Presse, politique et architecture

L'hôtel du Nouvelliste de Lyon ou la visibilité urbaine d'un journal de combat

Sans qu'il soit besoin de revenir sur la crise majeure liée à la question religieuse à la fin du XIXe siècle, il faut rappeler combien Le Nouvelliste de Lyon fut de tous les combats au service de l'Eglise, qu'il s'agisse de l'expulsion des congrégations ou de la laïcisation de l'enseignement primaire et du personnel des hôpitaux, jusqu'au divorce de la Séparation, comme l'a montré Louis de Vaucelles dans sa thèse publiée en 1971 [note]Louis de Vaucelles, Le Nouvelliste de Lyon et la défense religieuse (1879-1889), Paris, Les Belles Lettres, 1971.. Assez curieusement, l'historien fera à peine mention du nouvel hôtel que la Société anonyme du Nouvelliste de Lyon fait construire entre 1893 et 1894 rue de la Charité, et il en va de même de la statue de Jeanne d'Arc par Millefaut, point d'orgue de la façade de l'immeuble, inaugurée avec éclat en décembre 1898, tant il est vrai que son étude couvrait les années « héroïques » du journal, c'est-à-dire la période 1879-1889, sous l'angle de l'histoire politique et religieuse.

Hôtel du Nouvelliste de Lyon, détail de l'attique (cliché de l'auteur)

Quels enjeux président à la définition d'un projet dont l'ampleur et la qualité architecturale méritent d'être soulignées ? Quel rôle l'architecture est-elle appelée à jouer dans l'entreprise de rénovation morale et politique menée par les fondateurs du journal ? Si l'architecture de l'édition et de la presse ont fait l'objet de nombreux travaux ces dernières années [note]Voir en particulier les travaux de Jean-Michel Leniaud et de Béatrice Bouvier (sous la dir. de), Le Livre d'architecture XVe-XXe siècle, journées internationales d'études des 8 et 9 novembre 2001 organisées au Collège de France, Paris, Etudes et rencontres de l'École des Chartes, 2002 ; Béatrice Bouvier, L'Edition d'architecture à Paris au XIXe siècle. Les maisons Bance et Morel et la presse architecturale, Genève, Droz, 2004 ; Livraisons d'histoire de l'architecture, « Édition et architecture », n° 2, 2001. , force est de reconnaître qu'un tel sujet n'a pas encore suscité localement l'attention des chercheurs et ce constat relève du paradoxe quand on songe au véritable âge d'or que connût la cité rhodanienne en ce domaine au XIXe siècle.

Joseph Rambaud ou « la fortune par l'intelligence » [note]Louis de Vaucelles

La fondation et l'histoire du Nouvelliste se confondent avec la personnalité de Joseph Rambaud (1849-1919), son directeur, qui poursuit l'ambition de fonder un journal catholique populaire dans le dessein de combattre l'oeuvre de déchristianisation entreprise à Lyon dès le début des années 1870. Issu d'une bourgeoisie catholique éclairée et philanthrope, Rambaud fait ses études au collège jésuite de Mongré à Villefranche-sur-Saône (Rhône). Chef d'entreprise, homme d'affaires avisé, grand propriétaire terrien, professeur d'économie politique et écrivain, Rambaud se découvre très tôt une vocation journalistique et se révèlera un administrateur d'une rare efficacité [note]Voir Louis de Vaucelles. L'homme se place délibérément sur le terrain religieux plus que politique, essayant de concilier les « forces de l'ordre » et ses partisans en se gardant de toute prise de position radicale. A une époque où le milieu catholique lyonnais reste partagé et affiche des opinions politiques divergentes, Rambaud ne fait pas mystère de sa préférence pour une république autoritaire, conservatrice et cléricale qui garantira l'ordre social et religieux. Le 14 mai 1879, Rambaud et ses associés créent la Société anonyme du Nouvelliste de Lyon et fixent son siège social au 37 place Bellecour.

