Un abbé de cour à la ville
Chroniqueur pittoresque habitué des salons et des intrigues, l'abbé Duret raconte la vie lyonnaise à la fin de l'Ancien Régime
Parmi les nombreux manuscrits de l'abbé Pierre Duret (1722 - 1794) parvenus au fonds ancien de la Bibliothèque municipale, ses Chroniques, bien que lacunaires, doivent tout particulièrement retenir l'attention de l'historien. Elles ont la particularité d'être conservées sous des cotes multiples [note]Bibliothèque municipale de Lyon, Ms. 804, 805, 806 et 5423. , car parvenues par des voies et à des dates différentes.
Nouvelles générales et particulières de Lyon par l'abbé Duret premier volume dans la reliure de 1997 (BM Lyon, Ms. 5423)La véritable orthographe, Durret, a été corrompue à la fin du XVIIIe siècle en celle plus répandue de Duret. La famille, originaire de Chazelles (sur Lyon) réside à Lyon depuis quatre générations quand l'auteur naît au foyer d'Antoine Duret, maître et marchand tireur d'or, et de Marie Giraud. Bien que l'aîné de trois fils, le jeune Pierre est envoyé à Paris, au séminaire Saint-Sulpice, où il demeure dix ans et établit des relations durables avec plusieurs ecclésiastiques dont certains seront dotés de charges importantes. Il ne cessera de correspondre avec eux. Bachelier en Sorbonne et revêtu des ordres mineurs en 1744, il notifie ses grades à l'archevêque de Lyon et aux doyens des chapitres de Saint-Jean et de Saint-Paul, demandant d'être pourvu de tout bénéfice dépendant de leur collation. Ces demandes sont enregistrées mais aucune réponse ne lui est donnée, ni alors ni plus tard. Dès lors, il rentre à Lyon où il est ordonné prêtre le 20 décembre 1749.
Pensionnaire au séminaire Saint-Irénée [note]Le séminaire Saint-Irénée était alors situé au bas des pentes de la Croix-Rousse, à l'emplacement de l'actuelle station de métro Croix-Paquet., il n'est pas tenu d'enseigner. L'héritage de ses parents, des fonds judicieusement placés et deux maisons en ville lui assurent une existence confortable sinon aisée. Il dispose de plusieurs chambres bien meublées et peut recevoir, aidé d'un ou deux domestiques. Sa bibliothèque variée est riche de 10 000 volumes. N'ayant pas de ministère à exercer, l'abbé Duret occupe ses loisirs à lire et annoter dans sa propre bibliothèque, dans celle du séminaire, chez les libraires et dans les cercles. Il entretient sa correspondance et parcourt les salons durant l'hiver et les châteaux pendant la belle saison. Il ne voyage pas, mais visite des manufactures ou les proches chantiers de Perrache, de Morand et du canal de Givors.
Aux approches de la Révolution, il porte un intérêt accru à la vie politique tant locale que nationale, mais ne prend pas parti. La constitution civile du clergé ne semble pas le concerner, et il garde des relations semblables avec les prêtres réfractaires comme avec le clergé constitutionnel, tout en établissant des rapports confiants avec Monseigneur Lamourette [note]Antoine-Adrien Lamourette (1742 - 1794) avait été élu en février 1791 premier évêque constitutionnel de Lyon. En but à l'hostilité d'une partie des diocésains fidèle au clergé réfractaire, il fut député à la Législative. Ayant rejoint le camp des insurgés lors du siège de Lyon, il fut arrêté et exécuté.. Enfin, s'il est condamné à mort et guillotiné le 7 janvier 1794, ce ne semble pas en raison de ses convictions politiques ou religieuses, mais parce qu'il a été dénoncé pour avoir plus de 100 000 livres de biens, ce qui est supérieur à la réalité.
Deux feuillet des Nouvelles générales et particulières de Lyon par l'abbé DuretIl n'écrit que pour lui
Les Nouvelles générales et particulières de Lyon, ou Chroniques de l'abbé Duret, sont la réunion de 87 cahiers manuscrits de 12 à 28 folios chacun. Chaque cahier couvre une période de deux à quatre mois. Il subsiste, en tout, 1 573 folios recto et verso, souvent annotés dans la marge et dont les notes sont parfois insérées entre les lignes de la note précédente.
