Le songe entre les pages.

Du symbolisme à l'hermétisme : Le Songe de Poliphile, ou l'Antiquité idéalisée par le texte et par l'image

L'Hypnerotomachia Poliphili, ubi humana omnia non nisi somnium esse docet, roman d'amour allégorique et un des plus beaux livres à figures de la Renaissance italienne, sortait en décembre 1499 des presses d'Alde Manuce à Venise [note]La bibliothèque municipale de Lyon en possède deux exemplaires : Rés. Inc. 868, provenant de la bibliothèque du Palias des Arts de Lyon et Rés.Inc. 1047, ayant appartenu à Pierre Adamoli puis aux collections de l'Académie des sciences, lettres et arts de Lyon..

L'ouvrage se divise en deux livres. Le premier raconte la quête en songe du héros-narrateur, qui poursuit puis retrouve, dans un décor de ruines, d'architectures antiques et de jardins, sa bien-aimée Polia. Ce parcours peut se lire comme une libre reconstitution des étapes des mystères d'amour auxquels Diotime faisait allusion dans le Banquet platonicien, depuis l'éveil de Poliphile à la vie amoureuse jusqu'à l'époptie, c'est à dire le dévoilement de Vénus dans sa fontaine de Cythère. Le second livre fait alterner les discours de Polia et de Poliphile, mettant en parallèle le cheminement allégorique du livre I et l'évocation des amours contrariées du héros dans la Trévise du Quattrocento. Au livre I, le roman se passe de la narration, la remplaçant par de longs passages descriptifs qui détaillent la structure des édifices et des jardins, le décor des palais, ou les costumes des protagonistes. Il ne s'agit pas seulement, donc, de raconter une histoire, mais d'inventer un monde, conçu sur le modèle d'une Antiquité idéale ou rêvée, source de toute vérité et beauté.

Deux visions de Poliphile assoupi - en haut : dans Hypnerotomachia Poliphili (f. 6, v°), Venise, Alde Manuce, 1499 (BM Lyon, Inc. 1047) - en bas : Dans Hypnerotomachie ou Discours du songe de Poliphile... Nouvellement traduit de langage Italien en François (f. 3), à Paris, pour Iaques Keruer (imprimeé par Marin Massellin le 22 décembre. 1553), 1554 (BM Lyon, Rés. 105522)

L'histoire de l'art et celle de la littérature ont enregistré le succès de l'entreprise : l'Hypnerotomachia, illustrée de cent soixante-neuf bois gravés, est le premier ouvrage à représenter des hiéroglyphes, à rassembler un corpus d'inscriptions grecques et latines, à décrire et montrer les « grotesques » qui envahiront les décors des palais italiens et français au XVIe siècle.

Mais le Polyphile ne fut pas, en réalité, un livre à succès, et encore moins un livre lu. Admiré et commenté, certes, mais certainement pas lu, au point que l'on parle à son propos d'une "fortune infime" qui l'a, en revanche, mis à l'abri des censeurs de la période post-tridentine. Sa notoriété est en effet curieusement associée à son caractère fondamentalement aristocratique, illisible (lecture pénible, et souvent rebutante écrivait Renouard) [note]Antoine Auguste Renouard (1765-1853), libraire et bibliographe parisien, publia au début du XIXème siècle des éditions de textes classiques restées fameuses., du à l'obscurité de la langue qui mêle l'italien vulgaire et le latin farci de grec, de termes hébraïques et arabes et d'un bagage classico-antique aussi encombrant que raffiné. Dans la lettre de dédicace en latin adressée au duc d'Urbin, au verso du premier feuillet, l'éditeur véronais Leonardo Grassi conseillait au lecteur qui doctissimus foret in doctrinae suae sacrarium non posset...non disperaret tamen et de se consoler en contemplant les images ; et dans les tercets en langue vulgaire qui précèdent le texte on trouve le même conseil.

Un livre monumental, donc, à feuilleter, à regarder, mais difficile à lire, comme l'indiquent aussi les dimensions du volume : un format in-folio de 312 x 202 mm, de 234 feuillets non numérotés.

Hypnerotomachia Poliphili (f. 1117,V°) Venise, Alde Manuce, 1499

Hiéroglyphes et calligrammes

Tout livre illustré contient un texte écrit et une iconographie. Entre les deux, il y a toujours complémentarité fondée sur une hiérarchie. Généralement, la suprématie appartient au texte écrit, et les livres où l'illustration est prééminente, sont rares à la fin du XVe siècle. Or, le Poliphile ne comporte pas de hiérarchie entre ces deux moyens d'expression, mais une sorte d'interdépendance qui les rend tantôt complémentaires, tantôt indépendants l'un de l'autre, tantôt inversés dans leurs rôles respectifs : ce qui devrait être transmis par le moyen linguistique est confié aux moyens iconographiques et vice versa. A l'origine de cette situation curieuse est dans le fait que le Poliphile n'est pas un texte d'emblée conçu comme linguistique et ensuite pourvu de figures, mais un texte qui dès l'origine, dans sa première conception, a été prévu comme un message « mixte ». C'est un livre que l'auteur a conçu simultanément en termes de langue et de dessins.

