Les frères Fréart

Trois officiers royaux collectionneurs et passionnés d'art dans l'entourage de Jacques Stella

Dans l'exposition Stella du musée des Beaux-Arts, comme dans son catalogue, il est un nom qui n'apparaît qu'en arrière-plan, en filigrane, et dont seuls les initiés peuvent saisir toute l'importance : celui des frères Fréart. On voudra bien permettre à un historien de l'époque moderne, qui n'est pas spécialiste d'histoire de l'art mais d'histoire du livre, et qui est aussi un lointain parent de ces personnages, de rappeler leur souvenir et le rôle qui fut alors le leur. Il n'est sans doute pas anodin de souligner ici que Roland Fréart de Chambray et Paul Fréart de Chantelou sont encore édités et traduits de nos jours.

Ils étaient donc trois frères : Jean Fréart de Chantelou, Roland Fréart de Chambray et Paul Fréart de Chantelou, tous trois collaborateurs actifs de leur cousin François Sublet de Noyers, baron de Dangu, secrétaire à la Guerre et surintendant des Bâtiments [note]C'est-à-dire ministre. de Louis XIII. Seul Roland, qui était clerc, ne porta pas le titre de « commis de Monseigneur de Noyers ». Quant à Paul, il en fut le secrétaire. Dans ces fonctions, ils contribuèrent à façonner la politique culturelle de Richelieu et du règne de Louis XIII, mais leur influence s'exerça encore sous celui du Roi-soleil, quand Colbert était aux affaires. Roland fut aussi un théoricien de l'art et de l'architecture, et le traducteur des oeuvres de Palladio et de Léonard de Vinci. Paul, pour sa part, est surtout connu comme amateur et détenteur d'une importante collection de peintures de Poussin, et d'autres maîtres, dont Jacques Stella.

Rencontre italienne

Leur famille est originaire des confins du Maine, de la Bretagne et de la Normandie. Elle s'implanta par la suite dans les villes du Mans et de Laval. Le plus lointain ancêtre connu est Jean I Fréard [note]Le patronyme est généralement orthographié avec un d. Quant il est utilisé pour désigner les Chantelou, il est le plus souvent terminé par un t, bien que ceux-ci aient usé des deux orthographes. Cette famille n'a, semble-t-il, aucun lien avec une autre famille noble normande, celle des Fréard du Castel. La synthèse la plus récente et la mieux documentée est celle d'Isabelle Pantin, Les Fréart de Chantelou. Une famille d'amateurs au XVIIe siècle entre Le Mans, Paris et Rome, Le Mans, Création & Recherche, 1999. Elle renvoie à des travaux plus anciens que nous ne pouvons lister ici. Cependant, elle ignore tout de la première génération connue. L'ouvrage d'Henri Chardon, Les Frères Fréart de Chantelou, Le Mans, Monnoyer, 1867, demeure indispensable, en dépit de sa date., sieur de La Bourdonnière, qui naquit à Fougerolles du Plessis (Mayenne) le 28 juillet 1484. Il fut le secrétaire du cardinal Philippe de Luxembourg, évêque du Mans, abbé de Jumièges, prélat fastueux et grand accapareur de bénéfices. De son union avec Bricegaude Madré [note]Fille de François Madré et de Sainte Placier, dont nous ignorons les dates., le 1er août 1503 ou 1513, à Commer, naquit au moins un fils, Jean II Fréard. Il mourut le 15 octobre 1565 à Laval, et fut inhumé dans la chapelle Sainte-Barbe de l'église Saint-Vénérand. Sa femme était décédée au Mans le 30 juin 1519.

Armoiries réalisées par Dominique Varry, d'après Riestap et les frontispices de certains ouvrages de Fréart de Chambray.