Le premier cahier commence le 23 mai 1761 et le dernier s'achève en juillet 1792. L'ensemble est incomplet. Le premier cahier porte le numéro 6 ; on observe des lacunes en 1761, 1762, 1763, 1765, 1768 et 1773 ; rien ne subsiste de la fin de 1776 à l'année 1779 incluse.
L'auteur note « à la diable » ce qu'il a appris dans la journée. Quand une information contredit une notule précédente, il ne prend pas toujours soin de la corriger. Ses annotations, en style télégraphique, se suivent sans transition. L'abbé Duret ne se soucie pas de composition : il n'écrit que pour lui. C'est donc une chronique et non un journal intime rédigé et structuré dans lequel l'auteur exprime ses sentiments. S'il avait désiré laisser cet ouvrage à la postérité ou si on lui en avait passé commande, il aurait entrepris de rédiger vraiment, alors qu'à soixante-dix ans, un âge avancé pour l'époque, il continuait à gribouiller sur ses carnets.
Après l'incarcération de l'auteur, ses biens sont séquestrés et entreposés au dépôt du district, dans l'église des Feuillants, sise tout près de l'ancien séminaire Saint-Irénée. Puis ses livres et papiers sont transférés au claustral de Saint-Pierre (actuel musée des Beaux-Arts), où sont réunies pêle-mêle les bibliothèques des particuliers et des congrégations. Rendons hommage à sa nièce, Sibille Durret de l'Etang, qui obtient de faire lever le séquestre pour enlever, en juillet 1795, les papiers de famille et autres manuscrits de son oncle. Au XIXe siècle, une partie est aux mains de divers détenteurs, Nicolas Cochard, Gustave Viricel puis du baron de Verna, avant de rejoindre les collections municipales Un second lot est entré à la Bibliothèque en 1929, avec la collection de Jean Beyssac. C'est pourquoi les Chroniques sont cataloguées sous des cotes très éloignées. Postérieurement, des erreurs chronologiques sont intervenues dans la numérotation des cahiers et ce classement subsiste. La transcription, dont il sera parlé, corrige ces erreurs [note]En 1997, une "reliure à la lyonnaise" réalisée par Myriam Basset a été ajoutée sur le manuscrit 5423. Le tout n'est consultable que sur microfilm..
La compétence et la complaisance de l'abbé Duret sont très tôt reconnues par ses contemporains. Dès 1762, l'abbé Pernetti, dans ses Lyonnais dignes de mémoire (t.1, p. 211), lui exprime sa reconnaissance pour les informations fournies. Antoine Péricaud cite le manuscrit dans ses Tablettes chronologiques pour servir à l'histoire de la ville de Lyon, puis d'autres y ont recours. En 1827, Nicolas Cochard, qui détient une part de ses manuscrits, les utilise pour son Histoire de Saint-Symphorien en particulier pour ce qui concerne le cardinal Giraud. Puis l'abbé Duret est « mis à contribution » en 1891 par l'abbé Maurel (Notice sur le Séminaire Saint-Irénée) ; en 1913 par Paul Metzger (Le Conseil supérieur et le Grand Bailliage de Lyon) ; en 1924-1925 par Emmanuel Vingtrinier (La Contre-révolution à Lyon) ; en 1929 et 1944 par Joseph Camelin (Deux Prêtres de Lamourette et Les Prêtres de la Révolution) ; en 1958 par Louis Trénard (De l'Encyclopédie au Pré-Romantisme), qui n'a toutefois connu qu'une partie des Chroniques ; en 1983 par Monique Rey (L'Expérience de Jouffroy d'Abbans en 1783).
