Hélas que de douceur en cette âme ! [note]François de Sales, Traité de l'amour de Dieu, in OEuvres, Paris, Huré, 1652, livre II, colonne 375-376.

Réflexions sur l'iconographie religieuse de Jacques Stella

La bibliothèque de Jacques Stella, telle qu'elle apparaît dans l'inventaire de sa nièce Claudine Bouzonnet en 1697, et avec les réserves mentionnées dans notre article du catalogue de l'exposition Stella , contient peu d'ouvrages religieux, eu égard à la réputation de piété du peintre . Cependant, on notera que ce sont les seuls livres qui ne soient pas directement destinés à la pratique picturale. Ces livres religieux reflètent la dévotion d'un peintre qui, à de nombreux égards, s'insère dans les courants de pensée de la Réforme catholique. Son oeuvre trouve un écho dans les écrits des fondateurs d'ordres nouveaux comme François de Sales et Bérulle, et répond aux exigences de l'iconographie post-tridentine telle qu'elle est progressivement élaborée, notamment par l'ordre des Jésuites. Mais Stella ne se contente pas d'être de son temps, il crée lui-même une iconographie qui, par son caractère atypique, est sans doute l'expression d'une foi personnelle. On constate dans son oeuvre une grande familiarité avec le sacré, une porosité des mondes terrestres et surnaturels. Les scènes de vision (saintes Cécile, Elisabeth) sont montrées sans affect, et les anges qui servent le Christ à tous les moments de sa vie sont les compagnons naturels d'un Dieu incarné, auquel les fidèles sont invités à s'identifier.

Les ouvrages de la bibliothèque de Stella qui se rapportent aux querelles entre catholiques et protestants, et notamment les libelles de Guillaume de Reboul, la Cabale des Reformez et Les Actes du synode universel, se font l'écho de la violence oratoire qui accompagna les guerres de religion, mais ne correspondent pas à la douceur des oeuvres religieuses de Stella. Aussi peut-on imaginer qu'ils ont été hérités de son père, François Stella. En revanche, les autres ouvrages, que Jacques a dû acheter lui-même car ils lui sont contemporains, révèlent une attention marquée aux questions posées par l'Église de la Réforme catholique. Comme le rappelle Frédéric Cousinié, pour l'Église, Les fidèles ne sauraient se priver d'une image non seulement utile à leur instruction (la bible des pauvres), mais surtout support matériel privilégié de l'intercession entre monde terrestre et monde céleste, ainsi qu'instrument facilitant certaines pratiques spirituelles (méditations, oraisons, exercices spirituels). [note]Frédéric Cousinié, Le peintre chrétien, théories de l'image religieuse dans la France du XVIIe siècle, Paris, L'Harmattan, 2000, p. 11.

Stella se positionne clairement du côté catholique dans cette querelle sur la légitimité de l'image. Par ailleurs, son oeuvre illustre les thèmes mis à l'honneur par les principales figures de la Réforme catholique [note]Ce sont quelques-unes de ces figures, les saints François-Xavier, Ignace, Hippolyte, Philippe Néri, et Thérèse qu'il aurait représentés dans un tableau sur cuivre, à Rome vers 1623, au moment même de leur canonisation. Cf. le Catalogue des tableaux de diverses écoles [...] composant le cabinet de feu le Lieutenant général comte d'Eszpinoy [...], 14-19 janvier 1850, n° 634 : canonisation de plusieurs saints. Notes manuscrites de Gilles Chomer., notamment dans la mesure où il possède un aspect nettement christocentrique, qui insiste sur les thèmes de l'enfance et de la Passion du Christ .

Convaincre non plus par la violence, mais par la persuasion

Frontispice de La Dévotion aisée, par Pierre Le Moyne, gravé par Couvay A Paris, chez Antoine de Sommaville, 1652 (BM Lyon, 334210).

