Antoine plutôt qu'Antoinette
Les Bouzonnet-Stella ou l'art de la thèse au XVIIème siècle
Le Fonds Chomarat de la Bibliothèque municipale de Lyon vient d'acquérir une thèse de philosophie imprimée sur soie en 1671 [note]BM Lyon, Chomarat Est 17125.. Elle a la particularité de comporter, pour la partie supérieure, un portrait de saint Augustin représenté en évêque, tenant un coeur enflammé dans la main gauche, signé « » et gravé par Guillaume Vallet [note]Voir sa biographie dans le Dictionnaire des éditeurs d'estampes à Paris sous l'Ancien Régime, Paris, Promodis, Cercle de la Librairie, 1987.. L'élève, Sébastien de Gerus, étudiant au collège des jésuites de Toulouse, a dédié le fruit de son travail à l'évêque de Couserans, Bernard de Marmiesse, dont les armes figurent sous le portrait. La grande fragilité du support explique l'extrême rareté de ces documents graphiques dont très peu d'exemplaires complets sont parvenus jusqu'à nous.
Portrait de Saint Augustin, siné "AT. Stella", figurant dans la partie supérieure de la thèse (BM Lyon, Fonds Chomarat, Est. 17125).Ainsi, pour l'ensemble des collections patrimoniales conservées à Lyon, on ne peut citer, jusqu'à ce jour, qu'une seule thèse imprimée sur soie au XVIIe siècle, celle du musée d'Histoire de la Médecine [note]Thèse de Juste-Henri de Cublizes de Mongiraud sur les effets de la philosophie péripatéticienne, imprimée en 1664 à Valence par Ludovic Muguet. Elle est cotée 927 et a été décrite dans le tome 8 (Rhône-Alpes) du Répertoire des livres imprimés en France au XVIIe siècle, n° 20, Baden-Baden, Valentin Koerner, 1983.. Trois autres thèses sur le même support figurent également à l'inventaire du musée Gadagne mais elles ont toutes été imprimées au XVIIIe siècle, à Lyon, entre 1706 et 1752 [note]Thèse de philosophie soutenue par Stéphane Aymonet en août 1706 (inv. 75.4.7) ; exercice littéraire de Pierre Graugnard, écolier de seconde dans l'église du second collège de la Compagnie de Jésus, Lyon, Claude Perrot, sans date, vers 1735 (inv. 317) ; thèse de philosophie soutenue par Joseph Fourcheut, Lyon, Aimé Delaroche, 1752 (inv. sn).. Quant au musée des Tissus et Arts décoratifs, seul le frontispice isolé, non signé, d'une thèse de philosophie, soutenue en Italie au XVIIe siècle, est conservé. Outre la disparition de la partie inférieure sur laquelle étaient imprimées les positions, ce fragment de satin de soie, très lacunaire, comporte de trop nombreuses déchirures pour envisager une identification complète [note]Lyon, Musée des Tissus, inv. N° 46882. Pièce décrite sous le n° 37 dans « Estampes et textes imprimés sur tissus de soie, catalogue raisonné de thèses et d'exercices publics XVIIe-XIXe siècle » par Jean-François Delmas in Bulletin du Bibliophile, 2005.. Mais quel peut bien être cet objet tellement rare et quelle peut bien être sa fonction dans l'enseignement sous l'Ancien Régime ?
Belle thèse, thèse de satin
En 1694, le Dictionnaire de l'Académie Française [note]Le Dictionnaire de l'Académie Française dédié au Roi, Paris, Coignard (BM Lyon, 23371). précise qu'une thèse est une Proposition, question sur laquelle on discourt. Thèse générale, thèse particulière. Vous sortez de la thèse... Feuille imprimée qui contient plusieurs propositions tant générales que particulières de philosophie, théologie, droit, médecine, etc. Belle thèse, thèse de satin, thèse magnifique, il faut que j'aille à son acte, il m'a envoyé une thèse. Distribuer, apporter une thèse, présenter des thèses, afficher des thèses. Papier à thèses. Il a dédié ses thèses à... Le syndic a censuré ses thèses. Ses thèses sont hardies, téméraires. C'est une thèse positive. Il a été nommé pour examiner sa thèse. Se prend aussi quelques fois pour la dispute des thèses, assister à des thèses, le jour, la veille, le lendemain de ses thèses, j'ai été aux thèses d'un tel. Présider une thèse.... L'édition de 1740 du Dictionnaire ajoute qu'il s'agit d'une feuille imprimée, soit en papier, soit en satin, qui est ordinairement enrichie de quelque estampe. On imprime aussi des thèses en cahiers et on les distribue de même que celles qui sont en feuilles....
Ce n'est qu'au début du XVIIe siècle que les thèses furent illustrées, les frontispices gravés apparaissant en même temps dans la plupart des provinces, aussi bien pour des thèses de philosophie et de théologie que pour celles de médecine ou de droit. Mais, c'est à partir des années 1625-1630 que le nombre de thèses illustrées augmente de façon significative et que le choix des illustrations se diversifie. Peu à peu, les étudiants prennent l'habitude de s'adresser à des graveurs reconnus qui signent leurs oeuvres et les planches ne sont plus que rarement anonymes.
