Virgile couronné par Calliope

L'artiste s'approprie de mille façons les manuscrits, livres et recueils de gravures en sa possession

Il y a toujours quelque chose de magique à trouver un livre qui a été utilisé par un artiste. On entre ainsi dans son intimité. Une intimité d'autant plus grande que l'artiste nous est familier. A travers ses livres, on le découvre à l'oeuvre. On regarde avec lui les livres à figures dont il s'est entouré et dont il va s'inspirer, on le suit dans sa lecture, soulignant, annotant, dessinant dans la marge. C'est comme si l'on surprenait l'artiste au travail à des siècles de distance. Il y a là une fascination similaire à celle qu'on éprouve devant une oeuvre inachevée, suspendue dans le temps, qui nous révèle les procédés techniques et les secrets de l'artiste, le dessin sous-jacent non encore recouvert par les couleurs de l'enlumineur ou par les hachures du graveur. On devient en quelque sorte ce bon génie, regardant par-dessus l'épaule de l'artiste, comme dans la célèbre gravure où Jean Duvet s'est représenté lisant l'Apocalypse de saint Jean, en frontispice de son Apocalypse figurée parue à Lyon, chez Jean de Tournes en 1561. On se fait ange comme dans Les Ailes du désir (1987), film de Wim Wenders, assistant invisible aux activités des humains, hantant la bibliothèque, suivant du regard sous le chapiteau la voltige de la trapéziste, affrontant avec l'artiste les périls de la création.

Les traces de l'artiste dans ses livres ou dans ses manuscrits peuvent prendre différentes formes que nous allons évoquer ici en nous fondant sur des trouvailles faites au cours de nos recherches. Les exemples seront pris en grande partie dans la péninsule ibérique, notamment autour de Francisco de Holanda [note]Peintre et architecte, Francisco de Holanda (Lisbonne 1517-1584), vécut dix ans en Italie où il fut un ami proche de Michel-Ange. qui a laissé un témoignage unique sur la pensée michelangelesque dans ses Dialogues avec le maître à Rome, entre 1538 et 1540, constituant le Livre II de son traité sur la peinture, Da Pintura Antigua (1548).

En effet, la recherche des sources littéraires et figuratives de ce brillant artiste et théoricien portugais, nous a amenée à retrouver et à étudier plusieurs de ses livres, abondamment annotés, à la Bibliothèque nationale de Lisbonne et ailleurs au Portugal. Nous nous appuyons également sur quelques trouvailles faites à Lyon et en France lors de nos recherches autour du thème Sebastiano Serlio à Lyon. Architecture & Imprimerie, à l'origine d'une exposition à la Bibliothèque municipale de Lyon, d'un colloque international et d'un ouvrage collectif [note]Sebastiano Serlio à Lyon. Architecture & Imprimerie, vol. 1 : Le Traité d'architecture de Sebastiano Serlio. Une grande entreprise éditoriale du XVIe siècle, dir. Sylvie Deswarte-Rosa, Lyon, Edition Mémoire active, 2004. Trois autres volumes sont en préparation..

Des pages qui en disent long sur le possesseur de l'ouvrage

La prise de possession d'un livre par l'artiste se fait d'abord par la simple apposition de son nom, en général sur la page de titre ou sur la page de garde, en signe d'appartenance. On peut suivre parfois plusieurs générations d'artistes laissant successivement leur marque dans un même livre.

Jean Duvet lisant l'Apocalypse de Saint-Jean, signé J.D. 1555, frontispice de l' l'Apocalypse figurée, publiée à Lyon, chez Jean Tournes, en 1561 (BM Lyon, Rés. 21 911).

Citons l'exemple de ce volume provenant d'un atelier d'émailleurs, conservé à la Bibliothèque municipale de Limoges, comprenant le De articiali perspectiva de Jean Pèlerin Viator paru à Toul, chez Petrus Jacobus en 1521, et le Livre IV du traité d'architecture de Sebastiano Serlio paru à Venise, chez Francesco Marcolini en 1540, passés entre les mains de plusieurs générations d'émailleurs de la cité limousine entre 1561 et 1610, comme l'attestent divers ex-libris. L'un d'eux, en peintre impénitent, peuple de grands personnages les planches d'architecture de ces traités, vides de figures.