Faut-il relever l'observation de Metzger (1913) : S'il faut en croire un contemporain, à la vérité peu intelligent et, semble-t-il aussi brouillon dans son esprit que dans son journal, qu'il oublie simplement de dater ? C'est oublier que ce texte n'est pas écrit en vue d'une publication et qu'il faut entrer dans l'esprit de l'auteur pour comprendre ce qu'il dit et de qui il parle. Si on lit à des dates successives : il annonce son arrivée... il va venir... son voyage est retardé... il vient d'arriver... le lecteur ne saisit pas l'intérêt de ces mentions s'il n'est averti d'un arbitrage important, attendu de l'archevêque. Des propos décousus, une écriture peu lisible, l'usage d'abréviations, des orthographes phonétiques rendent la lecture difficile et les identifications aléatoires. Qui aurait découvert en la mondaine Madame Rocharon, la jeune veuve de François de la Rochefoucauld de Rochebaron, commandant de la ville de Lyon ; en Monsieur de Prémigny, l'avocat Jean-Jacques Duval d'Espremenil, député aux Etats-Généraux ? Les historiens savent que le ministre de Saint-Florentin et le duc de la Vrillière ne sont qu'une seule et même personne, mais qui sait que « le petit Charrier » devint Monsieur de Chénas puis Monsieur de Grigny et qu'il était frère de Monsieur de la Roche et de l'abbé Charrier ?
C'est pourquoi il a semblé utile de transcrire ces chroniques dont l'intérêt n'est plus à démontrer et de fournir un instrument de recherche. Des renvois et des notes infrapaginales auraient rempli davantage d'espace que le texte. Un index nominal et thématique a eu la préférence. Cet index d'environ 30 000 entrées sera d'une grande utilité quand il sera publié avec la transcription du texte. Depuis sa réalisation, il a enrichi des publications sur le sculpteur Chinard, la vie mondaine en Beaujolais, la crise religieuse pendant la Révolution, les frères Decrénice, architectes, la crise municipale de 1775, les grands travaux de Lyon, le mesmérisme à Lyon, les convulsionnaires de Fareins, la retraite de Pierre Poivre dans son domaine de la Freta, le monde du livre à Lyon, autant de sujets qui montrent la variété des informations contenues dans ces chroniques. Madeleine Rocher-Jauneau, Marc du Pouget, François-Régis Cottin, Gérard Bruyère, Jean-Pierre Chantin, Brigitte de Ternay, Jacques Bonnet, Florence Bodeau et Laure Collignon, l'auteur de ces lignes et bien d'autres sans doute en ont fait leur profit.
Le petit monde de l'abbé Duret
L'auteur cite ses sources écrites : livres, journaux, correspondance. Il possède une intéressante bibliothèque et accède librement à celle du séminaire. Sur la couverture des cahiers, il note les ouvrages prêtés et biffe la mention quand le livre est rendu. Ailleurs, il analyse les ouvrages qu'il ne possède pas, en recopie certains, dresse une table de synonymes, collectionne les bons mots et les jeux de l'esprit. Dans les Chroniques, on relève 169 références de journaux. Il entretient une correspondance importante et recueille les informations contenues dans celles de ses amis : nouvelles ecclésiastiques, diplomatie, guerre d'Amérique, prise de Gibraltar, etc.
Au séminaire, il s'entretient avec l'archevêque (M. l'arch.) [note]C'est alors Antoine de Malvin de Montazet (1713-1788). Evêque d'Autun, archevêque de Lyon en 1758, membre de l'Académie française, prélat éclairé, l'homme du monde, il s'emploie cependant à réformer la liturgie lyonnaise et passe pour avoir des sympathies jansénistes. L'abbé Duret le cite pas moins de 651 fois dans son manuscrit., les vicaires généraux et le curé de Saint-Pierre qui y disposent de logements. Sous les ombrages, Montazet lui demande s'il a des nouvelles du nonce apostolique. L'abbé Duret se prétend cousin de Mgr Bernardino Giraudi et répond avec fierté : Bien sûr, il m'a écrit hier.