Toutefois, la distribution des rôles n'a pas suivi les chemins ordinaires : la description des lieux est typique dans le sens qu'elle comprend surtout la description d'édifices, de monuments, d'architectures, et non de paysages naturels. Des édifices non pas décrits dans leur aspect, dans la façon dont ils apparaissent au regard, mais plutôt comme des plans, les projets d'un architecte qui se propose de les construire. La démarche est identique pour les objets - meubles, poterie, bijoux - qui sont décrits dans la perspective de l'artisan qui doit les réaliser. De même, la description des personnages ne présente pas seulement les parties du corps, mais aussi les parures, les vêtements, les bijoux. Le moyen le plus apte à présenter une telle matière eut été de se servir de dessins, de plans, de schémas, avec de brèves instructions didactiques, mais il n'en est rien : Colonna a exposé tout cela à travers le discours, multipliant des pages qu'on lit avec une fatigue extrême, sans se soucier de fournir les dessins correspondants, à travers des descriptions parfois tout à fait inadéquates.

En revanche, l'auteur ne raconte pas, c'est-à-dire qu'il ne révèle pas les actions de ses héros à travers les mots : il les confie au dessin. Voilà pourquoi la deuxième partie, qui est la plus narrative, est aussi celle qui contient les illustrations les plus belles, les plus charmantes du livre. Cette espèce de renversement des rôles entre les deux modalités communicatives est, pour ainsi dire, signalée par deux artifices contraires et en même temps complémentaires, qui montrent comment les relations entre mot et image sont au centre de la problématique de l'expression chez l' auteur. Il s'agit des hiéroglyphes d'un côté, et des calligrammes de l'autre.

Les hiéroglyphes de Colonna dérivent de l'admiration pour l'Antiquité égyptienne qui est si vive au XVe siècle, mais l'auteur ne se borne pas à reproduire des figures plus ou moins égyptiennes à titre érudit ou ornemental : il se sert des hiéroglyphes pour parler, pour former des phrases. C'est une écriture idéographique, qui reproduit un véritable discours linguistique.

Pour les calligrammes, Colonna fut aussi le premier à remettre à l'honneur ce genre littéraire qui était propre aux poètes bucoliques alexandrins et qui consiste à obtenir une figure en superposant des lignes d'écriture d'une longueur différente, précédant en cela Rabelais, qui donnera forme à sa « Dive Bouteille » dans le Cinquième livre.

Le calligramme est en quelque sorte le contraire du hiéroglyphe, car dans ce dernier le dessin se substitue au mot ; dans le calligramme, le mot écrit se substitue à la ligne, à la surface, au contour du dessin. Cette interchangeabilité d'emplois n'est cependant pas un artifice de surface : le noyau fantastique de l'imagination de Colonna en est touché, car la dichotomie de langue et d'icône s'installe à la racine même de sa manière de s'exprimer.

Cela se voit très bien dans les traits de sa langue: elle est bizarre en apparence, elle peut se rapprocher du langage macaronique et du langage factice de Rabelais, mais la complexité se situe aussi au niveau plus profond de la syntaxe. Les propositions du discours sont liées l'une à l'autre par une subordination qui ne respecte pas la logique de la grammaire (et de la langue), temporelle et consécutive, mais se réfère à une logique comparative et sautillante. Il n'y a pas de hiérarchie, mais des constellations de mots et de syntagmes liés les uns aux autres, de façon très fragile, par le gérondif, le participe présent et l'ablatif absolu. Cette logique est propre à l'expression optique, et Colonna semble avoir transposé dans l'expression linguistique les moyens propres à l'expression iconographique, de sorte que le Poliphile apparaît comme un message linguistique non seulement accompagné de dessins, mais qui puise à la source du dessin ses moyens de représentation, plus encore, sa propre structure.