Stella possédait dans sa bibliothèque les OEuvres de François de Sales, contenant l'Introduction à la vie dévote et le Traité de l'amour de Dieu. Il faut rappeler que ce dernier eut une importance particulière à Lyon, où il décéda en 1622. Il ne fut pas plutôt expiré, que la voix publique le canonisa : l'on courut à la foule pour lui faire toucher des chapelets, et recevoir quelque chose qui lui eut servi. Son coeur est alors placé au monastère de la Visitation de Bellecour. Les autres principales parties intérieures de son corps furent recueillies par dévotion de plusieurs personnes, qui les ont fait déseicher et les gardent pour reliques. [note]"Abrégé de la vie B. E de Genève" dans François de Sales, Oeuvres, Paris, Huré, 1652, chapitre 38 A Annecy où son corps est transporté, il opère des miracles, et les émissaires du pape qui ouvrent son caveau onze ans après sa mort le trouveront intact.

On peut penser que lorsque Stella arrive à Lyon en 1635, soit deux ans après cet épisode, ce dernier est resté dans la mémoire collective. En 1641, Stella fournit le dessin du frontispice, gravé par Claude Mellan, de l'Introduction à la vie dévote pour l'Imprimerie royale. La scène représente sans doute Philothée, sous laquelle se cache la jeune Louise de Châtel [note]Louise de Châtel, épouse de Claude de Charmoisy et cousine de François de Sales ( vers 1586-1645), entretint avec ce dernier une abondante correspondance où elle le prit comme confident. Cet échange épistolaire, dans lequel le saint homme l'appelait Philothée - prénom d'origine grecque, formé par les racines philos (aimer) et théos (Dieu) -, est à la base de l'Introduction à la vie dévote dont le texte est la juxtaposition des lettres que saint-François écrivit à la pénitence, touchée par le rayon lumineux de la grâce, sous la conduite de gracieux anges chers à Stella.

La bibliothèque de Stella contenait aussi tous les traités religieux de Jean-Pierre Camus, mentionnés ainsi dans l'inventaire de Claudine Bouzonnet : Cinq livres de l'évesque du Bellay : le Directeur désintéressé, la Pauvreté evangelique, la Desapropriation claustrale, le Rabat joye du triomphe monascal, Suitte du Rabat joye, tous in 12. Camus fut le disciple de François de Sales, qui le consacra évêque de Belley en 1609 et continua à le conseiller. Du point de vue doctrinal, Camus sera, une grande partie de sa vie, tout salésien ; il suffit de voir les titres et les sous-titres de ses ouvrages d'édification pour constater qu'ils se proposent de développer la pensée du saint. François de Sales comme Camus eurent pour mission de ramener au catholicisme les fidèles, en particulier ceux du Bugey et de la Savoie, convertis au protestantisme par leurs voisins genevois. Ils mettent en avant la nécessité de convaincre non plus par la violence mais par la persuasion : d'où l'importance du prêche qui doit persuader l'esprit, et de l'image qui doit séduire les sens par sa clarté et sa douceur .

C'est avec ces exigences spirituelles qu'on peut noter la plus grande proximité dans l'oeuvre de Stella. Camus a notamment une position assez révolutionnaire face au pouvoir dans la perspective d'une moralisation des individus et de la société, les rois, les princes et les grands de ce monde ne sont pas forcément les meilleurs exemples ; [...] pour la conduite de la vie, les événements qui touchent les marchands, paysans, les nobles pauvres, voire les marginaux sont aussi instructifs. C'est là un des fondements de son « réalisme » - autre notion délicate - qui est une de ses originalités. Le frontispice de la Dévotion aisée, du jésuite Pierre Le Moine, gravé par Couvay sur un dessin de Stella, pourrait illustrer cette réflexion. Le Christ adolescent a la tête nimbée, environnée de chérubins, et tient une balance qu'il désigne du doigt. Les symboles du pouvoir du monde, couronne et épée, alourdissent les plateaux, tandis que la croix, plus légère, est désignée comme la source du salut.