Citons encore le premier recueil d'épigraphie romaine publié à Rome au temps de Raphaël, les Epigrammata Antiquae Urbis chez Jacobus Mazochius en 1521, dont on retrouve dans les bibliothèques de nombreux exemplaires chargés d'annotations, de corrections et d'ajouts, le plus souvent de la main d'humanistes, quelquefois d'artistes férus d'épigraphie. L'exemplaire de Francisco de Holanda est ainsi conservé à la Bibliothèque nationale de Lisbonne, enrichi de ses annotations et de ses croquis pendant son voyage en Italie. Il inscrit son nom au coeur du volume à la manière d'une inscription épigraphique [note]BN Lisbonne, Rés 1000A1. Francisco de Holanda a hérité ce livre de Luís Teixeira, humaniste formé dans la Florence de Politien, précepteur du prince D. João, futur Jean III, comme le montre l'inscription manuscrite sur le plat de la couverture de parchemin. Nous avons retrouvé ce livre annoté il y a longtemps.. Le livre passa ensuite entre les mains de l'architecte Nicolau Frias, mort en 1610, actif à la fin du XVIe et au début du XVIIe siècle au Portugal, dont on retrouve le nom inscrit à la plume en haut de la page de garde.

L'artiste s'approprie encore d'autres façons les manuscrits, les livres et les recueils de gravures en sa possession. Il peut les utiliser comme des livres de notes ou des carnets d'esquisses, écrivant et dessinant sur les pages laissées vierges. Il faut, en effet, se souvenir que le parchemin et le papier étaient des matériaux rares et chers.

Quiconque a l'habitude de travailler sur les livres anciens est plus d'une fois tombé sur ces annotations, découvrant ainsi avec délice des tranches de vie quotidienne. Ces pages nous en disent long sur le possesseur de l'ouvrage : le pater familias s'en sert de livre de raison où il note des comptes, des dates importantes de l'histoire familiale ou des évènements marquants tel le passage d'une comète ; l'étudiant y fait ses devoirs ou des essais de plume ; la religieuse y inscrit des prières et la ménagère, des recettes ; l'artiste y dessine ou y prend des notes.

C'est déjà le cas au Moyen Age, bien avant l'invention de l'imprimerie. On voit ainsi un moine enlumineur du Xe siècle copier des recettes de couleur sur les pages vierges de parchemin à la fin d'un manuscrit du De Architectura Libri X de Vitruve, conservé à la Biblioteca de San Lorenzo de El Escorial (f-III-19) [note]BN Lisbonne, Rés 198A.. Grâce à ces notes, on apprend ainsi que les peintres lisaient Vitruve des siècles avant la première publication de son traité vers 1485. Au XVIe siècle, Francisco de Holanda dessine des projets de nouvelles monnaies du Portugal et de l'Inde pour le roi Dom Sébastien en 1568, sur la page de garde à la fin d'un ouvrage sur les vies des saints ermites par saint Jérôme et autres Pères de l'Eglise, intitulé Vitas Patrum. Libro de las Vidas de los Sanctos Padres del yermo paru à Tolède en 1553, aujourd'hui conservé à Lisbonne [note]BN Lisbonne, Rés 198A.. Il était en train d'y lire, entre autres vies de saints ermites, la Vie de Marie l'Egyptienne, qu'il annote exhaustivement et constelle de croquis dans la marge, en vue d'une composition pour ses De Aetatibus Mundi Imagines (1545-1573), magnifique chronique du monde en images, aujourd'hui à la Bibliothèque nationale de Madrid.