Illustrations et questions

Qui était ce Francesco Colonna, créateur d'une chose aussi singulière et hétérodoxe ? L'ouvrage est anonyme et le nom de Colonna n'apparaît que dans l'acrostiche que composent les lettrines en tête des chapitres: POLIAM FRATER FRANCISCVS COLVMNA PERAMAVIT (Frère François Colonna aima Polia d'un grand amour), mais l'identité de l'auteur du Poliphile est l'une des énigmes dissimulées dans ce livre. La plupart des savants s'accordent sur la paternité traditionnelle d'un Francesco Colonna, vénitien, frère de saint Dominique dans les couvents de Trévise et de SS. Giovanni et Paolo de Venise, né vers 1433 et mort en 1527, docteur en théologie, prédicateur, sacristain, antiquaire, architecte, enseignant de grammaire et orfèvre. Tous les traits présents dans son roman se retrouvent dans la physionomie intellectuelle reconstituée grâce aux documents d'archives [note]Maurizio Calvesi , La Pugna d'amore in sogno di Francesco Colonna romano, Roma, Lithos, 1996, rejette cette attribution, se prononçant pour un Francesco Colonna romain et princier, seigneur de Palestrina, mort en 1538 et membre de l' "Accademia Romana", qui se réunissait autour de Pomponio Leto dans la seconde moitié du XVIème siècle. . C'était apparemment un ecclésiastique qui connaissait très bien la théologie, actif dans un ministère clérical, mais possédant aussi une culture profondément laïque, connaissant le grec, chose assez rare alors, en même temps qu'il proclamait l'architecture comme l'expression la plus haute de la culture classique et de l'esprit humain.

L'autre énigme concerne la figure, ou les figures, des illustrateurs. Il est certain que les thèmes figuratifs du Poliphile s'intègrent bien dans le contexte culturel vénitien de la fin du XVe siècle et du début du XVIe, et il est aisé de les rapprocher de la longue liste des sujets mythologiques et des évocations de l'Antique présents dans les monuments qui se sont alors multipliés à Venise à l'époque. Dans l'art funéraire comme dans les arts mineurs : petits bas-reliefs sur métal, meubles, bronzes, médailles, gravures et dessins. Particulièrement notable est le rapprochement avec Pietro Lombardo et de son fils Tullio ; plus discret est celui avec Mantegna, limitée au cycle des Eremitani ; le style se situe davantage entre Cima de Conegliano et les premiers oeuvres de Lotto, entre Moretto et Campagnola, Riccio et les enlumineurs et bronziers mineurs. De tous ceux-la, cependant, l'illustrateur du Poliphile se distingue par une personnalité tout à fait singulière. Une chose pour l'instant semble sûre: le manuscrit devait déjà présenter cette imbrication de texte et de dessins, de figures, de structures architectoniques en partie esquissés par l'auteur, de sorte que l'écrivain est bien l'inspirateur direct des illustrations. On peut par conséquent émettre l'hypothèse d'un seul artiste qui aurait transposé les dessins du manuscrit au bois gravé, artiste sans doute familier du milieu typographique d'alors et du livre en général.

La question du rôle d'Alde Manuce demeure également obscure. Le grand éditeur, à l'inverse de ses habitudes, n'a laissé aucune trace de lui-même dans cette oeuvre, à l'exclusion du dernier feuillet qui porte l'erratum contenant, quasiment dissimulée, la paternité typographique (

MENSE DECEMBRI MID IN AEDIBUS ALDI MANUTII, ACCURATISSIME
) - feuillet qui, du reste, manque dans de nombreux exemplaires. De plus, l'Hypnerotomachia est sans conteste un projet pour le moins curieux dans la production livresque - pourtant si cohérente dans sa richesse et sa variété mêmes - des éditions aldines. C'est en effet le premier ouvrage purement littéraire imprimé par Alde ; c'est également son premier livre en langue vulgaire et, surtout, c'est l'unique ouvrage avec illustrations dans le texte qui soit jamais sorti de son atelier. Par conséquent, les raisons qui ont conduit Manuce à affronter une entreprise d'une telle ampleur, également du point de vue typographique, sont peut-être à rechercher dans l'intérêt que le manuscrit a suscité auprès de son entourage. Les difficultés qui lui sont inhérentes concernent non seulement la réalisation du rapport étroit entre le texte et les illustrations, mais aussi celle d'une langue hybride, avec ses insertions de grec, d'hébreu et d'arabe. De fait, les très nombreuses variantes selon les exemplaires attestent d'une part les interruptions fréquentes du travail dues aux nécessaires corrections, d'autre part le très long erratum.

Dès ses débuts, le Poliphile apparaît comme un ouvrage prestigieux et ses illustrations comme une réserve de motifs dans laquelle ne cesseront de puiser les créateurs d'emblèmes et les scénographes des Entrées royales. Le premier emprunt attesté, se trouve dans les enluminures d'un petit manuel moral, le Traité des vertus, dédié en 1509 à Louise de Savoie par François Demoulins, lequel adapte une situation du récit, la relation entre Logistique et Poliphile, à sa propre condition de précepteur du futur François Ier. La transposition à rebours - les xylographies servant de modèles aux enluminures du manuscrit - ne manque pas de saveur dans sa volonté de « moraliser » les images de l'Hypnerotomachia. Celles-ci vont connaître, tout au long du siècle, des destins surprenants, particulièrement les hiéroglyphes, reproduits avec des sens radicalement différents dans les traités d'emblèmes et les monuments.

