Détenu 6761 : Anselme Petetin, journaliste

Sur les traces du rédacteur en chef du Précurseur

La nouvelle prison de Lyon [note]Il s'agit de la prison Saint-Joseph, construite par l'architecte Louis Pierre Baltard, toujours en activité à l'aube du XXIe siècle. est un établissement moderne, à défaut d'être confortable. Implantée au sud de la ville, à proximité du confluent, dans le faubourg de Perrache qui lui a donné son nom, c'est une prison très vaste et conçue même avec une certaine élégance. Six bâtiments, reliés par une terrasse étroite destinée à la circulation des gardiens, servent d'habitation aux prisonniers. Au centre se trouve un septième bâtiment dont le rez-de-chaussée est occupé par le logement du concierge, le bureau du greffier et le guichet. L'infirmerie est au premier étage et il y a aussi une fort jolie chapelle où les détenus entendent la messe tous les dimanches. La façade principale est habitée par l'économe et les religieuses de Saint-Joseph dont les fonctions consistent à vendre aux prisonniers, pour le compte de l'administration, le vin, la bière, les comestibles et les objets nécessaires aux différents usages de la vie.

Proclamation du Précurseur, 23 novembre 1831 (BM Lyon, 5568)

Allongé sur le grabat de sa cellule dont les murs épais et la faible ouverture offrent une relative mais appréciable fraîcheur en ce début de juillet, Anselme Petetin se souvient que la mise en service de cette nouvelle prison coïncida avec son arrivée à Lyon et son entrée au Précurseur [note]Le Précurseur (1821-1834) était la continuation de l'éphémère Journal de Lyon et du Midi, paru de mars à novembre 1821. Journal d'opposition sous la Restauration, il ferrailla contre la censure du gouvernement ultra-royaliste de Charles X, ce qui lui valut plusieurs procès et jeta un temps en prison son rédacteur en chef, Morin. Sous la Monarchie de Juillet, il se montra tout d'abord un appui fidèle du nouveau régime, selon le désir de ses actionnaires appartenant aux notabilités de la ville, comme le maire Prunelle, plusieurs adjoints, le Procureur général de la Cour d'appel... La nomination d'Anselme Petetin, jeune journaliste parisien nommé rédacteur en chef à l'automne 1831, marqua un virage à gauche de la ligne éditoriale, juste au moment où éclatait la première insurrection des canuts. Au printemps de 1833, Petetin finit par se retrouver en prison, puis quitta Lyon et Le Précurseur disparut pour renaître aussitôt avec un nouveau titre, Le Censeur, qui exista jusqu'en décembre 1849. en qualité de rédacteur en chef. C'était il y a à peine deux ans, en novembre 1831, quelques jours avant que n'éclatât l'insurrection des chefs d'ateliers et ouvriers de la soie. Il se rappelle la colère de Jean-Baptiste Monfalcon [note]Jean-Baptiste Monfalcon (1792-1874) fut à la fois médecin, bibliothécaire de la Ville, journaliste et historien. Bien en cour sous la Monarchie de Juillet, il participa à la fondation du Courrier de Lyon (1832) et collabora au Précurseur qu'il quitta, amer, lors de l'arrivée de Petetin. Il rédigea alors une Histoire des insurrections de Lyon (1834), prudemment soumise à l'approbation des autorités et une Histoire monumentale de Lyon. qui, furieux d'être évincé de la direction, avait exigé la publication d'un communiqué informant les abonnés qu'il cessait toute collaboration avec le journal. Tribune de l'opposition libérale pendant la Restauration, Le Précurseur, journal constitutionnel de Lyon et du Midi, était devenu, à l'avènement de la monarchie de Juillet, la feuille officieuse du nouveau régime. Dans les semaines qui avaient précédé l'arrivée d'Anselme Petetin, et alors que Jean-Baptiste Monfalcon assurait l'intérim, Le Précurseur avait pris fait et cause pour les négociants soyeux, dans le bras de fer qui les opposait aux chefs d'ateliers.