Jean II, sieur de La Morandrie ou de La Morandière, naquit à Laval le 22 janvier 1515 et mourut au Mans le 17 septembre 1587. Il fut notaire royal, et est surtout connu pour avoir embrassé la Réforme et avoir participé au pillage iconoclaste de la cathédrale du Mans en 1562 avant de revenir dans le giron de l'Eglise romaine. De ses deux mariages naquirent onze enfants. Cinq s'établirent au Mans, six à Laval. De fait, nous n'en connaissons personnellement que sept, dont Marie, notre ancêtre directe, et François , d'où est issue la branche de Chantelou. Sieur de La Peslardières, François fut échevin de Laval, et accéda par ce biais à la noblesse. C'est lui qui acquit les fiefs de Chantelou et de Chambré (Chambray) dont ses descendants prirent les noms. Il vécut jusqu'aux années 1630. Son fils, Jean III Fréart de Chantelou (1570-1611), fut grand prévôt de la maréchaussée du Maine. Il épousa en mai 1599, à la paroisse Saint-Paul de Paris, Madeleine Lemaire, fille du lieutenant-général du Maine et d'Avoye Sublet. Le couple eut sept enfants, dont trois garçons : Jean, Roland et Paul.

Le benjamin, Paul Fréart de Chantelou, né au Mans le 25 mars 1609, fut, aux dires de l'historienne Isabelle Pantin, le premier Fréart à être véritablement gentilhomme. Il voyagea en Italie avec Roland entre 1630 et 1635. C'est au cours de ce séjour que les deux frères rencontrèrent Nicolas Poussin, Charles Errard et Jacques Stella auxquels devait les lier une longue amitié. C'est aussi à cette occasion que Paul commença à collectionner les antiques et les peintures. Il devint ensuite le secrétaire de son cousin, le surintendant François Sublet de Noyers. Il fut chargé de fortifier Turin en 1639. L'année suivante, lui et Roland retournèrent en Italie avec mission de ramener Poussin en France. On sait que ce retour fut de courte durée. Paul revint à Rome une dernière fois en 1643. Après la disgrâce de son cousin, et par égards pour lui, il refusa une charge d'intendant des Bâtiments du roi. Il accompagna Sublet en exil à Dangu (Eure), lui servant toujours de secrétaire. En 1645, il tint les mêmes fonctions pour le duc d'Enghien, futur Grand Condé. En 1647, il devint maître d'hôtel ordinaire du roi [note]Il céda cette charge en 1675 à son neveu Roland Fréart de Chantelou (né en 1637), fils de Jean., puis en 1663, intendant du duc d'Anjou, frère du roi. Il avait épousé, en 1656, Françoise Mariette, veuve du gouverneur de Château-du-Loir (Sarthe), dont il obtint la survivance. Il y résida souvent, et acheta en 1660 la seigneurie de Fontenailles, à Ecommoy, qui fut érigée en marquisat au XVIIIe siècle pour les descendants de sa femme.

Frontispice et portrait dans Parallèle de l'architecture antique et de la moderne [...], par Roland Fréart de Chambray Paris, impr. d'Adme Martin, 1650 (BM Lyon, 134040).

Paul Fréart de Chantelou fut, en 1665, l'exécuteur testamentaire de Poussin. Il fréquenta l'hôtel de Rambouillet, fut aussi un ami de Voiture et de Colbert. C'est ce dernier qui le chargea au nom du roi, en 1665, d'accompagner Le Bernin lors de son séjour à la cour de France (2 juin - 20 octobre), dans la perspective de la construction de l'aile orientale du Louvre, travail que Le Bernin finalement n'accomplit point. Chantelou avait rédigé un « journal » du séjour du Bernin en France, à la demande et pour l'usage de son frère Jean demeuré au Mans.

Une version de ce texte, aujourd'hui conservée à la Bibliothèque de l'Institut, a été retrouvée et éditée par Ludovic Lalanne en 1885. Un autre manuscrit, plus au net, appartient désormais à la fondation Custodia. Ce journal a connu de nombreuses éditions et traductions depuis la fin du XIXe siècle et est aujourd'hui un classique [note]La meilleure édition, et la plus récente, est celle due à Milovan Stanic sous l'appellation Journal du cavalier Bernin en France par Paul Fréart de Chantelou, Paris, Macula, L'insulaire, 2001.. Chantelou y relate d'ailleurs comment il emmena Le Bernin visiter sa collection personnelle, mais aussi l'atelier de Stella au Louvre et la collection de tableaux du peintre, dont ses Poussin [note]Idem, p. 252. Il s'agit de l'atelier du peintre décédé, tenu par sa nièce Claudine Bouzonnet-Stella..