Stella, peintre du roi, sera aussi peintre de la réalité, traitant sur le même mode les paysans aux champs et la sainte Famille. On pourrait rapprocher ce passage du Traité de la pauvreté évangélique de Camus: le mot donc de Pauvreté selon les Ethymologistes qui l'ont considéré en la langue latine, vaut autant à dire que petit ménage, ou peu d'argent, regardant l'argent ou l'or, c'est-à-dire la monnaie, comme la mesure, ou le prix de toutes choses [note]Traité de la pauvreté évangélique. Par I. P. C. E de Belley. A Besançon, chez Jean Thomas, à l'enseigne du Bon Pasteur, 1634. de l'appellation d'un tableau de Jacques Stella, figurant la sainte Famille, mentionné par Claudine dans l'inventaire de 1693, qu'elle nomme le « Petit ménage » .

Un artiste intellectuellement proche des jésuites

Fontispice : titre gravé par Aegid. Rousselet d'après L.Stella des Exercitia spiritualia S. P. Ignatii Loyolae ( BM Lyon, 21203).

On peut relever aussi chez Stella une proximité intellectuelle avec l'ordre des Jésuites. Il possédait notamment dans sa bibliothèque la Cour sainte du père Nicolas Caussin . La particulière dilection de Stella pour la Vierge rappelle notamment le culte des Jésuites pour la mère du Christ, en réponse au dénigrement des protestants l'accusant d'avoir usurpé dans l'Église la place de son fils. C'est pour le Noviciat parisien des Jésuites que Stella peint en 1641, à la demande de François Sublet de Noyers, un tableau pour un autel latéral sur le thème de Jésus retrouvé dans le temple par ses parents.

Plusieurs auteurs ont montré comment le choix d'une représentation atypique des retrouvailles de Jésus avec ses parents dans le temple correspondait à la mission apostolique de l'ordre des Jésuites . Stella fournit également des frontispices pour nombre d'ouvrages d'auteurs jésuites, tels que Pierre Le Moyne, Etienne Fagundez, Jacques Goutoulas ou encore Jean Du Breuil . Il dessine encore le frontispice, gravé par Rousselet, des Exercices spirituels de saint Ignace édités par l'Imprimerie royale en 1643. Il représente le saint non en extase, mais de façon très prosaïque, écrivant sous la dictée de la Vierge qui lui apparaît dans la grotte de Manresa. Stella fait également le portrait du compagnon d'Ignace, Stanislas Kotska, Polonais né en 1550 qui fut reçut au noviciat de Rome en 1567, et mourut l'année suivante en odeur de sainteté.

Par ailleurs, Stella a livré pendant sa période romaine une série de dessins sur la vie de saint Philippe Néri, destinés à la gravure. En France, s'il ne travaille pas directement pour les Oratoriens, il livre un tableau sur le thème du Christ et la Samaritaine aux Carmélites de la rue Saint-Jacques, dont le couvent fut fondé par Pierre de Bérulle en 1604.

Les thèmes de l'enfance du Christ ont une importance majeure dans la doctrine du fondateur de l'Oratoire français qui dès 1611-1615, dans ses Conférences, met l'accent sur l'Incarnation et la vie cachée de Jésus. Stella représente aussi Charles de Condren, successeur de Bérulle à la tête de l'Oratoire, offrant à Dieu son propre coeur, et l'humanité entière sous la forme du globe terrestre.

Charles de Condren, reproduit dans Une iconographie du clergé français au XVIIème siècle, 1976, p. 62.

Les saints et les anges

Stella adhèrera dans toute son oeuvre aux préceptes de ces figures dominantes de la Réforme catholique, et nous l'illustrerons en montrant l'importance chez Stella des anges, de Marie-Madeleine, ainsi que des trois personnes de la sainte Famille, dévotions répondant aux attaques des protestants sur le culte des saints et l'importance privilégiée de la Vierge.