Aux côtés de l'association catholique des patrons de Lyon, l'un des plus importants souscripteurs du journal n'est autre que Joannès Blanchon, secrétaire de la commission de Fourvière, qui compte pour l'une des figures les plus influentes du milieu catholique lyonnais. Celui-ci avait déjà lancé en 1864 un organe de presse au service de la basilique, L'Écho de Fourvière [note]Voir Fleur Lachet, L'Echo de Fourvière, un journal au service de la basilique, Brindas, 1996.. Le rôle de la très influente congrégation des Messieurs n'est certainement pas à négliger, d'autant que Rambaud en devient membre en 1869. Pourtant, Louis de Vaucelles observe à juste titre que de nombreuses personnalités du monde catholique lyonnais ne figurent pas parmi les fondateurs du journal, qu'il s'agisse de Lucien Brun, de Brac de La Perrière, doyen de la faculté catholique de Droit, ou encore d'Edouard Aynard. Rappelons brièvement que deux journaux conservateurs existaient à Lyon au moment de la fondation du Nouvelliste, Le Salut public et La Décentralisation, mais ces derniers titres n'ont jamais atteint une large diffusion, contrairement au Progrès de Lyon, fondé en 1859, dont l'audience ne cesse de croître dans les années 1890 et qui combat l'influence de l'Eglise aux côtés de Lyon républicain, lui-même fondé en 1873.

Très incertaine à ses débuts, l'entreprise du Nouvelliste connaît un succès fulgurant qui dépasse toutes les espérances, au point de devenir le premier organe de défense religieuse en France aux côtés de La Croix. Ce succès éditorial se double également d'une extraordinaire réussite financière, en raison d'une gestion administrative avisée, d'une équipe rédactionnelle de qualité et de moyens techniques modernes. Une telle prospérité économique devait bientôt permettre la réalisation de vastes projets immobiliers. En octobre 1886, par souci d'indépendance, la Société anonyme du Nouvelliste de Lyon se porte acquéreur de l'imprimerie de François-Xavier Jevain, alors située rue Sala, qui publiait le journal, et dès lors, la réunion de l'imprimerie et des bureaux du quotidien deviendra un enjeu majeur dans les années à venir. En 1889, l'imprimerie du journal est transférée dans deux immeubles achetés par la société au 16 et 18 rue François-Dauphin, au sud de la place Bellecour. Montant de la transaction : 300 000 F. Cette première installation devait annoncer des travaux plus importants dans un quartier dont la rénovation est alors envisagée par les édiles et les services techniques de la Ville.

Un quartier en mutation

Service municipal de la voirie Lyon, élargissement de la rue de la Charité, plan d'ensemble dressé par Charles Loizeau, voyer principal de la Ville (détail), 6 février 1889 (AM Lyon, 922 Wp 24).

Sous la Troisième République, de nombreux projets sont mis à l'étude en vue d'améliorer les circulations et de résorber les derniers foyers d'insalubrité de la presqu'île de Lyon. Dans un quartier marqué par la présence séculaire de l'hospice de La Charité, construit par l'Aumône Générale en 1633, à 500 mètres en aval de l'Hôtel-Dieu, les questions d'hygiène publique et de voirie se confondent de fait. Entre 1880 et 1892, les enquêtes se succèdent en vue de l'élargissement de la rue de la Charité qui ne mesure à cette date que 10 mètres de large entre la place Bellecour et la rue Sala et à peine 12 mètres au niveau de la rue Franklin, plus au sud. Or, la rue de la Charité forme le prolongement naturel de la rue de la République et son élargissement jusqu'à Perrache permettrait d'améliorer considérablement les circulations entre la gare et le centre de la presqu'île.

En 1860, l'ingénieur en chef de la Ville, Joseph-Gustave Bonnet, qui fut l'un des artisans des opérations urbaines du Second Empire, a déjà envisagé l'élargissement de la rue de la Charité à 22 mètres, soit précisément le gabarit de la rue Impériale, mais les problèmes financiers firent échouer le projet. Peu après, en 1875, l'ingénieur civil Grivet propose la déviation en diagonale de la rue de la Charité qui traverserait alors les masses formées par les îlots compris entre la place Bellecour et l'angle nord-est de la place Perrache (aujourd'hui Carnot) ; mais sa proposition demeure sans suite. En réalité, les montants des indemnités que de tels travaux induisent ont de quoi faire hésiter les édiles, soucieux de ne pas s'engager dans des opérations financières périlleuses, à l'image de la faillite retentissante de la société immobilière chargée de la reconstruction du quartier Grolée. Dès lors, la prudence est de mise en matière de rénovation urbaine qui, en définitive, ne va ici s'appliquer qu'au tronçon compris entre la place Bellecour et la rue Sala, c'est-à-dire à la partie située précisément en vis-à-vis de l'hospice de la Charité et de l'hôpital militaire Desgenettes. En février 1889, un rapport du voyer principal Charles Loizeau propose de porter la rue de la Charité à 16 mètres de large, Nous avons la conviction que l'adoption de ce projet amènerait à bref délai son exécution très prochaine entre la place Bellecour et la rue Sala, attendu qu'entre les rues François-Dauphin et Sala, il n'existe que des masures basses et vermoulues, écrit-il [note]Archives municipales Lyon, 331 Wp 5, Élargissement de la rue de la Charité, rapport du voyer principal Charles Loizeau, 6 février 1889. .