Page de titre des Quatre livres de l'architecture d'André Palladio. Mis en françois (par Roland Fréart de Chambray) (BM Lyon, 31508)

Paul offre sa collection au roi qui décline la proposition

Paul passa ses dernières années à Reuilly, y fit son testament en faveur des enfants de son frère Jean en janvier 1693, et mourut probablement en 1694. Sa collection de peinture était renommée. Il possédait, ou avait possédé, de nombreux Poussin, dont « La Manne » (cédée au roi en 1680), la série des « Sept sacrements », et le célèbre autoportrait de Poussin (1650, aujourd'hui au Louvre), peint spécialement pour lui. Il possédait également de nombreuses toiles de Jacques Stella et de Jean Lemaire qui n'ont jamais été inventoriées. L'auteur de ces lignes se plaît à penser que certains des tableaux présentés lors de l'exposition des musées de Lyon et de Toulouse ont pu appartenir à Chantelou. A la fin de sa vie, il avait entrepris de faire graver certains de ses tableaux par François de Poilly, Henri Testelin et Jean Pesne... et lui-même s'était aussi essayé à l'eau forte.

Il avait proposé sa collection au roi par testament, mais l'offre fut déclinée, et l'ensemble démembré. Une partie passa en Hollande. Certains de ses tableaux sont aujourd'hui dispersés dans les grands musées du monde (Louvre, Ashmoleum, Ermitage...).

Pour sa part, Roland Fréart de Chambray (Le Mans, 13 juillet 1606 - Le Mans, 11 décembre 1676) est le plus énigmatique, et peut-être le plus attachant des trois frères. Il est le seul dont on ait un portrait, ou plutôt un profil. Cette sanguine due au talent de son ami et collaborateur Charles Errard est aujourd'hui au Louvre. Chambray était d'église. Paul de Chantelou le révèle au détour d'une phrase [note]Idem, p. 174.. Le privilège de son Idée de la perfection de la peinture le qualifie de conseiller et aumônier du roi. Les bandeaux gravés sur cuivre qui ornent les dédicaces de plusieurs de ses ouvrages donnent ses armoiries dans un écu ovale, forme propre aux ecclésiastiques. Second des trois frères, il brisait les armes familiales, d'azur à deux palmes d'or passées en sautoir soutenues d'un croissant d'argent, d'une étoile à cinq rais [d'or ou d'argent ?] en chef. Il aurait fait des études de droit, avant de s'intéresser à l'architecture, à la géométrie et au dessin.

Comme nous l'avons vu, Roland accompagna son puîné Paul dans ses voyages et missions outre-monts. Après la disgrâce de son cousin et protecteur Sublet de Noyers, il se retira un temps au Mans, où, lors de la Fronde, il prit fait et cause contre Mazarin. Cette attitude explique l'éclipse de la famille jusqu'au début du règne personnel de Louis XIV. En 1665, il fut lui aussi consulté sur les projets du Louvre, et apparaît fugitivement dans le Journal du voyage... du Bernin.

Un grand théoricien de l'art

Charles ERRARD, Portrait de M. de Chambray sanguine (Paris, Musée du Louvre.)

Roland Fréart de Chambray est surtout demeuré célèbre pour ses écrits, réédités au XVIIIe siècle, et pour certains encore aujourd'hui, traduits à l'époque en anglais et en italien... et depuis, en allemand. Il demeure un des grands théoriciens de l'art du XVIIe siècle, bien que très attaché à un classicisme par certains aspects nostalgique et passéiste. Adversaire de Michel-Ange, de Caravage et du Tintoret, on ne s'étonnera pas qu'il portât le Poussin aux nues. On lui doit deux traités sur l'architecture et la peinture, et des traductions de Palladio, Léonard de Vinci, et Euclide. Nous ne listons, ci-dessous, que les éditions du XVIIe siècle, faites du vivant de l'auteur, ou peu après sa disparition. Aux impressions parisiennes, du temps où il était aux affaires, succédèrent, après la disparition de Sublet, les éditions imprimées au Mans :

Parallèle de l'architecture antique et de la moderne, Paris, Edme Martin, 1650 [note]BM Lyon, 134040.. Ce livre fut réédité à Paris, chez François Jollain, en 1689. Une édition scientifique de ce texte, et du suivant, a été donnée en 2005 par deux des meilleurs connaisseurs de l'oeuvre des Fréart [note] Roland Fréart, sieur de Chambray, Parallèle de l'architecture antique avec la moderne suivi de Idée de la perfection de la peinture., édition établie par Frédérique Lemerle-Pauwels et Milovan Stanic, Paris, Ecole nationale supérieure des Beaux-Arts, 2005..