Cette pratique a toujours cours au XVIIIe siècle où le sculpteur espagnol Felipe de Castro (1704-1775) a l'habitude de remplir de dessins et d'esquisses les pages vierges des manuscrits et des livres de sa bibliothèque, riche de 1 500 volumes, aujourd'hui répartis entre la Real Academia de Bellas Artes de San Fernando à Madrid et la Bibliothèque de l'université de Saint-Jacques-de-Compostelle [note]Voir Claude Bédat, « Un cuaderno de dibujos del esculptor Don Felipe de Castro », Cuadernos de estudios gallegos, XXIII, 69, 1968.. Son exemplaire de l'édition italienne du traité de Charles-Alphonse Du Fresnoy, L'Arte della Pittura (Rome, 1713) montre ainsi, sur la page de titre, une esquisse de la main de Felipe de Castro de l'Ivresse de Noé. De même, le manuscrit castillan de Da Pintura Antigua de Francisco de Holanda, traduit par Manuel Denis en 1563, qui figure dans l'inventaire de sa bibliothèque avant de passer à sa mort à la Real Academia de Bellas Artes de San Fernando, présente, sur les pages laissées vierges pour les illustrations du traité, une série de dessins au crayon à sujet biblique de la main du sculpteur [note]Madrid, Real Academia de Bellas Artes de San Fernando, Archivo, Livro 361/3..

Le livre à figures comme livre de modèles

Cette pratique d'appropriation n'empêche pas l'artiste de tirer profit du contenu des livres et des manuscrits en sa possession. Cependant, on doit le reconnaître, beaucoup d'artistes collectionnent les livres moins pour le texte que pour les gravures qui les illustrent. Seul le « doctus artifex » (l'artiste savant) [note]Voir Jan Bialostocki, The Message of Images. Studies in the History of Art, Vienne, 1988., ayant reçu une éducation humaniste ou parfois autodidacte, lit véritablement les livres, un Francisco de Holanda, un El Greco, un Juan de Herrera, un Luca Penni, un Federico Zuccaro... Les programmes iconographiques, parfois sans précédents, de Jacques Stella dans ses peintures laissent supposer qu'il lisait les livres de sa riche bibliothèque, qu'il relisait la Bible et qu'il ne se contentait pas des vignettes les illustrant.

Beaucoup d'artistes se servent ainsi des livres à figures comme de recueils de modèles. Avant l'invention de l'imprimerie, les artistes avaient recours aux enluminures. On trouvait par exemple, dans leurs ateliers, des manuscrits enluminés de la Biblia Pauperum et du Speculum Humanae Salvationis, à l'origine de l'iconographie typologique de tant de retables et de vitraux. C'est à ces deux livres que les artistes du XVe et du XVIe siècles doivent tout ce qu'ils savent des anciens symboles, et ils en copient purement et simplement les dessins en les rajeunissant. [...] Toutes les oeuvres figuratives de la fin du Moyen Age ne sont que des arrangements de ces vieux originaux, écrit péremptoirement Emile Mâle [note]Historien d'art, Emile Mâle (1862-1954) fut un spécialiste de l'art chrétien médiéval, auteur réputé de L'Art religieux de la fin du Moyen Age en France. Etude sur l'iconographie du Moyen Age et sur ses sources d'inspiration, Paris, 1949., en forçant un peu trop la note. Mais il a raison de rappeler leur importance. Les artistes en extrayaient des figures et des motifs qu'ils recopiaient dans des livres de modèles. Itinérants, pour ne pas se charger, ils emportaient dans de petits étuis de cuir des collections de modèles dessinés sur des planchettes dont on peut voir un beau spécimen au Kunsthistorisches Museum de Vienne. Ainsi se diffusaient dans toute l'Europe les modèles au Moyen Age.