La frontière entre les realia et la fiction fluctue continûment dans la réception de l'oeuvre: lorsqu'il évoque, dans son Champfleury de 1529, les obélisques romains qu'il a bel et bien vus, Geoffroi Tory décrit les hiéroglyphes de Colonna [note]Bibliothèque municipale de Lyon, K 19818.. Tory ne cite pas exactement le Poliphile, mais il l'a certainement beaucoup étudié, comme en témoigne la représentation d'un vase grec qui se trouve dans l'incunable et qu'il utilise comme marque typographique, (le «Pot cassé»). Encore plus parlante est la transposition du troisième triomphe dédié à Diane (ff. l i verso et l ii recto), dans la double vignette des feuillets XXIX verso et XXX recto de son propre texte, avec le triumphe d'Apollo et de ses Muses. Bacchus, Ceres et Venus sont icy menez captifs. Au chapitre VIII de son Gargantua, Rabelais en reprend la définition, et l'exemple avec le motif de l'ancre et du dauphin, accompagné de la devise « festina lente », devenu la marque d'imprimerie d'Alde Manuce, est commenté par Erasme dans les Adages, imprimés, eux aussi, par les presses aldines en (1508). Et l'invention « colonienne » d'un langage, que l'on voulait croire symbolique et universel, nourrira encore, au XVIIe siècle, les spéculations d'Athanasius Kircher.

Page de titre de l'Hypnerotomacie ou Discours du songe de Poliphile[...] à Paris , pour Iaques Keruer, 1554

Traduction et concision

En 1546, Loys Cyaneus imprime, pour le compte de Jacques Kerver « marchand-libraire juré en l'université de Paris », une adaptation de l'incunable aldien révisée par Jean Martin et parue sous le titre de Discours du Songe de Poliphile [note]La BM de Lyon ne possède pas d'exemplaire de la première édition de Kerver, mais deux de l'édition de 1554 (Rés 105522 et 161500) et un de l'édition de 1561 (Rés 127501).. Cette traduction en facilite l'accès et assure au Poliphile une influence qui, en France, se prolongera jusqu'à La Fontaine et, plus tard, jusqu'à Gérard de Nerval. Il s'agit d'une adaptation et d'une glose qui éclairent les aspects essentiels de l'oeuvre : une réduction radicale du texte en fait ressortir la dimension savante et théorique, particulièrement dans ses analyses architecturales, une transposition adapte l'idéal de la Renaissance italienne aux valeurs courtoises qui se maintiennent dans la culture du XVIe siècle français. Les bois gravés de 1546, plus nombreux que ceux de l'original, et d'une facture qui les a fait attribuer aux meilleurs artistes du temps, complètent le travail de réécriture qui fait du Poliphile français une oeuvre, sinon indépendante de son modèle, du moins autonome. Cette édition est en outre l'une des plus belles réussites typographiques du siècle.

Déformante, mais non fautive, la version française développe et amplifie cependant certains aspects de sa source, en réduisant ou excluant d'autres . Parce qu'elle adapte l'Hypnerotomachia au goût d'un public plus fruste, elle marque plus nettement la dissociation des matières, particulièrement l'art de l'architecture et la passion amoureuse. Par des archaïsmes qui renvoient à la « féérie » médiévale, elle met en évidence une trame symbolique estompée chez Colonna, qui se réfère en permanence au modèle antique. Elle ne pouvait, par nature et par choix, rendre exactement les outrances de la syntaxe « colonienne ». Et l'on doit à la « brièveté française » de l'adaptation, de connaître l'oeuvre non comme une curiosité linguistique dont les Italiens mêmes ne peuvent tirer construction (p. 9), mais comme l'un des grands songes allégoriques de l'histoire littéraire. Sa genèse, qui n'est pas moins obscure que celle de l'original, explique le paradoxe de ses archaïsmes, de ses ellipses, des singularités qui en font une oeuvre autonome.

L'oeuvre devait être lue assez tôt et un peu au-delà du cénacle humaniste : autour de 1530, à Lyon, point de passage par excellence de l'influence italienne, l'Hypnerotomachia est estimée dans les cercles littéraires. C'est peut-être dans ces milieux, et au plus tard à cette date, qu'une traduction manuscrite pouvait être communiquée à Jean Martin, personnage-clé de la transmission de la matière poétique de la Renaissance italienne, ainsi que de sa culture architecturale.