Durant la première quinzaine de novembre 1831, le journal avait multiplié les éditoriaux virulents, dénonçant les revendications des ouvriers et affirmant le non-sens économique du Tarif qu'ils entendaient imposer avec le soutien, jugé scandaleux et illégitime, de l'autorité préfectorale. Une très vive polémique s'en était suivie avec le préfet Bouvier du Molart. Dans sa livraison du 7 novembre, Le Précurseur s'était également livré à une attaque frontale contre L'Echo de la Fabrique [note] Feuille hebdomadaire née trois semaines avant la première insurrection des canuts, L'Echo de la Fabrique (1831-1833) se voulait le journal de la caste prolétaire tout entière, et marquait les débuts de la presse ouvrière en France. l'hebdomadaire des chefs d'ateliers, affirmant que cette publication, avait pour but de porter les ouvriers à la haine des fabricants.

Un journaliste de 25 ans

Aux yeux d'Anselme Petetin, l'attitude adoptée par Le Précurseur, outre qu'elle heurtait ses propres convictions politiques, avait constitué une faute grave menaçant même la survie du journal en le faisant apparaître comme un outil partisan au service de la classe privilégiée et en laissant le champ libre à La Glaneuse [note]Lancée en juin 1831 par César Berthelon, avec le pugnace Adolphe Granier comme rédacteur en chef, paraissant deux fois par semaine sur un papier de couleur saumon, La Glaneuse se voulait le journal des salons et des théâtres, mais affichait un ton insolent qui lui valut d'emblée maints ennuis avec la censure. Elle prit le parti des canuts révoltés de Novembre, ce qui conduisit Granier en prison, sans calmer pour autant les ardeurs de la feuille. Devenue franchement républicaine, elle mettait en cause le droit à la propriété et son rédacteur, Kauffmann, concluait qu'il fallait mettre fin à l'exploitation de l'homme par l'homme. Dès 1834, le titre avait disparu., feuille populaire que César Bertholon venait de lancer. Petetin avait soupçonné Monfalcon d'avoir, par jalousie et dépit, délibérément engagé le journal dans une voie opposée à celle qu'il avait, lui, proposée en acceptant de prendre la direction du Précurseur. L'accord était intervenu à la fin du mois d'octobre 1831 et, le 5 novembre, le quotidien avait informé ses lecteurs de la prochaine arrivée de son nouveau directeur, un écrivain honorablement connu à Lyon par le nom qu'il porte, et à Paris par ses antécédents politiques et ses travaux littéraires. Anselme Petetin avait fait observer que c'était précisément le lendemain de la parution de cette annonce que Le Précurseur s'était rangé, avec une obligeance suspecte, à la limite de la caricature, derrière les soyeux les plus intransigeants. Monfalcon avait vigoureusement protesté de sa bonne foi, arguant de son expérience et de sa grande connaissance de la ville. Façon de dire que lui, lyonnais de souche, n'avait pas déserté sa ville natale pour aller faire le bel esprit dans les salons parisiens et qu'il était, en outre, de quinze ans son aîné.

Jean-Batiste Monfalcon, médecin et historien, né à Lyon le 11 octobre 1792, gravure par J.-J. Lépine dans l'atlas de l'Histoire de la Ville de Lyon Lyon, Guilbert & Dorier, 1847 (BM Lyon, 154051).

Il est vrai qu'Anselme Petetin avait alors à peine vingt-cinq ans. Et après ? Il avait répliqué en traitant Monfalcon de bibliothécaire provincial, ignorant et prétentieux, à l'image du Rapport sur l'eau ferrugineuse de Saint-Georges [note]BM Lyon, 350024., à Lyon qu'il avait fait publier deux années auparavant. Petetin avait dû, par la suite, faire preuve de beaucoup d'ingéniosité, et d'un peu de mauvaise foi, pour modifier radicalement la ligne éditoriale du journal, obligé qu'il était de ménager ses lecteurs, en attendant d'en conquérir de nouveaux. Il garde encore en mémoire des passages du long éditorial qu'il avait rédigé pour marquer son entrée en fonction et annoncer la nouvelle orientation du quotidien.