Les figures d'anges sont omniprésentes dans l'oeuvre de Stella. Leur présence est à relier à une longue tradition de figuration des compagnons du Christ, notamment lorsque sous forme de puttis, ils rappellent les saints Innocents. Chez Stella, ils sont aussi musiciens ou aides liturgiques, assistent les mourants et conduisent les chrétiens à Dieu. Leur proximité avec les offrandes de l'autel devient proximité avec le sacrifice du Christ : ils portent les arma christi, adorent l'hostie ou la croix, et sont presque toujours en relation avec le sacrement de l'autel, surtout avec le motif de l'ange pietà, présentant le Christ à Dieu et aux fidèles [note]BNF, Est., Da 20, E 073565. Le frontispice de L'Imitation de Jésus-Christ figure un chrétien agenouillé à qui un ange montre la croix et le voile de Véronique, figure archétypale de l'impression, habilement choisie pour illustrer l'ouvrage qui inaugure en 1640 la série de la nouvelle Imprimerie royale. Cette omniprésence des anges chez Stella rappelle le conseil de saint François de Sales à Philothée : Rendez-vous fort familière avec les anges, voyez-les souvent invisiblement présents à votre vie et surtout aimez spécialement le vôtre. [note]François Bergot, "l'ange dans la sensibilité française au XVIIème siècle : langage et représentation", Colloque sur l'Ange 26-28 juin 1981, Abbaye des Prémontrés, Pont-à-Mousson, Centre européen d'Art sacré.

Par ailleurs, Stella représente de nombreuses fois Marie-Madeleine, métaphore de la pécheresse repentie, modèle de l'amour pour le Christ . Stella ne la montre pas priant devant un crucifix et un crâne, ou en pleurs aux pieds de Jésus, mais emportée dans l'extase, dormant dans la béatitude de la Sainte-Baume. Une autre scène la figure communiant des mains de saint Maximin (dessin gravé par Rousselet), une iconographie rare après le concile de Trente. Elle apparaît encore à l'instant même de sa conversion, à l'instigation de sa soeur Marthe, thème sans doute issu de mystères joués en Italie . Enfin, elle est encore représentée avec saint Jacques aux pieds de la Vierge et de l'Enfant, étrange composition où elle baise le pied du Christ, allusion au repas chez Simon, renvoi à son geste lors de la déploration, tandis que l'enfant, avec une merveilleuse familiarité, tient son pot à parfum. [note]Tableau non localisé. Gilles Chomer le date des premières années qui suivent le retour d'Italie, et l'iconographie pourrait faire penser qu'il s'agit d'un cadeau de Jacques à sa soeur Madeleine à l'occasion de son mariage en janvier 1635.

C'est cependant à la Vierge et au Christ enfant que Stella a consacré la plus grande partie de son oeuvre religieux, dessinant des images de dévotion qui furent très abondamment répandues par la gravure. Plusieurs graveurs, et notamment Claudine Bouzonnet, ont composé des scènes en combinant des motifs puisés dans plusieurs dessins et gravures de Stella mais aussi d'autres artistes. Mais la plupart des gravures sur lesquelles apparaît l'invenit ou le delineavit de Stella semble lui revenir de plein droit. On peut définir plusieurs motifs avec variantes.

Le plus fréquent est constitué par la représentation de la Vierge et l'Enfant, avec des types variés. Ces images montrent une observation précise des gestes et des poses enfantines, ainsi qu'un souci inédit de variété dans la représentation (enfant allongé nu sur un linge, dans un lit en bois garni de draps fins, arrangeant un bouquet de fleurs sur la tête de l'agneau de saint Jean). La Vierge allaite parfois l'enfant, au sein ou à la cuiller. Dans une gravure figurant la Vierge et l'enfant emmailloté dans des langes, la Vierge lui présente un sein dénudé, mais l'enfant porte les doigts à ses lèvres et regarde sa mère. [note]BNF, Est., Da 20, E 73534.