Secrétaire de Maximilien Sforza, il fréquente les milieux italianisants de Lyon avant d'entrer, vers 1543, au service du cardinal de Lenoncourt. En 1545, date à laquelle il déclare travailler au Poliphile, il est déjà le traducteur de Caviceo, de Bembo, de l'Arioste et de Sannazar. On lui attribuera aussi les éditions françaises de l'Hieroglyphica d'Horapollon, qui, avec le Poliphile, fait autorité sur la question de l'écriture égyptienne. C'est enfin, de l'aveu de Serlio qui le réclame expressément pour traduire son traité, le meilleur spécialiste du domaine architectural : après Serlio et Colonna, il traduira Vitruve et Alberti. Le manuscrit devait déjà être, à l'en croire, une contraction du texte italien ; Jean Martin en a donc modernisé et francisé la langue : je commençai [...] à changer quelques orthographes [...], - dit-il dans l'Adresse aux lecteurs - mais plus encore, à transposer quelques mots qui retenaient encore de la phrase italienne. Renonçant à restituer entièrement le texte « selon l'italien », il a pris le parti de la concision: sans amplifier ni diminuer aucune chose aux clauses qu'il [le premier traducteur] avait faites, il se contente de « réaménager » la syntaxe, « sinon parfois muer leur ordre afin de les rendre plus faciles ». On peut attribuer au travail de révision la réécriture des analyses géométriques, parce que celles-ci dépendent des gravures recomposées ou ajoutées. Vraisemblablement, une part sinon la totalité des ajouts explicatifs qui compensent l'abrègement, ainsi que la transposition du vocabulaire botanique.

Quoi qu'il en soit, cette édition est le fruit d'un travail d'atelier. Le privilège remonte à 1543: la composition des bois a dû précéder la révision du texte qui, elle-même, suppose une collaboration avec le ou les illustrateurs. Et une des caractéristiques fondamentales de l'édition Kerver est justement l'uniformité du projet d'interprétation qui investit le texte et les illustrations: tout le patrimoine culturel proposé par Francesco Colonna se métamorphose ici grâce à un travail de « naturalisation ».

D'autre part, il ne faudrait pas négliger le lien consubstantiel entre le patrimoine culturel que l'on acquiert par l'acte de traduction et la langue « naturelle », considérée comme l'instrument élu pour son assimilation et pour sa diffusion. Dans l'ode liminaire et l'Adresse aux lecteurs, on mesure l'effort de Jean Martin pour prouver combien sa langue maternelle est déjà la marque d'une culture et donc d'une civilisation.

En effet, la version française du Poliphile s'inscrit dans une période d'italianisme intense (1500-1547) qui correspond en gros au règne de François 1er, et au moment où la culture française de la Renaissance reflète certains phénomènes déjà avérés dans la culture italienne: épanouissement de traductions du grec et du latin, découverte - et traduction - d'oeuvres iconographiques et hermétiques, passage d'une précellence du latin à celle de la langue vulgaire. En outre, les années 1530-1550, en France voient une intense activité de traduction de textes étrangers (italiens et espagnols surtout) en vulgaire, phénomène à travers lequel se mettent également en place des rapports de concurrence entre les langues du roman. D'un double point de vue théorique et pratique, la traduction reflète cette orientation, qui oscille toujours plus entre, d'une part la traduction littérale avec la contrainte du mot à mot, et d'autre part l'imitation et la réécriture libre, où la prose du scripteur-traducteur entre précisément en concurrence avec celle de son modèle.

Le même phénomène s'observe dans l'opération de traduction menée au niveau des images : le graveur de l'édition Kerver reprend les éléments des bois originaux mais il en transpose les termes dans un paysage conforme à la lettre de la traduction. C'est-à-dire qu'il l'adapte à son environnement, il la « vulgarise » en acceptant qu'elle devienne différente mais ainsi accessible à une culture nationale ayant pris conscience de son patrimoine et de sa fierté culturelle. Les figures sont directement inspirées de celles qui ornaient l'édition originale, mais elles s'en écartent toutefois non seulement par un souci plus grand du détail - on a ajouté ici et là des éléments de paysage ou d'architecture qui n'apparaissent pas dans l'édition aldine -, mais aussi par une volonté plus forte de ménager des effets de perspective, qui permettent de distinguer des plans, de créer des reliefs, et rendent ainsi l'image plus lisible alors même qu'elle est plus travaillée. La traduction, linguistique et iconographique, a donc fait l'opération logique qui s'imposait pour faire du Poliphile un livre illustré « normal » : elle a donné au dessin ce qui est au dessin, et à la langue ce qui est à la langue, soit sur le plan de la distribution, soit sur le plan de la représentation.