Intitulé « Profession de foi », le texte occupait, sur trois colonnes, la totalité de la première page du numéro du 18 novembre 1831. Nous avons accueilli avec enthousiasme l'élévation de la dynastie d'Orléans sur le trône de France. Nous croyons que la Monarchie représentative est le seul régime qui convienne aujourd'hui à la France. Mais autour du trône, nous ne voulons pas de Cour, et cette simplicité de moeurs que nous admirons dans l'homme privé, nous l'aimerions encore plus dans le roi des Français. Nous ne voulons pas de république, parce que nous ne nous passionnons pas pour des mots. Nous ne voulons pas du suffrage universel, parce que nous plaçons l'intelligence au-dessus du nombre, et que cent machines ne valent pas à nos yeux une tête pensante. Nous ne voulons pas des émeutes, parce que la force n'est pas un argument, et que nous en sommes venus au jour où la vérité est assez libre pour régner sans violence. Mais nous ne voulons pas qu'on envoie des balles et des boulets à ceux qui demandent du pain, et qu'on casse le bras à ceux qui réclament du travail. [...] Nous ne souhaitions pas en 1830 un bouleversement subit et complet des institutions publiques, mais nous espérions qu'on essaierait d'améliorer le sort des classes laborieuses, et jusqu'ici nous voyons avec douleur qu'elles n'ont gagné à cette révolution, qui fut leur ouvrage, qu'une aggravation de charges et de misères.

Le Précurseur, 18 novembre 1831 (BM Lyon, 5568).

De la presse ministérielle à la presse d'opposition

Bien sûr, le texte n'était pas exempt de considérations tactiques. Le nouvel éditorialiste avait dû tenir compte du contexte social extrêmement tendu, veiller à ne pas renier l'histoire du Précurseur, ni à désavouer trop brutalement les prises de position adoptées par le journal lors des semaines précédentes. Il dut aussi composer avec les actionnaires. S'il a aujourd'hui le sentiment qu'il ne s'en était pas trop mal tiré, il regrette néanmoins sa sentence contre la république et, plus encore, sa raillerie contre le suffrage universel. C'était une sottise. Certes, son opposition au gouvernement de Casimir Perier [note]Autoritaire président du Conseil en 1831, qui réprima durement la première insurrection des canuts. et sa contestation naissante du régime de Louis-Philippe ne l'avaient pas encore conduit à prendre le parti de la république ; mais cela ne justifiait pas pour autant ces condamnations péremptoires et, à vrai dire, prétentieuses. Les deux années qui se sont depuis écoulées ont profondément modifié sa perception des luttes sociales et ses conceptions politiques.

Du reste, quelques semaines avaient suffi pour que, sous sa direction, Le Précurseur passe du statut de feuille ministérielle à celui de presse d'opposition ; quelques semaines de plus pour que le journal soit déféré devant les tribunaux ; quelques semaines encore pour que son directeur se retrouve condamné puis emprisonné par un régime dont il avait été le thuriféraire.

La Croix-Rousse, dessin par André Gill dans La Lune Rousse, n°12, 25 février 1877 (BM Lyon, s. c.).

N'empêche, il se reproche toujours sa formule sentencieuse contre le suffrage universel, pour lequel, désormais, il milite activement. Il se promet d'inclure un plaidoyer en faveur de la souveraineté populaire dans le texte que l'éditeur Léon Boitel [note]Imprimeur et éditeur lyonnais, Léon Boitel (1806-1855) fut aussi journaliste et historien, auteur de Lyon vu de Fourvière et fondateur de l'érudite Revue du Lyonnais, lancée en 1848. s'obstine à lui réclamer, sans doute avec l'intention généreuse de le distraire de l'ennui de la captivité, pour la préface de Lyon, vu de Fourvières [note]BM Lyon, 313140 et 353843.. Quant à son paragraphe contre les émeutes, les événements s'étaient vite chargés de le rendre obsolète.

