Science du bibliophile et plaisir du collectionneur

La bibliophilie vue, pratiquée et défendue par un Lyonnais du Siècle des Lumières, Pierre Adamoli

Issu d'une famille de marchands italiens installée à Lyon au XVIIe siècle, Pierre Adamoli (1707-1769) interrompt en 1747 une carrière d'officier royal (il fut maître des ports, ponts et passages de la ville) pour se consacrer exclusivement à une collection inaugurée en 1728, et orientée dans trois directions : les livres et manuscrits, la numismatique, les curiosités naturelles. Il fréquente alors les ventes publiques et sollicite divers fournisseurs, libraires étrangers, parisiens ou lyonnais, parmi lesquels les frères de Tournes, qui lui procurent notamment des impressions de leurs ancêtres lyonnais du XVIe siècle. Il entretient de nombreuses relations érudites et amicales avec curieux, collectionneurs et gens du livre lyonnais certes, mais également bourguignons, provençaux et parisiens.

Pierre Adamoli, lith. de H.Brunet à Lyon, s.d (BM Lyon, Coste 13065)

Au faîte de sa croissance et de sa notoriété, la bibliothèque de Pierre Adamoli est riche de 6230 volumes, ce qui est considérable en ce milieu du XVIIIe siècle si on compare ce chiffre aux collections de l'époque, en tenant compte de différents indices comme la valeur individuelle des livres, le patrimoine personnel et le train de vie du collectionneur, le rythme de croissance de la bibliothèque. La prise en considération de ces indices permet du reste de diagnostiquer et de mesurer la bibliophilie. Ils invitent à considérer Adamoli non pas comme un « simple » lecteur érudit mais comme un bibliophile, et l'objet de sa passion non comme une « simple » bibliothèque mais comme une collection de livres rares et choisis : non sorte sed arte collecta (réunis par l'art, non par le hasard) ? telle était du reste la devise de son cabinet et la règle de ses acquisitions. Aux yeux de l'historien du livre, cette collection a également ceci d'exceptionnel d'être richement documentée : les sources conservées permettent en effet de connaître non seulement sa composition mais aussi l'histoire détaillée de sa constitution et de sa transmission ; elles sont les clés d'une histoire totale de la collection, en tant qu'ensemble constitué d'objets et en tant qu'ensemble de principes et de pratiques.

En effet, à côté des archives notariales, des recueils manuscrits laissés par Adamoli, de la correspondance avec les collectionneurs contemporains, des livres eux-mêmes, la spécification des pratiques de la collection dispose dans le cas Adamoli d'une source essentielle : notre Lyonnais a dressé différents instruments de gestion de sa bibliothèque, qui composent en tout 16 volumes manuscrits, intégralement retrouvés : il s'agit de listes d'acquisitions programmées, de répertoires sélectifs consacrés aux livres rares, aux éditions ad usum delphini, à la littérature antijésuitique, à l'histoire de la ville de Lyon, et de deux catalogues successifs de sa collection, méthodiques et raisonnés. Ces catalogues ont été rédigés par le possesseur et pour son usage - nous les qualifions pour cette raison de « domestiques ». Plus qu'un inventaire, il s'agit là de l'outil principal d'une gestion quotidienne de la collection, intermédiaire entre le bibliophile et ses objets, miroir de ses goûts et de ses préférences. Scrupuleusement entretenus, ils présentent des notices précises et détaillées, qui témoignent de ses préférences en matière de bibliophilie et du système de valeurs qui régissait son activité de collectionneur : descriptions et considérations sur l'illustration, le papier, les provenances et la condition des exemplaires, indication du prix d'achat et d'un prix d'estimation, localisation d'autres exemplaires, détermination de la rareté. Mis à jour au fil des évolutions de la bibliothèque, les catalogues domestiques furent aussi l'instrument de son classement, de sa préservation et de sa mise en valeur. Consultés, cités, copiés ou prêtés, ils ont pu servir de support à l'échange savant, érudit ou curieux. OEuvres véritablement de science bibliographique, ces instruments témoignent d'une conception exigeante de la bibliophilie.