L'attribution des 181 bois, 12 de plus que pour l'édition italienne, dans lesquels on distingue au moins deux mains, la première étant la plus talentueuse, a également, comme pour l'édition italienne, suscité d'interminables et de bien infructueuses controverses. Le nom de Jean Goujon, longtemps avancé, paraît aujourd'hui définitivement écarté, de même que ceux de Jean Cousin et, surtout, de Germain Pilon. Les bois du Poliphile français, comme ceux du Poliphile italien, ne livreront peut-être jamais le mystère de leur auteur.

Page de titre du Tableau des riches inventions couvertes du voile des feintes Amoureuses, qui sont représentéees dans le songe de Poliphile des voilees des ombres du songe et subtilement exposees par Beroalde Paris, Chez Matthieu Guillemot, 1600 (BM Lyon, Rés. 357081)

Choses cachées

Si dans la première moitié du siècle l'Hypnerotomachia est apparue comme une source d'innovations en tous genres, la « naturalisation » de 1546 mais aussi le processus d'assimilation de la culture italienne en font, à partir de 1549, une sorte de classique. À cette date, le décor de l'entrée royale d'Henry II à Paris, agencé par Jean Martin, transpose les figures de l'édition française. Le renouveau architectural orchestré par Philibert de l'Orme et l'essor de la fable mythologique dans la poétique de la Pléiade, doivent quelque chose à son influence. Mais celle-ci devient d'autant moins mesurable, qu'elle s'étend à la fois aux realia et aux textes. Cette contamination fait de l'oeuvre le modèle d'une esthétique qui s'exprime, dans les années 1560, aussi bien dans l'art des jardins italiens (la villa d'Este, le sacro bosco de Bomarzo) ou français (la grotte de la Bastie d'Urfé) que dans le genre littéraire de la pastorale, naturalisé par Belleau et Belleforest. Cette relation se maintiendra tant que l'esthétique du Poliphile trouvera des correspondances dans les réalisations architecturales soit, au siècle suivant, dans l'évocation des jardins classiques par Madeleine de Scudéry et La Fontaine.

Une autre lecture, curieusement archaïque, s'esquisse dans la seconde moitié du XVIe siècle pour se répandre ensuite. Déjà Jean Martin, dans sa préface à l'édition de 1546, ajoutait, après avoir résumé le sujet du livre : Vous pouvez croire, Messeigneurs, que dessoubz ceste fiction il y a beaucoup de bonnes choses cachées, qu'il n'est licite reveler, se référant sans doute aux secrets alchimiques dissimulés dans la trame du roman. De même Gohory, dans ses préfaces en latin des deux rééditions de Kerver (1554 et 1561), mettait l'accent sur la nature hermétique du livre, invitant le lecteur à en déchiffrer les arcanes : c'est lui-même qui place le texte dans un espace initiatique et en souligne la nécessaire difficultas, à l'origine de la réception du Songe comme oeuvre ésotérique et alchimique. Le songe allégorique contient « soubz la fiction » beaucoup de choses cachées à révéler ou « dévoiler ». Le lecteur ne ressentira pas seulement de l'étonnement et du plaisir à ces descriptions singulières et merveilleuses, il cherchera à s'initer lui-même au déchiffrement et à l'interprétation des figures, qu'elles soient allégoriques, hiéroglyphiques ou illustratives.

Mais l'exemple le plus révélateur de cette association de l'Hypnerotomachia avec l'alchimie est l'édition du texte par Béroalde de Verville, publiée en 1600 par les presses de l'éditeur parisien Matthieu Guillemot, qui reprenait, hormis trois exceptions, les illustrations de l'édition Kerver. François Béroalde de Verville (1556-1621 ca.) est lui aussi un personnage fascinant: médecin, mathématicien, romancier et poète, auteur prolifique sur les sujets les plus divers, il est de nos jours connu pour une seule oeuvre, licencieuse, Le Moyen de Parvenir, publiée anonymement en 1610 mais qui lui est traditionnellement attribuée et dans laquelle il exprime, sur un mode satirique et grotesque, sa propre philosophie épicurienne. En réalité il est aussi l'auteur de nombreux traités philosophiques et de travaux concernant plus ou moins explicitement l'alchimie, parmi lesquels le Voyage des Princes Fortunez (1610), qui se présente en un sens comme une imitation de l'Hypnerotomachia, dans son double niveau de lecture, son histoire et son allégorisme significatif.

Son intérêt quasi exclusif pour cet aspect du texte apparaît clairement à la fin du titre qu'il donne à sa traduction: Le Tableau des Riches Inventions Couvertes du voile des feintes Amoureuses, qui sont representees dans le Songe de Poliphile Desvoilees des ombres et subtilement exposees par Beroalde [note]A Paris, chez Matthieu Guillemot, 1600, Bibliothèque municipale de Lyon, Rés 357081.