Le lundi 21 novembre 1831, trois jours seulement après la publication de son premier éditorial, débutait l'insurrection des ouvriers de la soie. Informés que le chef du gouvernement venait de désavouer le principe même du Tarif que le préfet Bouvier du Molart tentait d'obtenir des délégués des négociants, les canuts avaient décidé de « se rendre en masse aux Capucins », quartier du bas des pentes de la Croix Rousse [note]Voir Bernard Collonges, Le Quartier des Capucins : histoires du Bas des Pentes de la Croix Rousse, photographies de Gérard Amsellem, Lyon, Aléas, 2004., où se trouvent les principales maisons de Fabrique. Alors que, descendant la Grande Côte, ils arrivaient à l'angle de la rue Vieille Monnaie, la première légion de la Garde nationale - composée principalement de négociants du quartier des Capucins - avait fait feu sur le cortège. On dénombra trois morts et une dizaine de blessés. Aussitôt la manifestation se transforma en insurrection. Les ouvriers s'armèrent et érigèrent des barricades. Dans la soirée, les ouvriers du quartier des Brotteaux et de celui de la Guillotière prirent également les armes et tentèrent de se joindre aux canuts croix roussiens. Les combats faisaient rage sur les rives du Rhône, de part et d'autre du pont Morand.

C'est dans la précipitation, et alors que les informations les plus contradictoires circulaient dans la ville, que Anselme Petetin avait rédigé son éditorial pour Le Précurseur daté du 22 novembre : C'est avec la plus profonde douleur que nous prenons la plume pour donner sur les événements qui ont affligé aujourd'hui cette ville, le peu de détails dont nous avons pu avoir une connaissance exacte. Au milieu de tous les récits différents ou contradictoires qui circulent, grossis sans doute par la peur, ce qui n 'est que trop positif, c 'est que les troubles ne sont point terminés à l'heure où nous écrivons, c'est-à-dire au milieu de la nuit. Les rapports qui nous ont été faits ne s'accordent pas sur le point de savoir de quel côté sont partis les premiers coups de fusil. Toutefois il est certain que c'est au bas de la Grande Côte que cette funeste initiative a été prise. Dès les premières décharges, il y a eu de part et d'autre plusieurs morts et un grand nombre de blessés. Des femmes même et des enfants ont été atteints, et rien n'a manqué à l'horreur de cette catastrophe. Les ouvriers, qui descendaient dans la ville quand ce combat a eu lieu, se sont repliés sur la Croix Rousse, dont ils avaient désarmé, le matin, la garde nationale, s'emparant de ses deux canons, les pointant sur les avenues de la ville, élevant des barricades, fortifiant, en un mot, le faubourg comme une position militaire. [...] Quelle que soit notre conviction sur la légitimité des réclamations des ouvriers, et notre profonde sympathie pour leurs misères, tout ce que nous pouvons et devons dire aujourd'hui, c'est qu'il est impossible de tolérer dans un pays civilisé les plaintes armées, les pétitions de la révolte ; c'est que l'autorité, à travers tous les périls, malgré tous les obstacles, doit conserver intact le principe sacré de l'ordre sans lequel la société se dissoudrait en une épouvantable anarchie.

