire de la Société, mais aussi pour d'autres sujets. A partir de juin 1761, les réunions ont lieu tous les vendredis non fériés, à quatre heures, dans la salle de conférences de l'Académie des Beaux-Arts dans le quartier des Cordeliers. Mais il est difficile d'en dire plus sur la vie matérielle de l'institution car les archives comptables sont absentes. Inversement, pour la période qui s'étend de 1761 à 1836 pour l'essentiel, procès-verbaux de séances (avec une interruption du 16 mai 1781 à la Révolution), correspondance, notes et mémoires sont nombreux. Mais la confrontation de ces différents documents montre que le fonds est loin de contenir l'ensemble de ce qui devait constituer les archives de la Société.

L'organisation et la composition de la Société sont maintenant bien connues [note]En particulier grâce à deux mémoires de maîtrise : Monique Clémarès, La Société d'agriculture de Lyon et ses membres. 1761-1789, Univ. Lyon (R. Gascon dir.), 1969, 200 p. et Olivier Jandot, La Société d'agriculture de Lyon et les Lumières. 1761-1793, Univ. Lyon 2 (J. P. Gutton dir.), 1996, 194 p. Elle comprend un bureau principal de vingt membres, nommés à la fondation puis cooptés, et quatre bureaux particuliers de dix membres qui siègent à Villefranche, Roanne, Montbrison, Saint-Etienne et qui n'auront d'ailleurs qu'une existence limitée. Le bureau principal travaille de toutes manières en réseau avec les autres Sociétés d'agriculture du royaume, mais aussi avec des académies. Plus encore, la Société doit agir avec le pouvoir dont elle est une sorte d'organisme officiel. C'est le Contrôle général qui la finance. Intendant et subdélégués peuvent prendre part aux séances avec voix délibérative. Une copie des procès-verbaux de séance est transmise à Versailles. Bertin lui fait parvenir des mémoires sur la garance, le sainfoin, les épizooties, ou même sur une méthode pour ramener les noyés à la vie. La Société a donc un rôle de diffusion de la politique du gouvernement. Elle doit aussi informer celui-ci en répondant à des questionnaires. Au début du XIXe siècle, la Société aura encore une mission de conseil auprès du préfet, cette fois, et elle répondra à des enquêtes agricoles.

Deux pommes de terre (BM Lyon, Ms 5587, folio 42)

Encourager les cultivateurs

En 1761, l'arrêt du Conseil d'Etat qui instituait la société disait clairement ce rôle de relais de la politique du gouvernement puisque les membres devaient « encourager les cultivateurs, par leur exemple, à défricher les terres incultes, à acquérir de nouveaux genres de culture et à perfectionner les différentes méthodes de cultiver les terres » [note]Bibliothèque municipale de Lyon, fonds Coste, 114379.. Autour de ce programme, un travail important fut réalisé dans les séances, de 1761 à 1764. Puis la Société eut une activité moindre, voire déclinante. Elle ne reprit du lustre qu'à la fin de 1774, à la faveur d'un nouveau règlement et de l'organisation de concours. Il est vrai que la sociologie des membres comportait, dès le départ, une forte ambiguïté par rapport aux desseins affichés. Les membres nommés en 1761 sont des notables : 35 % font partie de l'Académie de Lyon ; de 1761 à 1793, plus de 25 % des membres ont siégé aussi à l'Académie. Les nobles constituent plus de la moitié des titulaires sur la même période, beaucoup étant officiers du Bureau des finances ou de la Cour des monnaies. Il s'agit donc d'une noblesse d'offices, doublée d'une noblesse de cloche, dont l'importance numérique va cependant en s'amenuisant en se rapprochant de la fin du siècle en raison du recrutement de négociants, d'avocats, d'apothicaires et de médecins. Dans tous les cas, il s'agit presque toujours de propriétaires fonciers, parfois de très grands propriétaires, mais certainement pas d'agronomes et rarement de personnes ayant une quelconque culture scientifique. Pour le XIXe siècle, l'étude des membres de la Société reste à faire.

Plan et coupe d'une orangerie (BM Lyon, Ms 5568, folio 68)