Jacques Stella, Jésus retrouvé par ses parents dans Le Temple, 1641-1642 toile, H. 3, 23 ; L. 200, Ville des Andelys, église Notre-Dame-du-Grand-Andelys

L'invention de l'imprimerie va favoriser encore plus la circulation des formes et des modèles. Les premiers incunables, abondamment illustrés, jouent ce rôle de recueils de modèles : les livres d'heures parisiens, le Liber Chronicarum d'Hartmann Schedel, parut à Nuremberg chez Anton Koberger en 1493, connu aussi comme la Chronique de Nuremberg, le Speculum Humanae Salvationis, publié à Bâle chez Bernard Richel en 1476, puis à Lyon par Matthieu Husz sous le titre de Miroir de la Rédemption de l'humain lignage trois ans plus tard [note]BM Lyon, Rés. Inc. 231. Artistes et artisans y puisent des motifs.

Il y a même des exemples extraordinaires ! Ainsi voit-on les artistes du peuple Sapi, sur la côte de l'actuelle Sierra Leone en Afrique occidentale, tailler des motifs tirés des livres d'heures parisiens de Thielman Kerver et de la Chronique de Nuremberg, dans l'ivoire de leurs olifants destinés au marché européen. A peine sortis des presses, ces livres abondamment illustrés arrivaient en Afrique sur les bateaux des Portugais. Certains auteurs ont d'ailleurs conçu leur oeuvre à l'intention des artistes, tel Gilles Corrozet qui déclare dans l'Hecatomgraphie paru à Paris, chez Denis Janot, en 1540 :

    Aussy pourront ymagers et ailleurs, painctres, brodeurs, orfevres, esmailleurs, prendre en ce livre aulcune fantaisie comme ilz feroient d'une tapisserie.

« Qui peut aller à la source ne va pas à la cruche »

Aux XVe et XVIe siècles, Lyon joua un rôle clé dans la circulation des modèles entre le Nord et le Sud de l'Europe. On connaît la fortune des livres à figures lyonnais enrichis des vignettes gravées sur bois de Bernard Salomon, réservoir de scènes et de motifs pour les artisans et les artistes. Les peintres de majoliques y puisèrent abondamment en Italie [note]Voir Majoliques européennes, reflets de l'estampe lyonnaise. Actes des Journées d'études « Estampes et Majoliques en Europe au XVIe siècle » (Rome-Lyon, 1996-1997), dir. Sylvie Deswarte-Rosa, éd. Jean Rosen, Dijon, Editions Faton, 2003., tout comme les créateurs de meubles de la région lyonnaise. En plein XVIIe siècle, les livres à figures lyonnais continuent à fasciner les artistes comme le montre l'inventaire de la bibliothèque du peintre lyonnais Jacques Stella où l'on rencontre pas moins d'une dizaine d'ouvrages, où l'on trouve, après le titre, la mention « figures de petit Bernard ».

L'artiste a besoin de modèles pour nourrir son invention. Telle l'abeille, il butine d'oeuvre en oeuvre et se constitue un trésor de modèles. Léonard de Vinci recommande au peintre dans le Libro di pittura d'avoir toujours avec lui un petit livre de papier teinté (« un piccolo libretto di carte tinte »), où il notera « con breve segni » les mouvements des figures observées autour de lui, ainsi qu'un « piccolo libretto di carte inossate», c'est-à-dire fait de papier préparé à la poudre d'os où il pourra dessiner à la pointe d'argent des figures ou des groupes de figures en vue des scènes ou istorie qu'il doit peindre. On connaît les célèbres carnets de Léonard de Vinci. Cependant, Léonard, bien qu'il s'entoure lui-même de livres, exhorte inlassablement ses élèves à l'étude d'après nature, car, dit-il, qui peut aller à la source ne va pas à la cruche (

perchè chi può andare alla fonte non vada al vaso
) [note]Voir J. P. Richter, The Literary Works of Leonardo da Vinci, Londres, Phaidon, 1970 (1ère éd. 1883)..