La cause des émeutes, c'est la faim. Il faut guérir la faim. Elle ne se guérit pas avec des baïonnettes et des échafauds

Au cours de la journée du mardi 22 novembre, l'insurrection se propagea avec une vigueur imprévue. Les troupes de la Garde nationale, débordées, fuyaient devant les assauts des ouvriers. Dans la soirée, les forces militaires et ce qu'il restait de la Garde nationale, étaient resserrés sur la place des Terreaux et dans l'hôtel de ville où s'étaient réfugiées les autorités de Lyon et du Département. A deux heures du matin, le général Roguet, commandant les 7e et l9e divisions militaires, quittait la ville à la tête de ses troupes. Au matin du mercredi 23 novembre, les insurgés étaient maîtres de la ville. Le préfet fît alors diffuser deux proclamations. La première, qu'il cosignait avec Boisset, adjoint représentant le maire Prunelle [note]Gabriel Prunelle (1777-1853) fut à la fois médecin, professeur, homme politique et membre actif de l'opposition aux Bourbons. Inconditionnel de la monarchie de Juillet, il fut maire de Lyon (1830-1835), député de l'Isère, puis se retira à Vichy afin d'y exercer les fonctions d'inspecteur des eaux minérales. Il devint maire de la ville en 1848. absent de la ville, s'adressait à tous les Lyonnais : Nous avons voulu faire cesser l'effusion de sang, et le général, mu par un sentiment d'humanité, a consenti à la retraite de la garnison. La seconde était destinée aux ouvriers : Ouvriers, vos présidons de section vont se rendre auprès de moi pour rechercher, de concert avec vos magistrats, les moyens de soulager votre malheureux état de souffrance. Ce sont de bons citoyens ; placez en eux toute votre confiance. Ecoutez les quand ils vous diront que votre premier besoin, comme le nôtre, est le maintien de l'ordre et le rétablissement de la tranquillité publique.

Le Docteur Prunelle, maire de la ville de Lyon en 1830, portrait gravé par Vibert en 1850 (BM Lyon, Coste 14748).

Ce même jour, Anselme Petetin avait fait apposer et distribuer dans les rues de Lyon une affiche portant l'en-tête du Précurseur et intitulée Le sang français a coulé, versé par des Français. Après avoir rappelé que sa sympathie était toute pour cette foule de travailleurs que les veilles les plus assidues ne peuvent garantir de la faim, il invitait les ouvriers insurgés à se rallier aux autorités afin de maintenir l'ordre. Mais tous ces appels, toutes ces mises en garde réitérés semblaient superfétatoires tant la ville était calme. Sans attendre les proclamations officielles, les insurgés s'étaient organisés en garde civile armée. Ils effectuaient des patrouilles, plaçaient des sentinelles pour empêcher tout pillage, allant jusqu'à protéger les maisons de Fabrique. Cette force paisible et déterminée impressionnait. Même le procureur fit part de son étonnement en rendant compte de la situation au garde des Sceaux.

La victoire semblait peser aux ouvriers. Ils s'étaient battus pour une question de salaire et de survie face à l'intransigeance des négociants, pour la fixation du Tarif, et non pour renverser le régime, pas même le gouvernement. Rejetant toute action à caractère politique, les délégués des canuts ne pouvaient trouver de débouché à l'insurrection victorieuse.

Cependant, à partir du 26 novembre, des informations inquiétantes avaient commencé à circuler dans la ville. Il était question d'une armée de 26.000 hommes marchant sur Lyon, avec à sa tête le maréchal Soult [note]Nicolas Soult (1769-1851), maréchal de France s'étant illustré à Austerlitz, servit Napoléon puis Louis-Philippe dont il fut le ministre de la Guerre et le président du Conseil. Chargé de commander, le jeune duc d'Orléans, l'armée envoyée pour mater la première révolte des canuts, il avait eu un mot malheureux qui lui fut reproché par les Républicains : « Je ne ferai qu'un saut de Paris à Lyon »., ministre de la Guerre, et le prince héritier, le duc d'Orléans. On évoquait aussi la probable destitution du préfet Bouvier du Molart, à qui il était fait reproche de sa complaisance envers les ouvriers, et son remplacement par un homme à poigne. On disait enfin que Casimir Perier avait fait savoir qu'il ne saurait être question d'accepter la fixation d'un tarif.