Le plus intéressant, dans cette traduction, réside d'une part dans le frontispice illustré, où les idées alchimiques que Béroalde croyait avoir découvertes dans le Songe sont représentées d'une manière symbolique, et aussi dans le long Recueil Stéganographique dans lequel ces symboles sont expliqués avec soin. En réalité, aussi bien ces sens prétendument secrets que leur symbolisation et explicitation, qui ont peu à faire avec le texte original, se limitent à une simple présentation des idées fondamentales de l'alchimie. Sur ce frontispice, on peut voir : en bas, au centre du frontispice, on voit le Chaos s'appuyer sur un rameau de myrthe, symbole de l'amour. Au sein du Chaos se meuvent le Soleil, la Lune et les planètes, et, en son centre, se trouve une sphère contenant l'Eau et le Feu, de laquelle jaillit le rameau du destin qui s'étend jusqu'au phénix, au sommet de la composition. En bas à gauche se trouve l'Arbre de Vie, né du Feu éternel. Au-dessus on assiste à la lutte entre deux serpents qui s'entredévorent. De leur union finale à la suite de leur destruction réciproque est issue la pure substance qui, par l'intermédiaire du rameau du Destin, passe du sang du lion aux pattes tronquées et fertilise l'arbre sur lequel naît la chenille qui deviendra Phénix, oiseau de la félicité. Sa perfection croît avec le temps, symbolisé par une clepsydre, et sa jambe gauche tient une corne d'abondance d'où choit une rose sur le tronc coupé d'un arbre mort, faisant naître une branche ; de celle-ci tombe une goutte d'eau qui se transforme en fontaine de Jouvence de laquelle sort Janus rajeuni. Les deux symboles dans l'angle droit en bas de l'image ne font pas partie du même programme. La figure trônant représente le fondateur de la science alchimique : il tient dans ses mains le livre de la Gloire, composé par les deux éléments du Feu et de l'Eau, et dans sa bouche on voit un quartier de Lune dont les pointes sont dirigées vers le Paradis ; à ses pieds le Soleil. Au-dessus se tient le serpent Ortomandre qui, immergé dans l'eau et avec la langue et les ailes de feu, symbolise l'union des contraires.

Le plus intéressant, dans cette traduction, réside d'une part dans le frontispice illustré, où les idées alchimiques que Béroalde croyait avoir découvertes dans le Songe sont représentées d'une manière symbolique, et aussi dans le long Recueil Stéganographique dans lequel ces symboles sont expliqués avec soin. En réalité, aussi bien ces sens prétendument secrets que leur symbolisation et explicitation, qui ont peu à faire avec le texte original, se limitent à une simple présentation des idées fondamentales de l'alchimie. Sur ce frontispice, on peut voir : en bas, au centre du frontispice, on voit le Chaos s'appuyer sur un rameau de myrthe, symbole de l'amour. Au sein du Chaos se meuvent le Soleil, la Lune et les planètes, et, en son centre, se trouve une sphère contenant l'Eau et le Feu, de laquelle jaillit le rameau du destin qui s'étend jusqu'au phénix, au sommet de la composition. En bas à gauche se trouve l'Arbre de Vie, né du Feu éternel. Au-dessus on assiste à la lutte entre deux serpents qui s'entredévorent. De leur union finale à la suite de leur destruction réciproque est issue la pure substance qui, par l'intermédiaire du rameau du Destin, passe du sang du lion aux pattes tronquées et fertilise l'arbre sur lequel naît la chenille qui deviendra Phénix, oiseau de la félicité. Sa perfection croît avec le temps, symbolisé par une clepsydre, et sa jambe gauche tient une corne d'abondance d'où choit une rose sur le tronc coupé d'un arbre mort, faisant naître une branche ; de celle-ci tombe une goutte d'eau qui se transforme en fontaine de Jouvence de laquelle sort Janus rajeuni. Les deux symboles dans l'angle droit en bas de l'image ne font pas partie du même programme. La figure trônant représente le fondateur de la science alchimique : il tient dans ses mains le livre de la Gloire, composé par les deux éléments du Feu et de l'Eau, et dans sa bouche on voit un quartier de Lune dont les pointes sont dirigées vers le Paradis ; à ses pieds le Soleil. Au-dessus se tient le serpent Ortomandre qui, immergé dans l'eau et avec la langue et les ailes de feu, symbolise l'union des contraires.

Hypnerotomachie ou Discours du songe de Poliphile [...] (f.23), Paris, Pour Iaques Keruer, 1554.

Fortune française

La réputation hermétique, voire « magique », de l'oeuvre, est donc encore une de ces mésententes totales que l'histoire a consacrées. Casanova fera encore allusion, pour mystifier la vieille marquise d'Urfé, aux « pantacles [note]Il s'agit d'un antique signe cabalistique utilisé ensuite pour l'évocation magique de forces obscures du Poliphile » et dès le XVIIIe siècle, l'iconographie alchimique suggère quelques rapprochements. La science de Colonna dans le maniement des symboles en est sans doute la cause. À l'age classique pourtant, l'oeuvre n'est pas qu'un grimoire.