Ainsi les artistes avaient-ils toujours avec eux de petits carnets, qu'ils remplissaient de figures et d'ornements [note]Sur les différents types de livres de dessins, voir Arnold Nesselrath, « I libri di disegni di antichità. Tentativo di una tipologia », in Salvatore Settis (éd.), Memoria dell'antico nell'arte italiana. Tome 3 : « Dalla tradizione all'archeologia », Turin, Einaudi, Biblioteca di Storia dell'arte, 1986.. A Rome, ils copient dans leurs taccuini les statues antiques et les scènes peintes en clair-obscur sur les façades des palais comme le recommande vivement Giovan Battista Armenini dans son traité De' Veri Precetti della Pittura (1586). A Lyon, ils copient beaucoup d'après les gravures sur cuivre (taille douce) arrivant en abondance dans la ville et d'après les xylographies (gravures sur bois) des livres.

Un artiste à l'oeuvre sur un livre à figures lyonnais

La Bibliothèque de la Ville de Lyon possède dans son Fonds ancien [note]BM Lyon, Rés. 106 078 les oeuvres complètes de Virgile, Opera Virgiliana, éditées par Jacques Sacon à Lyon en 1517, en deux volumes, abondamment illustrées de gravures sur bois. Cet exemplaire a appartenu à Jacques Amyot (Melun, 1513-Auxerre, 1593), le célèbre traducteur de Plutarque ainsi que l'indique sa signature apposée sur la page de titre [note]La Bibliothèque conserve sept ouvrages ayant appartenu à Jacques Amyot, comme l'indique sa signature sur la page de titre de ces livres. Sur Jacques Amyot, voir Alexandre Cioranescu, Vie de Jacques Amyot, Paris, Droz, 1941, qui ne signale qu'un seul de ces ouvrages, les Vitae Pontificum de Platina.. Comme le signale Baudrier dans sa Bibliographie lyonnaise, cette édition est en fait la reprise, avec toutes les illustrations, de l'édition faite par les soins de Sébastien Brant à Strasbourg chez Jean Grüninger en 1502.

Ses deux cent quatorze belles gravures ont été exécutées selon les voeux de Brandt, spécifiés à la fin de l'ouvrage, afin de rendre Virgile accessible aux plus simples
, écrit Charles Schmidt dans son analyse de l'édition strasbourgeoise [note]Charles Schmidt, Répertoire bibliographique strasbourgeois jusque vers 1530, Baden-Baden, Librarie Heitz, 1963..

On peut supposer que Jacques Amyot se servit de cette précieuse édition lyonnaise de Virgile comme étudiant puis dans son enseignement, d'abord en tant que jeune précepteur à Bourges, successivement des neveux de Jacques Colin, abbé de l'abbaye de Saint-Ambroise, de 1534 à octobre 1537, puis des enfants de Guillaume Bochetel, notaire et secrétaire du roi, de 1537 à 1543, avant de l'être à nouveau à la cour, à partir de 1557, des enfants de France, les ducs d'Orléans et d'Anjou, les futurs Charles IX et Henri III. On voit le jeune Amyot acheter en 1534 à Bourges pour ses élèves une autre édition de Virgile, celle-ci publiée par Robert Estienne, à côté de deux manuels d'Erasme, De copia et De conscribendis epistolis [note]J.Y. Ribault, « Le séjour de Jacques Amyot à Bourges (1534-1546) », dans Fortunes de Jacques Amyot: actes du colloque international, Melun, 1985, éd. M. Balard, Paris, 1986..

Utilisées dans l'enseignement, ces éditions de Strasbourg et de Lyon de l'Opera Virgiliana, avec leurs 214 xylographies, ont été également une source iconographique et un répertoire de compositions pour les artistes. Un des grands peintres italiens de son temps, Nicolò dell'Abate (Modène 1509 ? - Fontainebleau ? 1571), s'en inspira, sans doute de l'édition de Lyon, dans son cycle peint de l'Enéide au cabinet de Giulio Boiardo dans la Rocca de Scandiano, entre Modène et Reggio Emilia, vers 1540. On trouve en effet à la Biblioteca Estense de Modène un exemplaire de l'édition de Lyon.