Illustrissimo Ecclesiae Principi Dom.. Bernardo de Marmiesse, Episcopo Conseranensi, et in Convenarum Comitis Praesidi perpetuo [...], thèse imprimé sur soie, Toulouse, Apud Ioannem Pech, 1671 (BM Lyon, Fonds Chomarat, est. 17125).Si les établissements universitaires, collèges ou facultés, recommandent parfois la publication en livrets in-4°, l'usage du placard (ou affiche) tend à se répandre, dont les dimensions importantes, en général de 52 à 59 cm de large pour 77 à 91 cm de haut, imposent l'utilisation de deux cuivres. Il en est ainsi pour la thèse du Fonds Chomarat qui mesure 58,5 x 92 cm et avec son cadre, 67 x 101,5 cm ! Après 1635, il arrive que le haut de la thèse, qui porte l'image principale avec une dédicace et le bas, qui contient les positions, forment un tout. Mais le plus souvent, les cuivres sont indépendants et interchangeables. Cette nouvelle utilisation de « l'estampe à image » devient pour les graveurs une source de travail et de revenus non négligeable. D'autant que le nombre de thèses soutenues par les étudiants dans tout le royaume est alors considérable et le restera jusqu'à la Révolution.
Quant au nombre d'exemplaires imprimés pour chaque thèse, on peut citer, à titre d'exemple, le contrat passé à Paris, le 12 décembre 1641, entre le graveur Gilles Rousselet et François Quatr'Homme, bachelier en théologie, pour une thèse dédiée à Sublet de Noyers, moyennant la somme de 900 livres. On y apprend que ledit Rousselet sera tenu de fournir deux planches de la grandeur et format au dessin et crayon que le sieur Stella y a fait représentant une Minerve et un génie avec les arts libéraux.... Le tirage convenu est de 900 exemplaires dont 20 sur soie, en trois livraisons effectuées les 23, 24 et 25 février. Il est également indiqué dans le contrat que les affiches collées, rognées et dorées, avec le titre, l'épître, le bas et devises, si aucune n'a été gravée au burin, sont aux frais dudit Rousselet, lequel aura seulement à fournir le papier et satin nécessaires avec les positions imprimées pour le 8 février.... La thèse fut soutenue à la Sorbonne, le 28 février 1642, seulement quelques jours après que Rousselet en eut achevé l'impression . En dehors de cette thèse, Jacques Stella est également l'auteur d'une Fuite en Egypte réalisée pour une thèse de théologie soutenue par Pierre Lochon, qui nous est parvenue incomplète [note]Paris, Bibliothèque Sainte-Geneviève : W fol. 354 inv. 241 (5). Meyer, op. cit., n° 52., et une Allégorie en l'honneur de la famille de Castillon [note] Paris, BNF : Da 20 fol. (82C 109164). Meyer, op. cit., n° 53..
La dédicace de la thèse justifie la magnificence de l'illustration, car la soutenance est avant tout une cérémonie « rituellique » dont le dédicataire est le héros autant que le candidat. Lorsque c'est un haut personnage : membre de la famille royale, ministre, cardinal, archevêque, évêque - comme c'est ici le cas avec Bernard de Marmiesse - intendant, président du parlement, le placard et parfois son portrait, peint, dessiné, gravé ou même brodé, sont affichés sous un dais face à l'assistance, au-dessus du fauteuil monté sur une estrade qui lui est réservé, suivant un cérémonial également observé dans les églises ou les palais pour les grandes occasions. Bien qu'on ignore, de façon précise, l'effet de ces dédicaces solennelles, il est certain que les étudiants, leurs parents ou les collèges en attendaient quelques retombées, que ce soit se concilier les bonnes grâces du dédicataire, une place future ou une récompense afin de dédommager en partie les frais occasionnés par la cérémonie.
Un saint Augustin inconnu
Extrait de la thèse imprimée sur soie Toulouse,Apud Ionnam Pech, 1671 (BM Lyon, Fonds Chomarat, Est. 17125).Pour revenir à la thèse du Fonds Chomarat, qui a échappé, à ce jour, à tous les spécialistes du sujet ou aux différents membres de la famille Stella, nous allons tenter d'apporter quelques précisions tant au niveau de la figure, du dessinateur de la gravure, du graveur lui-même que de l'imprimeur toulousain. La bonne facture de la gravure implique que le dessinateur du sujet, en l'occurrence Antoine Bouzonnet-Stella, connu pour être le collaborateur habituel du graveur Guillaume Vallet, ait eut sous les yeux une peinture de grande qualité. Louis Réau dans son Iconographie de l'Art chrétien, liste les différents portraits connus de saint Augustin, notamment ceux du XVe au XVIIe siècle, contemporains des Stella [note]Paris, Presses Universitaires de France, 1958. Tome 3 : Iconographie des saints.. Il ne peut donc pas s'agir de celui peint en 1480 par Botticcelli où saint Augustin est représenté dans sa bibliothèque, la mitre posée sur une table à ses côtés. Il en est de même pour le saint Augustin de Pinturicchio (il trône dans une niche avec un livre et la crosse), ou ceux de Gaspard de Crayer (le saint en extase voit un coeur ailé et enflammé), et de Murillo (Jésus perce d'une flèche son coeur enflammé).