Mappemonde spirituelle de Jean Germain, évêque de Chalon-sur-Saône L'auteur remet son ouvrage à Philippe le Bon, duc de Bourgogne (BM Lyon, Ms PA 32)

Une source exceptionnelle

Plaisir de l'oeil et de la consultation, volupté de la possession, orgueil de la rareté d'un côté, mais de l'autre et en même temps, manipulation de dizaines de catalogues, connaissance approfondie des techniques de la gravure, travail d'identification par confrontation des exemplaires, des caractères typographiques, des bois gravés, etc. Voilà le tableau de l'activité bibliophilique que donne cette source exceptionnelle. Adamoli manipulait par ailleurs quotidiennement traités de l'art typographique, catalogues de vente et répertoires (Gessner, La Croix du Maine et Du Verdier, Haym, Clément, Debure, etc.) ; il a laissé plusieurs dissertations manuscrites sur des incunables, et les fiches préparatoires d'une Histoire typographique de la ville de Lyon.Adamoli notait le prix auquel il acquérait ses volumes et les pourvoyait également d'un prix d'estimation, indice de la valeur de collection dont il les investissait. Cette valeur n'était pas attribuée de façon arbitraire ou par caprice ; elle était motivée par la pondération de différents critères, qui permettaient de faire le départ entre les « livres rares » et les « bouquins ».

Ainsi, certains ensembles spécifiques de livres constituaient de véritables pôles de convoitise, certains propres à Adamoli, d'autres également attestés chez des bibliophiles contemporains, tant il est vrai que les préférences bibliophiliques commencent au XVIIIe siècle à obéir à des modes et à avoir leur histoire propre. Par exemple, un petit nombre d'imprimeurs-libraires sont eux-mêmes considérés comme des valeurs « sûres » : on retrouve sans grande surprise Alde Manuce (Venise), les Plantin (Anvers) et les Elzevier (Leyde et Amsterdam), mais également une préférence plus personnelle pour les imprimeurs et libraires lyonnais des XVe et XVIe siècles, et une vive prédilection pour les éditions de Jean I et Jean II de Tournes. Parmi les catégories bibliographiques les plus recherchées par Adamoli, on note la littérature pamphlétaire des guerres de religion, la libre pensée, les Mystères et vies de saints dans des éditions des XVe et XVIe s., la littérature française et italienne vernaculaire, les grands illustrés d'histoire naturelle, comme le traité de botanique de Jean Ruel (De natura stirpium, Paris, 1536) ou la Pomologie de Knoop (Leeuwarden, 1758). Mais au-delà de ces quelques classes de prédilection, l'appréciation du livre se fonde alors sur un système plus général de valeurs et d'exigences, qui composent l'univers mental et moral de la collection : rareté objective, valeur archéologique, valeur esthétique, complétude, correction philologique.

Priape dans Discours sur les medalles [sic] et graveures antiques, principalement Romaines... par Antoine Le Pois Paris, 1579 (BM Lyon, Rés A 492207)

Pierre Adamoli justifie ainsi, pour sa valeur archéologique, l'acquisition d'une édition incunable de la Légende dorée de Jacques de Voragine (Bâle, avant 1474), dont l'exemplaire conserve une reliure à ais de bois : cette édition m'ayant paru très ancienne, je l'achetais dans sa première reliure fait avec des planches de bois, conformément à l'usage du temps, le livre fermant avec des crochets. Par souci de complétude, il traque les moindres pages lacunaires dans ses exemplaires, et les fait au besoin remplacer par des feuillets manuscrits ; il s'efforce d'obtenir bien complète la célèbre collection des Grands et Petits Voyages publiés par les frères graveurs De Bry entre 1590 et 1634. Mais la valeur bibliophilique la plus importante s'avère la rareté, que le collectionneur décline d'après une échelle d'appréciation qui va de « peu commun » et « curieux » jusqu'à « de la dernière rareté ». Cette qualité se déduit, pour une édition, de la plus ou moins grande fréquence des exemplaires repérés dans les bibliothèques et signalés dans les catalogues : comme d'autres bibliographes et libraires du temps qui prennent acte de sa nouvelle importance (Johann Vogt, David Clément, Guillaume Debure), Adamoli, en la mesurant, tâche d'en donner les raisons en faisant état d'un tirage volontairement limité, d'une destruction accidentelle, d'une suppression liée à une condamnation. Il acquiert ainsi un exemplaire du traité de l'humaniste critique Vanini, qui contribua à sa condamnation et à son exécution (De admirandis naturae, reginae deaeque mortalium arcanis, Paris, 1616). On trouvera également dans sa bibliothèque de rares opuscules violemment antipapistes du XVIe s., comme l'Antithesis christi et antichristi videlicet Pape (Genève, Eustache Vignon, 1578), illustré d'une suite de curieuses vignettes en bois, qui connut une première édition en italien en 1542 et qui est aujourd'hui attribué à Bernardino Ochino (1487-1564).