Idée de la perfection de la peinture, Au Mans, Jacques Ysambart, 1662. L'ouvrage fut réimprimé à la même adresse en 1672. Une autre édition porte « imprimé au Mans, se vend à Paris chez Nicolas Langlois, 1672 ». On en connaît aussi une traduction anglaise : An Idea of the perfection of painting... written in French by Roland Fréart, sieur de Cambray [sic], and rendred English by... In the Savoy, H. Herringman, 1668.

"Elévation perspective d'un profil tiré des Thermesde Diocletien à Rome", dans Parallèle de l'architecte antique et de la moderne [...], par Roland Fréart de Chambray, Paris, impr d'Edme Martin, 1650, p. 41 (BM Lyon, 134040).

Quant aux traductions, elles aussi firent date :

Les Quatre livres de l'architecture d'André Palladio, Paris, Edme Martin, 1650 .Traitté de la peinture de Leonard de Vinci, Traduit par R.F.S.D.C. [Roland Fréart, sieur de Chambray, nommé au privilège, et signataire de la dédicace à Poussin], Paris, Jacques Langlois, 1651. Illustré de gravures d'après des dessins de Poussin, ce texte est aujourd'hui consultable en ligne sur le site du Pôle universitaire de Lille [note] http://polib.poleuniv-lille-npdc.fr/data/XVII/XIII/1/index.html .

La Perspective d'Euclide, traduite et demonstrée par Rol. Freart de Chantelou, sieur de Chambray, Au Mans, Jacques Ysambart, 1662. Une nouvelle édition parut à la même adresse en 1663.

Le fait que les première éditions parisiennes soient sorties des presses d'Edme II Martin n'est pas un hasard mais nous rappelle que les frères Fréart, les qualité de commis de Monseigneur des Noyers, furent impliqués dans la création de l'Imprimerie royale, en 1640 [note]Henri-Jean Martin et Roger Chartier (dir.), Histoire de l'édition française, tome 1 : Le livre conquérant du Moyen-Age au milieu du XVIIe siècle, Paris, Promodis, 1982, p. 385-388.Henri-Jean Martin, Le Livre français sous l'Ancien Régime, Paris, Promodis Editions du Cercle de la Librairie, 1987. Voir les chapitres : « Un grand éditeur parisien au XVIIe siècle, Sébastien Cramoisy », et « L'Etat et le livre au temps de Richelieu ».. Ce n'est pas non plus un hasard si Poussin fut invité à donner certains des premiers frontispices de la dite imprimerie... Les artisans auxquels Roland eut recours étaient également liés à cette institution. Edme II Martin était gendre de Claude Cramoisy, frère cadet de Sébastien, directeur de l'Imprimerie royale, et avait été, durant quelques mois de l'année 1645, chef de son atelier. Quant à Jacques I Langlois (1604-1678), imprimeur libraire et fondeur de caractères, il était depuis 1649 « imprimeur du roi ».

Il est probable que Chambray fut aussi à l'origine de la réunion d'un petit groupe d'artistes qui constitua, dans les années 1640, l'embryon de ce qui devait devenir en 1648, mais sans lui, l'Académie royale de peinture et de sculpture [note]Antoine Schnapper, Le Métier de peintre au Grand Siècle, Paris, Gallimard, 2004, p. 128..

Cette rapide évocation n'a pas prétention à discuter les théories de l'art des trois frères. C'est une question dont d'autres, plus compétents que nous, s'occupent. Puisse-t-elle, cependant, à l'occasion des expositions consacrées à Jacques Stella, rappeler le souvenir des ombres qui l'accompagnèrent sa vie durant, et dont les noms demeurent associés au sien... ainsi qu'à celui de Poussin. Hommes nouveaux du Grand Siècle, les trois frères Fréart, comme Poussin, comme Stella, vivent encore pour nous par leur oeuvre féconde et par les tableaux qu'ils ont possédés.