L'enfant peut être représenté emmailloté de langes ou vêtu d'une robe, mais dans la plupart des cas il est nu et drapé par la Vierge d'un linge qui cache toujours les parties génitales, figuration atypique et preuve de la pudeur de l'artiste. La Vierge tend parfois à l'enfant des raisins, des roses, des oeillets, des cerises ou un chardonneret, tous objets faisant allusion à la Passion. Une autre composition est encore plus explicite, dans la gravure où l'Enfant regardant la Vierge saisit la croix tenue par un angelot [note]Gravure dans un ovale, sur fond rectangulaire. En bas, sur le bord inférieur de l'ovale : Iacobus Stella inventor - Io Lenfant sculp. et ex. cum. pri. Regis. BNF, Est., Da 20, p. 21. Repris par un graveur anonyme avec la légende : Je commance a souffrir par mes bontés divines, Puisque mesme en naissant je contemple ma Croix, BNF, Est., Da 20 fol. (p. 32)., image qui reprend l'iconographie du tableau sur cuivre du musée de Lyon où l'Enfant tend les bras en direction de la croix, surmontée de Dieu et du Saint-Esprit et entourée des arma Christi. L'enfant est parfois figuré dormant, et adoré par la Vierge ou par des anges . La pomme posée près de lui rappelle la faute d'Adam que vient racheter la mort du Christ symbolisée par le sommeil de l'enfant, tandis que les langes ou le drap font allusion au linceul.

Une place pour saint Joseph

La Vierge et l'Enfant sont parfois accompagnés de saint Jean-Baptiste, enfant mais vêtu de ses attributs d'adulte (peau, croix, phylactère et mouton). Ces scènes se rapportent sans doute à la visite légendaire de la sainte Famille chez Elisabeth au retour de Bethléem, première rencontre de Jésus et de Jean-Baptiste que relatent les mystiques médiévaux.

La figure de saint Joseph est particulièrement mise en avant par la Réforme catholique, et notamment par saint François de Sales qui écrit dans son Traité de l'amour de Dieu : ô Mère toute triomphante, qui peut jeter les yeux sur votre majesté, sans voir à votre dextre celui que votre fils voulut si souvent pour l'amour de vous honorer du titre de père, vous l'ayant uni par le lien céleste d'un mariage virginal, à ce qu'il fut votre secours et votre coadjuteur, en la charge de la conduite et éducation de sa divine enfance ?. Stella lui accorde une place particulière. Si dans certaines saintes Familles, il est à l'écart, lisant un livre, il est le plus souvent à l'honneur, constituant avec Marie et Jésus une trinité terrestre qui fait pendant à la Trinité céleste. Il est très souvent figuré jeune, et porte le lys de la pureté, symbole de son mariage virginal, ainsi parfois que le compas ou la règle, allusion à son métier de charpentier.

Cette sainte Famille est représentée dans un intérieur, ou pendant la fuite en Egypte, épisode relaté seulement par saint Matthieu qui a particulièrement retenu l'attention de Stella. Stella représente aussi de manière atypique la mort de saint Joseph en présence de Marie et de Jésus. Cet épisode qui n'est pas relaté dans les Écritures est imaginé par François de Sales : Quand le Sauveur était encore petit enfant, le grand saint Joseph son père nourricier, et la très glorieuse Vierge sa mère, l'avaient porté maintes fois, et spécialement au passage qu'ils firent de Judée en Egypte, et d'Egypte en Judée. Hé ! qui doutera donc que ce saint père, parvenu à la fin de ses jours, n'ait réciproquement été porté par son divin nourrisson au passage de ce monde en l'autre, dans le sein d'Abraham, pour de là le transporter dans le sien à la gloire, le jour de son ascension ?. Mais Joseph ne fut mis en valeur par la Réforme catholique qu'en tant qu'il fut le père nourricier du Christ, celui qui le protégea pendant une période particulière de la vie de Jésus : son enfance.

La dévotion à l'Enfant Jésus et les prières pour la naissance du Dauphin

Il convient de remarquer que la dévotion à l'enfance du Christ est à placer dans la tradition de celle de saint Bernard puis de saint François d'Assise [note]Henri Brémond, Histoire littéraire du sentiment religieux en France : depuis la fin des guerres de religion jusqu'à nos jours, François Trémolières, dir., Grenoble, J. Millon, 2006, vol. I, p. 1235 sq : « l'esprit d'enfance et la dévotion du XVIIe siècle à l'enfant Jésus ».. Elle est répandue à Paris dans les années 1630 par le courant carmélitain sous influence bérulienne.