L'analyse de la pensée et de l'action de la Société pose bien des questions. Notons d'abord que ces manuscrits se prêteraient à une étude linguistique. Les champs sémantiques que les procès-verbaux, mémoires ou autres documents permettraient de reconstituer montreraient l'étendue des lectures et la dépendance par rapport au mouvement philosophique. Quant à la pensée, elle est d'abord tournée vers le progrès agronomique, comme les textes fondateurs en faisaient obligation. La mesure de son originalité exacte ne pourra être faite qu'après recension des livres et des périodiques (Journal économique ; Gazette d'agriculture, de commerce et de finances ; Journal d'agriculture) cités. Les moyens utilisés pour étudier une question sont toujours sensés reposer sur l'expérience. On observe, en séance ou sur le terrain, on use du microscope, on tente, en 1762, une grande enquête agricole par questionnaires... qui ne reviendront pas, il est vrai. Puis on s'efforce de diffuser les résultats de l'observation et c'est bien ici que l'ambiguïté de la Société apparaît. Les notables grands propriétaires qui la composent n'ont pas vraiment la possibilité d'atteindre et d'influencer les cultivateurs. L'impression de quelques mémoires, les annonces publiées dans les Affiches de Lyon, le recours, traditionnel, aux curés de village pour vulgariser ne semblent pas réellement efficaces. Coupe et élévation d'une cheminée (BM Lyon, Ms 5568, folio 89) On ne peut mettre à part que l'action de Mathieu Thomé, un des membres nommés en 1761. Auteur d'ouvrages d'agronomie, créateur d'une pépinière de mûriers dont il distribue les plants, l'homme est manifestement animé d'une passion pour la diffusion du savoir. En 1763, il tente de créer dans sa propriété de Brignais, une école de sériciculture. Le projet échoue faute de financement. En 1776, Thomé fonde un comité « de six habitants du bourg de Brignais, choisis sur les vignerons et cultivateurs de leurs propres fonds et dont la réputation de probité et d'intelligence sera la mieux établie ». La Société ne soutint guère cette initiative qui prit fin avec la vie de Thomé en novembre 1780. Reste à dire les centres d'intérêt agronomiques de la Société. Ils ne sont guère originaux : innovations techniques, telles celle du semoir mécanique, de nouvelles charrues, de la faux à doigts pour remplacer la faucille dans la moisson ou, après la Révolution, du pétrin mécanique, ou d'un procédé de vinification. Il faut y ajouter l'introduction de plantes fourragères, d'engrais et d'amendements, de nouvelles espèces d'arbres ou de nouvelles variétés de céréales. Enfin, les moyens de multiplier le bétail, qui rejoignent la préoccupation pour les engrais, et tout ce qui est lié aux plantes textiles ou tinctoriales retiennent l'attention.

Coupe et élévation d'une cuisinière (BM Lyon, Ms 5568, folio 69)

Critique sociale et politique

L'intérêt des travaux de la Société d'agriculture réside aussi dans le fait que ceux-ci dépassent le strict domaine assigné par l'acte fondateur. Beaucoup de précautions avaient été prises pour que la Société ne concurrence pas l'Académie. Il n'importe. Dès 1776, le texte de présentation de la Société dans l'Almanach de la province ne parle plus d' «unique occupation », mais de « principale occupation » à propos de l'agriculture. De fait, à mesure que l'on avance vers la fin du siècle, des sujets d'économie et même de politique sont abordés, que ce soit dans les séances ou dans les sujets de prix proposés aux concours, plus nombreux après 1774. Avec prudence certes, jouant aussi de la protection accordée par les intendants, la Société aborde des sujets sensibles, souvent rattachés aux questions agricoles d'une certaine manière, mais parfois de façon très ténue. La libre exportation des grains, l'utilité des greniers publics ou l'amélioration des chemins sont des thèmes à connotation rurale évidente. Cela demeure vrai quand on s'occupe de diminution des droits de mutation, d'allongement de la durée des baux, d'immunité fiscale pour les pères de familles très nombreuses ou des rentes « féodales » à racheter. Mais la Société débat aussi de la nécessaire unité des mesures, voire d'unité administrative du royaume, et elle prend la défense des petits paysans contre les juges de première instance. Elle aborde donc le domaine de la critique sociale et politique, s'intéressant aussi à la question de la lutte contre la mendicité qui a traversé tout le siècle. Une étude précise de ces aspects permettrait donc sans doute, d'une part de clarifier les rapports de l'institution avec l'Académie voisine et, surtout, avec les pouvoirs [note]Un certain nombre de membres de la Société se retrouvent aussi à l'Assemblée provinciale créée en 1787., et d'autre part de marquer les points de convergence, mais aussi de divergence, avec la doctrine physiocratique. A cet égard, il est probable que l'action et la pensée de la Société ne s'inscrivent pas toujours dans celles de la physiocratie et demeurent souvent marquées par le mercantilisme.

Coupe et élévation d'un poêle de faïence (BM Lyon, Ms 5568, folio 65)

Ces quelques lignes ne rendent pas compte de toutes les possibilités de recherche que le fonds suggère. On doit évidemment rappeler que ces manuscrits sont indispensables à quiconque s'intéresse aux représentants des Lumières à Lyon, comme deux biographies au moins, consacrées à Pierre Poivre et à Benjamin-Sigismond Frossard, l'ont montré [note]L. Malleret, Pierre Poivre, Paris, A. Maisonneuve, 1974. R. Blanc, Un pasteur au temps des Lumières. Benjamin-Sigismond Frossard (1754-1830), Paris, H. Champion, 2000.. La diversité de centres d'intérêts manifestée ouvre parfois des voies à priori insoupçonnées. Il en va ainsi de l'étude, actuellement en cours, de la chaleur à Lyon. A partir de 1784, la Société met au concours un sujet qui consistait à proposer un mode de chauffage augmentant d'environ un tiers au thermomètre de Réaumur la chaleur d'un appartement produite par une cheminée ou un poêle en ne consommant que la même quantité de bois. Ce débat, ouvert en période de forte cherté du bois, dura fort longtemps, à tel point qu'on le voit réapparaître au début du XIXe siècle. Les documents conservés apportent beaucoup sur les innovations techniques et, plus encore, sur les manières de sentir la chaleur. La vision des flammes est gage d'une chaleur de qualité, celle des riches. Comme l'écrit un concurrent : la chaleur concentrée d'un poêle donne à la société qui l'entoure une existence molle, paisible et sans nerf ; celle du feu pétillant dans un âtre, image primitive du monde, entretient dans cette société l'image de la force de son être. D'autre part, les mémoires présentés rendent compte d'expériences de chauffage. Les mots - les adjectifs surtout - utilisés pour commenter les températures obtenues offrent un bon corpus à l'historien des sensations, de la sensibilité au chaud et au froid.