Puis, le 30 novembre, le préfet se rendit à Limonest, commune située au nord de Lyon, où, depuis la veille, le prince héritier et le ministre de la Guerre avaient établi leur quartier général au château de la Barollière. Le général Roguet les y avait rejoints. Tout Lyon bruissa très vite de la nouvelle que Bouvier du Molart y fut très mal accueilli. Il se confirma qu'une armée immense s'apprêtait à pénétrer dans Lyon. On s'inquiétait aussi de propos tenus par le roi, les Chambres, les ministres et les journaux de Paris, demandant une « répression sévère », une « punition exemplaire », un « châtiment éclatant », contre l'émeute des ouvriers lyonnais. Anselme Petetin s'en fit l'écho dans un éditorial intitulé « De la réaction », à la Une du Précurseur du 1er décembre, et qui se terminait par ces phrases : La cause des émeutes, c'est la faim. Il faut guérir la faim. Elle ne se guérit pas avec des baïonnettes et des échafauds. L'éditorial du lendemain, « De notre avenir », adresse de Jules Favre [note]Lyonnais d'origine, l'avocat Jules Favre (1809-1880) défendit volontiers des Républicains sous les monarchies et devint ministre des Affaires étrangères dans les premiers temps de la IIIe République. au gouvernement, affirmait que ce n'était certainement pas le moment de faire du despotisme militaire, puisqu'il n'y avait ni insurrection à étouffer, ni parti à terrasser. Le jeune avocat s'y exprimait avec le lyrisme qui lui était déjà coutumier, proclamant que le peuple de Lyon n'avait relevé d'autre bannière que celle de sa misère. Mais personne, ou presque, ne put lire ce texte. Dans la soirée du 1er décembre, les exemplaires du Précurseur avaient été saisis, dans les locaux du journal et dans les lieux publics où ils avaient été placés. Le Précurseur était accusé d'avoir « excité la révolte et approuvé l'émeute ». Premier délit de presse, premières poursuites d'une longue série ! En ce mois de juillet 1833, Petetin est détenu au titre des sixième et septième procès...

Anselme Petetin avait eu très vite la certitude que le maire, Prunelle, qui venait de rentrer à Lyon, était à l'origine de cette saisie. Les informations qu'il avait pu recueillir, et les indiscrétions de quelques notables proches du préfet, lui avaient permis d'établir que le maire s'était personnellement chargé d'appeler l'attention du procureur général sur les dernières éditions du quotidien. Autant dire qu'il avait exigé des poursuites. Du reste, cela était sans surprise. Prunelle, qui faisait partie du groupe d'actionnaires du Précurseur, ne voulait pas de celui qu'il qualifiait de journaliste parisien exalté, à la tête du journal. Il avait vainement tenté de s'opposer à sa nomination, soutenant la candidature de Monfalcon, lequel était entièrement dévoué à sa personne et à sa cause, c'est-à-dire à celle de la classe des négociants. La saisie n'était qu'un nouvel épisode du combat que livrait Prunelle pour le contrôle du titre. D'autres tentatives suivraient. A l'évidence, l'actionnaire se servait de ses fonctions de magistrat municipal pour régler ses comptes. D'ailleurs, quinze jours plus tard, Prunelle réunirait les actionnaires et ferait pression, avec le soutien ostensible du nouveau représentant du gouvernement, pour écarter Petetin et le remplacer par son protégé. La démarche échouera, amenant Prunelle et ses alliés à créer, en janvier 1832, Le Courrier de Lyon [note]Organe de la bourgeoisie orléaniste et conservatrice lyonnaise, Le Courrier de Lyon, fondé en 1832, devait paraître jusqu'en 1901., feuille d'une servilité accablante, dont la rédaction sera confiée à Monfalcon, secondé par Alexandre Jouve, un renégat issu de l'extrême-gauche.