Le cardinal Pierre de Bérulle, à l'origine de la congrégation de l'Oratoire qu'il créa en France, en 1611, avait été marqué par sa rencontre avec les mystiques espagnols, dont le carme François de l'Enfant-Jésus qui honorait une statue de l'Enfant Jésus en berger. Pour Bérulle, cette obscurité même du petit enfant est le signe le plus authentique, le plus véridique, de l'humanité du Christ. Mais si le prélat, à partir de ce moment, invite les carmélites à cultiver l'esprit d'enfance, il constate que l'esprit d'enfance est l'état le plus vil et le plus abject de la nature humaine après celui de la mort, et Charles de Condren, deuxième général de l'Oratoire, reprendra cette idée : L'enfance, c'est indigence, dépendance d'autrui, assujettissement, inutilité. Le mystère de l'enfouissement de l'enfance est intimement lié à celui de la croix : la vie de gloire se cache et s'abaisse dans l'enfance, dans l'impuissance, dans la souffrance [...] et enfin dans l'opprobre de la Croix où il est destiné. Et l'on notera qu'il y a effectivement, dans l'oeuvre de Stella, une constante relation entre l'enfance et la Passion du Christ.

Cette dévotion au Christ enfant est également à relier à deux figures de religieuses mystiques qui consacrèrent leur vie à la répandre. La carmélite Catherine de Jésus fit l'objet d'une biographie qui connut trois éditions en trois ans. L'ouvrage de Madeleine de Saint-Joseph, La Vie de soeur Catherine de Jésus, religieuse de l'Ordre de Notre-Dame du Mont-Carmel, fut préfacé par Bérulle qui fut le directeur de conscience de Catherine. Vers 1611, elle reçut des grâces spéciales qui la vouèrent à l'enfance et à la croix de Jésus et elle eut la faveur d'apparitions.

Stella a sans doute particulièrement connu le cas de la carmélite Marguerite de Beaune dont il illustre une scène de vision, gravée par Le Doyen, qui fut utilisée comme frontispice pour la biographie de la religieuse rédigée par le père Denis Amelote [note]Père Denis Amelote, La Vie de soeur Marguerite du Saint-Sacrement, publié à Paris, chez Le Petit, en 1655. Comme l'a souligné Gilles Chomer dans ses notes manuscrites, la gravure figure dans l'édition de 1655 mais elle est rapportée et non reliée, et ne figure pas dans les autres éditions que nous avons consultées, de 1654 et de 1679. Il s'agit ici d'une gravure de Le Doyen, mais le sujet fut également gravé par Poilly.. Marguerite Parigot entra au carmel à douze ans, en 1631, sous le nom de Marguerite du Saint-Sacrement ; elle avait médité la vie de Catherine de Jésus et avait sans doute subi son influence. Cependant, elle reçoit dès son entrée au couvent des visions possédant une connotation politique que n'avaient pas celles de la carmélite de Paris.

L'abbé Amelote relate : après l'avoir préparée à porter la croix, il [le Christ enfant] lui fit connaître qu'il l'avait consacrée aux mystères de son enfance, et qu'en cette qualité il lui voulait communiquer toutes sortes de biens. Il l'encouragea à lui demander de grandes grâces pour les âmes au nom de son enfance divine, et lui donna l'espérance qu'elles lui seraient libéralement accordées. Alors il lui fit naître une pensée très forte, de le prier qu'en faveur de sa nouvelle naissance et de son enfance divine, il lui plaît de donner un Dauphin à ce royaume, et qu'il lui fit la grâce d'être un prince selon son coeur. Le saint enfant se mit entre ses bras petit comme il était au moment qu'il vint au monde, et lui ouvrant son coeur divin : Puise, dit-il, ce que tu voudras dans mon coeur, et rien ne te sera refusé ; je t'accorde le Dauphin que tu demandes, et tu ne mourras point sans avoir la joie et la consolation de voir ma promesse accomplie. En la fête des saints innocents notre Seigneur lui fit connaître que la promesse qu'il lui avait faite de la rendre participante du supplice des martyrs avait été accomplie. [note]Amelote, ibid, 1679, p. 295.