Tout le monde a lu le Poliphile
, déclare Félibien [note]Architecte et historien André Félibien (1619-1695) fut l'un des théoriciens du classicisme français. , qui y puise les raisons de condamner l'architecture gothique. L'affirmation est sans doute exagérée, mais l'influence artistique de l'oeuvre est indéniable : Le Sueur y trouve le sujet d'une suite de tableaux, Mansart lui emprunte le projet de sa colonnade de Versailles, et mutatis mutandis, le rêve géométrique de Cythère va s'aboutir dans les créations de jardins de Le Nôtre [note]Ilaria Andreoli, "Polifilo in Francia : il Songe dans les arts", Miscellanea Marciana, XVI, à paraître.. Aussi est-ce tout naturellement que La Fontaine, évoquant les jardins de Vaux, se souvient de Colonna, et fait raconter, dans les jardins de Versailles, par un narrateur du nom de Polyphile, son Histoire des Amours de Psyché et de Cupidon, empruntée à Apulée, bien qu'à cette date le Poliphile soit le modèle d'un genre littéraire tombé en désuétude. Au XVIIIe siècle, il ne sera plus que la source, sans doute méconnue, d'un mythe, celui du « pèlerinage à Cythère », thème d'une « fête galante » dans le tableau de Watteau. Poussant la concision à l'extrême, Mirabeau le résume en vingt pages : il en fait un rêve érotique et s'étonne de sa « bigarrure » et de sa complaisance pour des rituels surannés.

Au début du XIXe siècle paraît une nouvelle version du Poliphile, traduction-adaptation libre de l'architecte Jacques-Guillaume Legrand (1743-1807), publiée à Paris chez Didot et à Parme chez Bodoni. Mais la fascination liée au rapport étroit entre le texte et les images se trouve anéantie car l'édition est privée d'illustrations. Il est intéressant ici de relever la remarque consignée par Renouard dans ses annales de Manuce: Legrand avait l'intention de publier l'oeuvre complète avec le texte en tête et les gravures, que Renouard pensait déjà en cours de réalisation à Rome. La mort de l'architecte, en 1806, interrompit l'exécution du projet. Chose étrange: l'exemplaire italien de l'Hypnerotomachia Poliphili qui avait été prêté à Legrand ne fut pas restitué par ses héritiers.

En 1843, la rareté de l'édition aldine, serpent de mer des bibliophiles, en fait le sujet du dernier conte de Charles Nodier. En 1883 Claudius Popelin traduit et édite une version de l'Hypnerotomachia Poliphili, qui, par son titre, s'annonce fidèle à l'original. Cette traduction intégrale, qui réintègre également les xylographies, renouvelle l'esprit qui avait disparu dans les précédentes réductions. G. D'Orcet, annonçant en 1881 cette publication, explique qu' il a fallu refaire les gravures de l'édition française d'après des réductions photographiques qui fort heureusement n'en ont pas altéré le caractère.

Hypnerotomachia Poliphili (f. 17) Venise , Alde Manuce, 1499

La lecture de Gérald de Nerval, enfin, fasciné par l'ouvrage qu'il voulait adapter, s'est nourri, semble-t-il, de la ressemblance entre les noms de Colonna et de Jenny Colon. Mais si, dans le Voyage en Orient, la légende de Poliphile « pauvre peintre épris d'un fol amour pour la princesse Lucrétia Polia » est typique de l'imagerie sentimentale et de l'exotisme du XIXe siècle, les emprunts à Colonna dans la description des paysages et dans l'évocation de Cythère revivifient le mythe en inversant le sens, sous le signe du pendu contemplé lors du débarquement dans l'île. L'inversion nervalienne du mythe, à travers le pendu de Cythère, interprété comme un signe par Baudelaire et Hugo, arrive à trouver un écho dans une facétie toute récente, un détournement « oulipien » : dans La Vie, mode d'emploi, Georges Perec insère, sous l'intitulé de la version vervillienne, la description anatomique d'un cadavre.

La fortune française du Poliphile établit donc le succès de la réception du livre comme un héritage culturel qui entraîne du même coup la disparition d'un des symboles de l' « italianisme » renaissant, devenant partie intégrante de la langue et de la littérature françaises. La preuve en est qu'au cours du XXe siècle, l'édition Kerver a connu trois rééditions.

Mais cette bataille d'amour onirique présente encore aujourd'hui bien des mystères et d'es énigmes à découvrir, à l'image du satyre du feuillet « e 1 » recto dévoilant la nymphe endormie, personnification de la véritable Sagesse.