C'est peu avant midi, le samedi 3 décembre 1831, que le duc d'Orléans, accompagné par un impressionnant dispositif militaire, fit son entrée dans la ville, dans l'indifférence manifeste de la plus grande part de la population. Le 6 décembre, le préfet Bouvier du Molart était révoqué et remplacé par Gasparin [note]Haut fonctionnaire, homme politique plusieurs fois ministre, pair de France, Adrien de Gasparin (1783-1862), fut successivement préfet de l'Isère (1830), de la Loire (1831), enfin du Rhône (1833), où, homme à poigne, il combattit vigoureusement les idées républicaines et mata dans le sang la seconde révolte des canuts, en avril 1834.. Le lendemain, un arrêté du maréchal Soult déclarait le Tarif « nul et non avenu ». La rage au coeur, les insurgés assistaient, impuissants, à la reprise en main de la ville. Les négociants paradaient, couvrant d'éloges dithyrambiques ce cher maréchal, ami de l'ordre et sauveur de l'industrie. Les arrestations allaient bon train, près d'une centaine en deux jours. Le procureur général Duplan faisait savoir partout que l'émeute lyonnaise méritait une « éclatante et prompte réparation ». Mais comment châtier trente mille ouvriers qui s'étaient rebellés ? Le roi lui-même reconnaissait l'impossibilité - et même le danger - d'une répression trop générale. On s'en tint donc à poursuivre les auteurs de faits avérés de violence et les présumés « meneurs », à qui l'on prêtait des visées politiques contre la monarchie de Juillet, au rang desquels figurait Adolphe Granier, le rédacteur de La Glaneuse.

Des textes de chansons vendus sans permission

L'insurrection de novembre 1831 et la réponse toute militaire qui lui fut donnée, l'attitude courageuse des ouvriers face à l'arrogance des négociants, les fanfaronnades bruyantes des privilégiés, après l'entrée des troupes, comparées à la modération dont avaient fait preuve les insurgés au lendemain de leur victoire, tout cela avait profondément marqué Anselme Petetin.

Jusqu'alors, il s'était surtout passionné pour des considérations politiques et économiques ; désormais il accordait davantage d'attention à la question sociale. En s'interrogeant sur l'organisation de la Fabrique lyonnaise, il avait perçu le caractère scandaleux du mécanisme sur lequel elle s'appuyait. Il avait mesuré à quel point l'opulence marchande s'était délibérément établie sur la misère du monde ouvrier. Le paradoxe insultant tenait dans le fait que la classe des négociants, qui accaparait tout le profit de l'industrie de la soie, n'avait en réalité aucune justification économique. Les négociants, bien qu'ils se fissent appeler Fabricants ou Maîtres de Fabrique, ne produisaient, ni n'investissaient. Ils n'étaient que des « entreposeurs d'argent ».

A l'opposé, les canuts, entièrement soumis aux conditions des négociants, assuraient seuls l'acquisition et l'entretien de l'outil de production. Anselme Petetin avait dénoncé cette supercherie dans les colonnes du Précurseur. Bien évidemment, on le lui reprocha violemment, l'accusant de ne rien connaître à la Fabrique et de vouloir diffamer une industrie qui faisait la richesse de Lyon. On ne manqua pas de dénoncer une analyse partisane que l'on associait au fait qu'il était étranger à la ville. Retournant l'insinuation malveillante, il avait répondu en faisant observer qu'arrivé depuis quelques semaines dans une ville où il avait peu de relations, il ne pouvait avoir qu'un point de vue désintéressé, dans une question par ailleurs discutée avec de bien terribles arguments, et qu'en conséquence l'impartialité lui était une obligation facile à remplir. II n'était cependant pas dupe de ses propres arguties...

Gasparin, préfet de Lyon, lithographie de Gardon (BM Lyon, Coste 13973).