L'exemplaire de l'Opera Virgiliana conservé à Lyon vient nous en donner la confirmation. Le premier volume s'ouvre sur la scène de Virgile couronné par la muse Calliope. Virgile est couronné par la muse de la poésie épique dotée de deux grandes ailes. Il s'agit d'une véritable scène du couronnement du poète s'adonnant à ce genre poétique, cérémonie remise à l'honneur par Pétrarque qui fut couronné à Rome sur le Capitole le dimanche de Pâques 8 avril 1341.

Virgile couronné par la muse Calliope, in Opera Virgiliana Lyon, Jacques Sacon, 1517, vol. 1, f. II recto (BM Lyon, Rés. 106 078).

Virgile est entouré des grands personnages de la société romaine de son temps, dont les noms sont inscrits sur des phylactères dans un latin approximatif : à sa droite, Mécène, l'empereur Auguste et l'architecte Vitruve (Marcus Vitruvius Pollio) ; à sa gauche, ses amis Varius et Tucca qui ont publié l'Enéide, le poète Cornelius Gallus, un autre de ses amis, et à l'arrière, les mauvais poètes, Maevius de dos, et Bavius se lamentant, ennemis de Virgile et d'Horace. Tous ces personnages sont en costume de la Renaissance d'une grande fantaisie.

Quel ne fut pas notre étonnement en découvrant, en tournant la page, que le groupe central de Virgile couronné par la Muse Calliope, a été copié à la sanguine par un artiste, comme le montrent le motif apparaissant inversé sur le verso blanc du folio et la légère coloration rosâtre de la page et du folio suivant (f. +iij recto). Les opérations de transfert étaient courantes chez les peintres et les graveurs pour transposer le dessin sur le tableau, sur la plaque à graver ou simplement sur une autre feuille blanche. Les artistes s'en servaient aussi pour calquer un motif d'une gravure ou, comme c'est le cas ici, d'une illustration de livre.

La technique la plus courante consiste à « rougir à la sanguine » le verso de la feuille dessinée ou gravée, c'est-à-dire à étaler avec un chiffon de la poudre de sanguine sur le papier, puis à repasser plusieurs fois, au recto, avec un stylet en ivoire ou en bois dur, les contours du dessin ou de la gravure à reproduire pour le transposer sur le nouveau support.

Si l'on veut éviter de salir le dos du dessin ou de la gravure, on a recours à une autre méthode. Il faut intercaler, entre le dessin à reproduire et le nouveau support, une feuille intermédiaire d'un papier fin passé à la sanguine, selon le même principe que le papier carbone des vieilles machines à écrire du XXe siècle. Après avoir placé successivement sur le support, d'abord la feuille rougie à la sanguine, face vers le support, puis le dessin ou la gravure à décalquer, on passe le stylet avec beaucoup plus de pression, et à plusieurs reprises, sur les contours pour avoir une bonne copie de l'original. Plus la feuille intercalée sera mince, plus le calque sera net, car il s'agit de traverser deux couches de papier.

Pour ce qui est de Virgile et Calliope, du fait de l'apparition du motif inversé au verso de la gravure, il est vraisemblable que l'artiste a eu recours à la première méthode et a ensuite effacé de son mieux les traces de sanguine, ne laissant plus qu'une légère coloration rose au dos de la gravure et sur la page en vis-à-vis.

Ces pratiques de transfert sont décrites dans les traités artistiques. Déjà Vasari, dans ses Vies des meilleurs peintres, sculpteurs et architectes (Florence, Torrentino, 1550 ; 2e éd., Giunta, 1568), évoque dans le court traité introductif sur la peinture, très riche en données techniques, l'opération de report du dessin sur le tableau, recommandant l'emploi non de la sanguine mais de la poudre noire :

... bisogna tinger di dietro il cartone con cabone o polvere nera, acciocchè, segnando poi col ferro, egli venga profilato e disegnato nella tela o tavola.
(Il faut teinter l'envers du cartone avec du charbon ou de la poudre noire ; puis à l'aide du fer, on repasse les contours dont le tracé est ainsi dessiné sur la toile ou le panneau.)