Marguerite apprit du Christ enfant, le 15 décembre 1637, que la reine était enceinte et connut la nouvelle de la naissance du Dauphin le 5 septembre 1638. En signe de reconnaissance, la reine envoya au carmel de Beaune une statuette représentant son fils, qu'on appela le « Petit Louis XIV ». Il est à supposer que c'est dans ce contexte particulier que fut commandé à Stella La Vierge adorant l'enfant endormi du musée des Beaux-Arts de Lyon, sur l'oreiller duquel on lit l'inscription : Anna d'Aust[ria] Regina Franci[orum]. Alors qu'à partir de Noël 1638, au couvent de Beaune, les oratoriens prêchèrent non plus l'anéantissement, mais plutôt la grandeur du Christ incarné, on construisit une chapelle pour y placer une statue, à partir de mai 1639. Marguerite pensa au début y placer La Vierge à l'Enfant devant laquelle elle avait eu ses visions, où elle voyait, comme l'explique son biographe le père Parisot, le modèle même de la reine et de son Dauphin [note]Manuscrit de Joseph Parisot, supérieur de l'oratoire de Beaune, visiteur officiel du carmel et confesseur de Marguerite ; édité par Jean Auvray, L'Enfance de Jésus, et sa famille, honorée en la vie de Sr Marguerite du S. Sacrement, religieuse carmélite du monastère de Beaune, Paris, 1654, cité dans Simard, op. cit., p. 33.. Ainsi, la dévotion à Jésus enfant deviendra-t-elle l'une des assises de la théorie monarchique, ou du moins des héritiers de la pensée politique de Bérulle.

Soeur Marguerite du Saint-Sacrement (Marguerite de Beaune), recevant du ciel l'Enfant Jésus, reproduit dans Une iconographie du clergé français au XVIIème siècle, 1976, p. 62.

Par ailleurs, Marguerite, qui connaît bientôt une grande renommée, fonde une confrérie appelée Les domestiques et associés de la famille de Jésus enfant, et met en place de nouvelles pratiques de dévotion (chapelet de quinze grains appelé couronne du saint Enfant, célébration du 25e jour de chaque mois) liées à ce qu'elle appelle la « Famille du Saint Enfant Jésus ». Plusieurs personnalités importantes de l'époque adhérèrent à cette confrérie, comme le commandeur de Sillery, le chancelier Séguier et sa femme, la duchesse de Sully, le baron de Renty, le président Brûlard. Stella en a-t-il fait partie lui-même, et son amour particulier pour la trinité terrestre pourrait-il en être l'écho ?

Une iconographie pleine de symboles

Dans le Petit Office [note][Père Denis Amelote], Le Petit Office du saint enfant Jésus et l'institution de sa famille. Par soeur Marguerite du Saint-Sacrement, religieuse carmélite de Beaune. Avec des méditations en l'honneur des mystères de l'enfance de Notre-Seigneur Jésus-Christ ; et autres prières et pratiques, Paris, chez Sébastien Hure, 1658, 2e édition., recueil à l'usage des membres de cette confrérie, chaque heure est consacrée à l'un des mystères des douze premières années du Christ : incarnation, Jésus résidant dans le sein de la Vierge, naissance, adoration des bergers, circoncision, adoration des mages, présentation, fuite en Egypte, retour d'Egypte, Jésus entre les docteurs. Les fidèles sont incités à adorer tous les moments de l'enfance du Christ, énumérés dans le Calendrier des mystères de Jésus, et des saints dévots à son enfance, et des saints martyrs au-dessous de l'âge de douze ans. On relèvera par exemple le 6 février : « Le départ pour l'Egypte » ; le 16 février : En ce jour on fait la fête de l'arrivée de Jésus, de Marie et de Joseph en Egypte ; le 31 mars : On commence d'honorer l'amour de Jésus envers sa sainte mère ; le 26 avril : En ce jour on honore les premiers pas et les premières paroles de saint enfant Jésus.

Selon le même procédé, Jacques Stella dissèque dans son oeuvre les Ecritures et la Tradition, et distingue les épisodes successifs de l'enfance du Christ : pour la Nativité, il représente différemment l'adoration de Marie et Joseph, celle des anges, des bergers, et des mages. La fuite en Egypte fait l'objet de plusieurs types de représentations : l'artiste, conformément aux préceptes tridentins, abandonne les épisodes apocryphes (inclinaison du palmier, chute des idoles), mais multiplie les variations à partir du texte évangélique avec une grande imagination.