Il se sait, aujourd'hui encore, résolument étranger à cette ville qui lui inspire des sentiments contradictoires et sur laquelle il hésite à porter un jugement trop définitif. Une ville avec laquelle il entretient des relations ambiguës d'attirance et de rejet ; une ville à la fois terriblement provinciale, avec sa bourgeoisie prétentieuse, tout occupée à thésauriser, et, en même temps, une ville bouillonnant de généreuses aspirations et de rêves utopiques au sein de ses classes laborieuses. Une ville qui, décidément, ne cesse pas de l'interroger et dans laquelle il n'est toujours pas certain d'avoir sa place.

    Tu payas cher, Peuple, ta tolérance ; Tu méprisais tes ennemis vaincus. Tu sommeillas, et la sainte-alliance Rit maintenant de tes folles vertus. Tu fis trembler ces majestés altières, Et te voilà le plastron de leurs cours ! Amis, des morts, récitons les prières : Pleurons sur les trois jours.

La voix de Justin Desplanque résonne dans les couloirs de la prison. Ce colporteur, qui n'en est plus à une provocation près, s'essaie à l'interprétation de la chanson composée l'an dernier par Amédée Roussillac [note]Poète, écrivain, chansonnier, Amédée Gaud de Roussillac collabora à L'Echo de la Fabrique et, fictivement, pour aider Petetin, au Précurseur. Ce qui lui valut une inculpation puis un non-lieu, en février 1835., hommage ironique au deuxième anniversaire des trois journées insurrectionnelles de juillet 1830 qui ont porté Louis-Philippe au pouvoir. Justin, marchand ambulant, est un habitué des prisons lyonnaises. Il a fait partie des victimes de la première vague d'arrestations de décembre 1831. On lui reprochait d'avoir vendu sans permission des textes de chansons sur l'insurrection de novembre. Il avait alors été détenu dans la vieille prison de la place de Roanne [note]Cette ancienne prison de Lyon était établie en bord de Saône, au nord de la Primatiale Saint-Jean, là où Baltard allait construire le palais de Justice., qu'il avait déjà eu l'avantage de connaître sous la Restauration, en 1829, pour avoir diffusé une « Complainte en l'honneur de Napoléon ». Les régimes politiques changeaient, pas les habitudes d'embastiller ceux qui refusaient de chanter leurs louanges.

Parmi les tout premiers « détenus préventifs » incarcérés en décembre 1831 figuraient, aux côtés de Justin, trois musiciens ambulants prévenus « d'avoir chanté des chansons séditieuses ».

    Pourquoi chanter, quand gémit la patrie Livrée aux mains de ministres pervers...

Le colporteur interrompt son chant. II se tient face au journaliste dans la cour réservée aux prisonniers politiques. Je m'en viens vous saluer avant de quitter le château Perrache. Le procureur me fait jeter dehors. Voyez-vous, citoyen Petetin, nous n'appartenons pas au même milieu, mais je crois que nous rêvons du même monde. Je suis bien heureux de vous avoir rencontré. J'espère que la prochaine fois ce sera dans un lieu plus réjouissant. Je vous salue donc et vous dis À la revoyure. Tâchez moyen de vous bien porter ! Sur ce, je m'ensauve avant que le procureur du Roi ne se ravise et ne m'offre une prolongation de séjour. Son hospitalité est sans limite !

"La crise industrielle à Lyon : un canut à son métier", gravure par Bellanger, L'Illustration, 18 octobre 1884 (BM Lyon, 950103).

Sans même attendre que Anselme Petetin lui réponde, Justin Desplanque tourne les talons et, à grandes enjambées, franchit la porte de la cour.

    Ô bonnes gens, dont la molle indolence Au statu quo se cramponne d'effroi, Riez... ! Vantez le bonheur de la France, Chantez sa gloire et buvez à son roi ! Nous, qui croyons à des temps plus prospères, Leur réservons nos chants et nos amours... Amis, des morts, récitons les prières : Pleurons sur les trois jours.