C'est que l'abbé cultive les relations. Non content d'appartenir à une famille honorable dont certains membres accèdent à la noblesse, il s'est inventé une fausse famille. D'autres Durret descendus à Lyon ont acquis la terre de Grigny. Leur descendance se perpétue dans les Charrier de la Roche et les Giraud de Saint-Trys dont les salons lui sont ouverts. Il y fréquente l'aristocratie lyonnaise, brille par ses connaissances, y recueille d'utiles informations et se fait inviter ailleurs. Ainsi devient-il intime de l'abbé Charrier, prévôt curé d'Ainay, vicaire général de l'archevêque et futur évêque constitutionnel. Il assiste aux séances de l'Académie et connaît les différends entre deux de ses membres : Borde et l'abbé Jacquet. Au marquis de Mirabeau, il confie des articles qui l'aideront à pénétrer le cercle des économistes.
Projet de Mr Perrache pour la partie méridoniale de la ville de Lyon dessin au lavis, c. 1760 (BM Lyon, Coste 166). Parmi les grands travaux entrepris à Lyon au Siècle des Lumières, l'abbé Duret évoque plusieurs fois ceux de l'ingénieur Perrache visant à repousser le confluent jusqu'à la Mulatière.L'été, Monsieur l'Abbé va à Chasselay chez son cousin Lacour de Montluzin et, de là, part en tournée de châteaux en Beaujolais, dans la Dombes et jusqu'en Mâconnais. Il note encore ce qu'il a observé ou entendu de ses hôtes et les aménagements de leurs demeures. Ces informations voisinent avec l'horaire du voyage, le coût des transports et les étrennes données aux domestiques.
Qu'est venue faire à Lyon la princesse Trivulce en 1741 ? Cette question posée par une historienne italienne trouve sa réponse dans les Chroniques : pour accoucher clandestinement d'un enfant adultérin. Saviez-vous que le frère de M. de Marbeuf fut chassé de la Cour pour avoir demandé au Roi la main de Madame Adélaïde ? Connaissez-vous des parents qui souhaitent marier leur fille ? L'abbé Duret sait le montant de la dot et les espérances d'héritage. Il recueille alors des informations sur les prétendants : fortune, honorabilité, ancienneté de la famille car il possède des armoriaux. Sans doute est-il un marieur. La conversation n'a duré que huit jours », note-t-il un jour. Le parti n'était pas assez bien. Ou encore : « on voit encore à... l'enseigne de cordonnier de ses grands-parents », « sa grand-mère tenait un cabaret à.... Ce ne sont que des exemples mondains.
Mais les Chroniques contiennent des informations d'une autre importance. Qui veut s'informer sur le tremblement de terre de Lisbonne ou la guerre d'Amérique, la suppression des parlements et l'instauration des conseils supérieurs, la crise du Consulat en 1775 et l'éventualité pour Pierre Poivre de devenir prévôt des marchands (c'est-à-dire maire de Lyon), les conflits de l'archevêque avec le chapitre de Saint-Jean, l'expulsion des Jésuites, la manie du jeu et les pertes des Lyonnais, les grands travaux de Lyon (Morand, Perrache, pont de l'archevêché), les développements des manufactures, de l'élevage, de la viticulture... y trouvera non pas un récit circonstancié, mais des informations qui n'existent nulle part ailleurs. Il saura aussi les remèdes de bonne femme, les bonnes adresses de Lyon, ou les recettes de cuisine qu'a notées l'abbé Duret.
En revanche, les amis des arts trouveront peu d'informations sur la musique, la peinture ou la sculpture. Elles n'appartiennent pas aux préoccupations du chroniqueur. Ajoutons enfin que celui qui cherche à connaître l'auteur devra réunir les centaines de notules contenant les pronoms moi, je ou nous. Peut-être sera-t-il frustré. Les Chroniques ne sont pas une autobiographie, l'auteur ne se dévoile pas, son écriture est impersonnelle. S'il nomme ses frères, c'est "M. de l'Etang" en raison de son beau mariage avec Mademoiselle de Fontenay dont il se complaît à évoquer la famille ou "M. H.D", Hugues Durret du Verdier, dont il ne peut cacher les incartades.
En somme, les Chroniques munies de leur index sont un exceptionnel outil de recherche sur l'histoire de Lyon. Faisant suite à la Correspondance entre Monsieur de Saint Fonds et le Président Dugas et au Journal de Léonard Michon, elles offrent un large panorama de Lyon au XVIIIe siècle.