On voit par exemple la sainte Famille se reposant sous une vaste draperie, à côté d'une source, et cette représentation rappelle la vénération d'un « rocher dans lequel la sainte Famille fit halte vers l'Egypte » mentionné dans le Petit Office de Marguerite de Beaune. Elle relate que ce rocher a toujours été révéré par les chrétiens et par les Maures [...] Le lieu n'est distant du grand Caire que de dix milles, les habitants du pays l'appellent Matarée, et il y coule une petite source qui arrose un jardin célèbre autrefois dans toute la contrée par les arbres de baume qui en étaient nourris. [...] Cette fontaine fait aujourd'hui encore des guérisons miraculeuses, ainsi que Jansénius premier évêque de Gand le rapporte de témoins oculaires. [note]Ibid.

Stella montre encore la sainte Famille revenant d'Egypte alors que l'enfant a sept ans, et qu'il marche en tenant ses parents par la main. Des angelots tiennent la longe de l'âne ou sèment des fleurs sur son passage, préfiguration des palmes de l'entrée à Jérusalem. Le Petit Office porte aussi une vénération particulière à tous les objets qui entourent le Christ enfant, et notamment à ses langes : C'est par la même providence que sous l'empire d'Arcadius furent portés à Constantinople, avec une incomparable joie des peuples, les Langes du divin enfant, en l'honneur desquels et d'une ceinture de la sainte mère, fut dédié un temple magnifique. [note]Le Petit Office, cat. exp. Jacques Stella, p. 25. On pourrait rapprocher cette dévotion du geste de saint Joseph qui, dans la scène de vie quotidienne qu'est la Sainte Famille du musée de Toulouse, tient les langes devant le feu pour les faire sécher. C'est un ange qui fait cuire la bouillie de l'enfant dans la cheminée. Cette familiarité dans la représentation de la sainte Famille atteint même parfois une certaine trivialité, comme dans la scène où la Vierge est accroupie et lave le linge sur la pierre d'une fontaine, tandis que les angelots l'étendent sur des fils. [note]Gravure de Landry, BNF, Est. Da 20, E 073552. Une peinture sur pierre sur le même thème est également attribuée à Stella.

Dans les scènes de dévotion figurant la Vierge et l'Enfant ou la sainte Famille, le caractère familier ou intime n'empêche pas la présence des symboles usuels : les fruits présentés à Jésus par Marie, Joseph ou les anges, sont le raisin de l'eucharistie, la pomme du péché originel, ou encore des symboles plus rares comme la poire ou la branche d'olivier. Dans le Repos pendant la fuite en Egypte gravé par Poillly, un angelot pose un pain sur une table sur laquelle on distingue un couteau et un panier contenant pommes et raisin. L'ensemble symbolise à la fois le sacrifice et la rédemption du péché originel, mais sur un mode familier qui n'empêche pas une lecture profane. Le mouton avec lequel joue le petit Jean-Baptiste, qui figure sur une vingtaine de compositions de Stella, est autant un animal attachant qu'un attribut traditionnel du saint, qui rappelle sa parole dans le désert

Ecce agnus dei
, parole inscrite sur le phylactère enroulé autour de la croix du sacrifice du Christ.

La production d'oeuvres religieuses de Jacques Stella, peintre savant et pieux, s'affirmant à la face de ses contemporains aussi pius que doctus, refléta donc les courants spirituels de son temps et les combats d'une Eglise qui, à l'excessive valorisation protestante du Verbe, [opposa] l'importance égale de l'Image, moyen d'accès et de connaissance de la divinité. [note]Cousinié, op. cit. Il s'intéressa aux personnalités, tant prêtres que religieux, qui orientèrent la dévotion des fidèles vers l'idée d'une étroite corrélation entre l'enfance et la Passion du Christ, reflet d'une époque hantée par l'idée de la mort et du Salut.