Restent les deux portraits conservés au Louvre, par Borgognone (il est représenté, la crosse en main avec un donateur agenouillé) ou celui peint vers 1476 par Juste de Gand, sans doute celui le plus proche de notre gravure, puisque l'on voit saint Augustin en évêque, la main gauche posée sur un livre et l'autre en l'air mais sans le coeur [note]Département des peintures, MI 650.. Nous pourrions poursuivre en citant également le saint Augustin (peinture anonyme du XVIIe siècle) conservé au Musée de Dôle, également assez proche malgré une mitre au décor différent, mais nous devons revenir au dessinateur « » qui signe l'illustration de notre thèse.
Comme nous l'avons déjà dit, il ne peut s'agir que du neveu de Jacques Stella (1596-1657), Antoine Bouzonnet-Stella (1637-1682), et non de sa soeur Antoinette (1641-1676), l'initiale « AT. » du prénom pouvant prêter à confusion. Antoine est connu pour avoir contribué à l'illustration de plusieurs thèses, ce qui n'est pas le cas d'Antoinette. En revanche, une autre de ses soeurs, Claudine Bouzonnet-Stella (1636-1697) a collaboré à des thèses gravées et éditées à Paris par Gantrel, comme, en 1678, le portrait de François de Harlay, passe-partout allégorique, réalisé d'après un dessin de son frère Antoine [note]Paris, Bibliothèque Sainte-Geneviève, Est. 111. Thèse probable de François Fortstall, réédition avec portrait de Pierre de Bonzi, réédition probable pour la thèse de Jean Dupuis. Meyer, op. cit., page 159 et n° 15. Inventaire du Fonds français, XVIIe siècle, n° 42..
Ce dernier est connu pour deux autres compositions, également éditées et gravées par Guillaume Vallet, sans doute commandées par les jésuites : une Apparition du Christ à François-Xavier et un Zèle de François-Xavier [note]Paris, BNF : Da 20 b. Meyer, op. cit., note 118.. Vallet trouve parfois, pour l'illustration de ses thèses, des modèles parmi ses propres gravures. Ainsi, il fit copier par son atelier une interprétation des Anges adorant l'agneau mort sur la croix [note]Reproduite par Meyer, op. cit., fig. 50. d'Antoine Bouzonnet-Stella, une réplique, hâtive, inversée et réduite qui perd la qualité de l'original [note]Reproduite par Meyer, op. cit., fig. 51.. Il fit de même bien plus tard, le 17 octobre 1722, pour la thèse d'Etienne Guenyard soutenue à la Sorbonne, avec une Nativité gravée avec soin et délicatesse, toujours d'après le même artiste, décédé depuis près de 40 ans. Très fidèle, la seconde version n'est reconnaissable qu'à de légères modifications apportées à la lettre [note]Meyer, op. cit., pages 133-134 et n° 15.. Il semble que cette pratique était courante dans les ateliers parisiens au XVIIe siècle, ce qui ne fait que rendre plus compliquée encore toute volonté d'attribution exacte.
De Toulouse à Paris
Après le peintre et le graveur dont les noms figurent sur la thèse du Fonds Chomarat, il nous reste à aborder la question de l'imprimeur, à savoir Jean Pech, dont la production est si peu connue qu'il n'est même pas cité dans le Répertoire d'imprimeurs-libraires publié par la Bibliothèque nationale de France ! [note]Par Jean-Dominique Mellot, Elisabeth Queval et Antoine Monaque, Paris, 2004. Voir la notice sur la veuve de Jean Pech, active à Toulouse entre 1698 et 1701, dans le Dictionnaire des femmes-libraires en France (1470-1870), par Roméo Arbour, Genève, Droz, 2003.. Il ne fait pas de doute qu'étant le libraire de la Compagnie de Jésus à Toulouse, et suite à la commande de l'élève Sébastien de Gerus, Pech a sans doute commandé directement l'impression et la réalisation de l'illustration à son confrère, Guillaume Vallet, dont la boutique se trouvait rue Saint-Jacques, à Paris, dans le quartier des marchands d'estampes, à l'image de Saint Louis.
En conclusion, l'apport de la famille Stella, essentiellement Jacques, Antoine et Claudine, à la réalisation des thèses imprimées au XVIIe siècle est loin d'être négligeable. C'est un axe de recherche complémentaire à l'étude de leurs peintures, mais cette étude est d'autant plus difficile à mener que la plupart de ces estampes ont été découpées ou démembrées.
Le haut et le bas ont été souvent séparés et dispersés et l'on a rarement la chance de trouver collées au bas de l'image les informations qui concernent la soutenance. La thèse du Fonds Chomarat, qui nous est parvenue dans son intégrité, en est encore plus précieuse.