Baldinucci dans son Vocabolario toscano dell'arte del disegno (Florence, 1681, p. 25) donne l'explication suivante sous le verbe « calcare », calquer :

Aggravare colla punta d'uno stile d'avorio o di legno duro, i dintorni d'alcun disegno, fatto sopra carta ordinaria o trasparente, a effetto di far comparire sopra altra carta, o tela, o muto, esso dintorno, per poi farne altro disegno, o pittura.
(Suivre, en faisant pression, avec la pointe d'un stylet en ivoire ou en bois dur, les contours d'un dessin sur papier ordinaire ou transparent, afin de faire apparaître sur une autre feuille de papier ou sur la toile ces contours, pour en faire ensuite un autre dessin ou bien une peinture.)

Virgile couronné par la Muse Calliope, in Opéra Virgilina Lyon, Jacques Sacon, 1517, vol. 1, f. ii verso (BM Lyon, rés. 106 078). Verso teinté de sanguine montrant le groupe de figures de Virgile couronné par la Muse Calliope, en sens inverse.

Au XVIIe siècle, Abraham Bosse, dans son Traité des manieres de graver en taille douce sur l'airain paru à Paris en 1645, décrit les différentes techniques de report du dessin utilisées par les graveurs [note]Abraham Bosse, Traité des manieres de graver en taille douce sur lairain. par le moyen des eaues fortes et des vernix durs et mols ensemble de la Façon d'en Imprimer les Planches, et d'en Construire la Presse, Paris, 1645 ; Paris, Gutenberg reprint, 1979. Sur les opérations de transfert en gravure, voir Michael Bury, The Print in Italy 1550-1620, Londres, The British Museum Press, 2001. : faire & arrêter bien correctement au crayon, à la plume, ou au pinceau votre dessein sur du bon papier, & en rougir après le derriere avec de la poudre de bonne sanguine, en l'espandant dessus & la frottant avec un petit linge, en sorte qu'il soit bien rouge partout [...] ; ou bien que vous ne voudriez pas le gâter de sanguine par le derrière, vous prendrez un papier assez fin de la grandeur de votre dessein, & le frotterez de sanguine d'un côté, comme j'ai dit ci-devant ; &; appliquerez le côté rougi sur votre planche ...

Plus loin, Bosse dit encore sur la manière de contretirer ou calquer le dessein : Ayant vostre dessein arresté bien fixe sur la planche, vous prendrez une pointe à calquer & la passerez sur tous les contours des figures qui le composent, en l'appuyant assez fort & également, surtout quand il y a deux papiers ; car si votre dessein est rougi par derrière, il ne faut pas appuyer si fort que s'il y a deux papiers, soit que l'un soit huilé ou non ; car si le dessein n'est pas rougi par derrière, & que le rouge soit sur un autre papier, ce sont deux papiers que vous avez sous votre pointe, & par conséquent il vous faut appuyer une fois plus fort que s'il n'y en avoit qu'un, à sçavoir le dessein rougi par derriere. Cela fait, vous devez sçavoir que tous les contours de votre dessein sur lesquels vous aurez passé ainsi votre pointe, seront marqués, empreints ou calqués sur le vernis de la planche.

Qui est derrière cette opération de transfert exécutée sur l'exemplaire de l'Opera Virgiliana de la Bibliothèque de Lyon ? Un simple artisan, un orfèvre, un peintre de majolique ou un artiste en quête de modèles, un imprimeur à la recherche d'une marque, un antiquaire ou un homme de lettres désirant illustrer un manuscrit ? Ce Virgile couronné par la muse Calliope, peut-être le retrouvera-t-on un jour ornant le fond d'une coupe de majolique, le centre d'une tapisserie, les murs d'une maison des champs, gravé sur une rondache de parade ou repris dans une marque d'imprimerie ou encore estampé sur une reliure d'une édition de Virgile. On aimerait bien connaître le devenir de ce groupe de figures, suivre encore un peu l'artiste au travail...