Frontispice et vignette gravé par Jean Daullé, d'après des dessins de Ferdinand Delamonce retouchés par Donat Nonnotte, pour les OEuvres de Louise Labé à Lyon, Chez les frères Duplain, 1762, Pierre Adamoli fut le principal instigateur etl 'un des artisans de cette réédition (BM Lyon, 344623)

Fonder une bibliothèque publique

L'examen de ses pratiques, de ses positions et de ses choix montre à quel point Adamoli nourrissait et défendait une conception exigeante de la bibliophilie : en la fondant sur une érudition et une discipline particulière - qui ne s'appelle pas encore l'« histoire du livre » ; mais aussi en se faisant éditeur et en organisant le devenir de sa bibliothèque. Par deux fois en effet il a participé à des sociétés d'amateurs constituées pour donner une réédition de livres anciens signalés par leur rareté ; il dirige ainsi la première réédition, en 1762, des OEuvres de Louise Labé, participant à la renaissance de la poétesse lyonnaise qui n'avait pas été éditée depuis plus de deux siècles (1556). Il n'a, par ailleurs, pas attendu la fin de sa vie pour organiser le devenir de sa collection, preuve que sa bibliophilie était soutenue par un dessein qui dépassait sa propre existence et sa seule satisfaction personnelle.

En effet, depuis 1752, Pierre Adamoli avait décidé de fonder une bibliothèque publique. La publicité à laquelle il destine sa bibliothèque est tout à la fois un refus de la dispersion et l'expression d'un idéal. Il la destine d'abord au corps consulaire (l'administration municipale), puis à l'académie de la ville, le legs étant assorti de clauses essentielles d'inaliénabilité et de publicité. Chez Adamoli, cette fondation a des modèles antiques aussi bien qu'humanistes ; elle évoque également les intentions et les modalités de la fondation pieuse, mais laïcisée et transformée par les idéaux des Lumières : promotion des études, zèle patriotique, conscience du Bien public, qui, déjà au moment de la suppression de la Compagnie de Jésus en 1762, l'avaient conduit à défendre le droit de la ville sur la bibliothèque du collège jésuite, sa « municipalisation » et sa dévolution au public. Nous passerons ici sur les vicissitudes du destin de cette collection, qui connut quelques soustractions : précisons seulement que, ouverte au public sous la responsabilité de l'Académie de Lyon en 1777, confisquée en 1793 - comme l'ensemble des collections des sociétés savantes - au profit de la ville, restituée au corps académique après la Révolution, elle rejoint finalement les fonds patrimoniaux de la Bibliothèque municipale en 1960. Quelques volumes ont par ailleurs pu être localisés dans d'autres bibliothèques et en mains privées.

Second ex-libris de Pierre Adamoli daté de 1733 Sous le couple Adam et Eve qui orne les armes familiales, est mentionné l'office de Maître des ports, ponts et passages de Lyon, que le collectionneur venait d'acheter.

La fondation de bibliothèques publiques par des particuliers n'est certes pas neuve, on en connaît depuis l'Antiquité. Mais le geste d'Adamoli est en la matière proprement bibliophilique. Son intention est de servir le progrès des sciences et des lettres, mais aussi de préserver et de transmettre des livres tels qu'en eux-mêmes, c'est-à-dire non pas de simples et anodins supports d'un texte, mais des objets de culture investis, dirions-nous aujourd'hui, d'une valeur patrimoniale. Non pas futilité, ni seul fétichisme, démesure maladive non plus : une bibliophilie moderne se dessine à cette époque dans l'esprit et dans les oeuvres de certains amateurs. Elle fixe ses rituels (les ventes publiques), ses exigences (l'érudition bibliographique) et ses valeurs (la mesure de la rareté), mais elle tâche aussi, on le voit, de justifier sa place et ses intentions dans la cité. Comme l'abbé de Rothelin ou le duc de La Vallière à Paris, le marquis de Méjanes à Aix, Pierre Adamoli, à Lyon, fut incontestablement de cette aventure.