Les artistes qui lisent

Mais abandonnons l'artiste à sa table de travail devant sa copie à la sanguine de Virgile et Calliope...

Retournons à Jean Duvet plongé dans la lecture de l'Apocalypse de saint Jean. Divinement inspiré, il va traduire la beauté du texte prophétique en images, sondant les mots, oubliant un peu les modèles. Retournons encore à Francisco de Holanda lisant la Vie de Marie l'Egyptienne, la plume à la main, faisant des petits dessins dans la marge des différents éléments et épisodes de l'histoire, et finalement la composition d'ensemble adoptée dans son image. Approchons-nous enfin de Jacques Stella relisant une fois encore l'Evangile de Luc, s'arrêtant sur l'épisode de « Jésus parmi les docteurs » : il choisit une scène rare, le moment où Jésus, retrouvé par ses parents dans le Temple avec les docteurs et réprimandé par Marie, désigne le ciel en disant Pourquoi donc me cherchiez-vous ? Ne saviez-vous pas que je dois être dans la maison de mon Père ?

Il est en effet des artistes qui lisent les livres, même dépourvus d'images, à la recherche « des trésors qui y sont cachés ». Sans [les livres], le peintre ne pourra saisir la raison des choses, ni gravir les nombreuses marches qu'il faut monter pour atteindre le haut Temple de la Peinture, déclare Francisco de Holanda [note]Francisco de Holanda, Da Pintura Antigua, éd. Angel González Garcia, Lisbonne, Imprensa Nacional - Casa da Moeda, 1984, Livre I, chap. 8 « Que sciencias convem ao pintor » (Quelles sciences conviennent au peintre).. Lecteurs omnivores, ils poursuivent l'idéal du doctus artifex esquissé par Vitruve au début de De Architectura [note]J. Bialostocki, op. cit. (note 9)..

Dans son chapitre sur l'éducation des architectes, De architectis instituendis, Vitruve exige « une grande diversité d'études et de connaissances » : la géométrie, l'optique, l'arithmétique, l'histoire, la philosophie, la musique, la médecine, la jurisprudence, l'astrologie. Lui emboîtant le pas, les théoriciens de l'art de la Renaissance consacrent dans leurs traités un chapitre aux sciences que doit connaître le peintre, Léonard de Vinci dans son Trattato della Pittura comme Francisco de Holanda dans Da Pintura Antigua, suivis par la plupart des théoriciens des XVIe et XVIIe siècles.

Le « vrai peintre », comme l'appelle Holanda, ne se contente pas de savoir la géométrie, la perspective, l'anatomie, l'anthropométrie et la physiognomonie, disciplines habituelles qu'il lui faut connaître. Il ne doit reculer devant aucune lecture, depuis « les fables de la poésie » jusqu'à la musique et les nombres pour connaître la véritable harmonie, depuis la cosmographie « pour la représentation de la terre et de la mer » et de « la grande machine du monde » jusqu'à l'astrologie pour connaître « les mouvements des orbes de la sphère céleste ».

Et une fois dans toute sa vie il lui reviendra de franchir le dixième ciel empyrée et, avec Denys l'Aréopagite [note]Selon les Actes des Apôtres, Denys était l'un des juges de l'Aréopage d'Athènes, tribunal devant lequel comparut saint Paul. Converti par les paroles du saint, il fut nommé par ce dernier premier évêque de la ville. Il fut brûlé vers l'an 95., de contempler en chaste esprit les neuf choeurs d'esprits angéliques et d'intelligences avant d'atteindre le lieu où flamboient les séraphins devant la première source et cause de la Divine Peinture, qui est Dieu suprême, car sans arriver à cette hauteur, il ne pourra jamais atteindre à l'Elévation, ni être le Peintre Parfait d'aucune oeuvre céleste
, conclut Holanda.