Grand Almanach du Nouvelliste pour l'année 1898 (coll.part.).

Par arrêté en date du 1er octobre 1889, le conseil municipal fixe à 16 mètres la future largeur de la voie pour les besoins de la circulation. Les questions foncières jouent un rôle majeur dans ce type d'opérations et différents échanges et ventes sont réalisés peu après. En décembre 1891, un acte intervient, notamment entre les Hospices et la Ville, pour la cession des maisons construites au n° 12 et 14 de la rue de la Charité, après d'âpres négociations [note]Idem Lyon, 922 Wp 24, Vente à la Ville de Lyon de deux maisons rue de la Charité n° 12 et 14 par les Hospices civils, rapport du voyer principal Charles Loizeau, 19 décembre 1891. La vente porte sur un terrain de 391 m2, vendu à la Ville de Lyon par les Hospices pour un montant de 136 850 F. . Ces parcelles seront acquises en mars 1892 par l'imprimeur Jevain pour le compte du Nouvelliste, afin de compléter les terrains achetés en 1889. Si le montant de cette dernière transaction ne nous est pas connu, en revanche, il est fait mention d'un acte de vente par voie d'échange avec la Ville de Lyon en mai 1893 touchant des reliquats de parcelles nécessaires à l'élargissement de la voie. Alors que le Grand Hôtel Bellecour est reconstruit entre 1893 et 1895 à l'angle de la place et de la rue de la Charité par l'architecte Prosper Perrin, La Construction lyonnaise, publication alors très lue dans le milieu lyonnais des affaires, en appelle à la réalisation d'un projet plus vaste encore, par la destruction de l'hospice de la Charité et l'aménagement d'un quartier moderne [note] S. [anonyme], « Les nouveaux projets. Transformation du quartier de la Charité », La Construction lyonnaise, 16 décembre 1893. Ajoutons enfin que les îlots compris entre le Grand Hôtel Bellecour et la rue François-Dauphin (4, 6, 8, 10 rue de la Charité) sont reconstruits à partir de 1903 par l'architecte Augustin Chomel pour le compte de la Société civile immobilière lyonnaise (Archives municipales Lyon, 344 Wp 7). .

Un architecte lyonnais

La figure de l'architecte Joseph-Etienne Malaval (1842-1898), qui signe l'hôtel du Nouvelliste en 1893, demeure méconnue bien que celui-ci ait été le collaborateur privilégié de Clair Tisseur (1827-1895) auquel il succède en 1877 [note]Les principales sources imprimées concernant Malaval sont les suivantes : Marius Audin et Eugène Vial, Dictionnaire des artistes et ouvriers d'art du Lyonnais, Paris, Bibliothèque d'art et d'archéologie, 1918-1919; Léon Charvet, Architectes [...], Lyon, Bernoux et Cumin, 1899 ; « Nécrologie M.J. Malaval », La Construction lyonnaise, 1er février 1898, n° 3, p. 34. . Elève de l'Ecole de La Martinière et de l'Ecole des Beaux-Arts de Lyon, Malaval achève en particulier la flèche de l'église du Bon Pasteur (1874) et celle de l'église Sainte-Blandine (1888), toutes deux construites à Lyon par Tisseur, et mène, pour le même architecte, le chantier de l'église d'Orliénas (1883, Rhône). On relève encore la restauration de l'église Saint-Nicolas de Givors (Rhône) et l'église de Chasse-sur-Rhône (Isère), en 1889, dont les lignes romanes font écho aux oeuvres de son maître, qu'il s'agisse de l'église Saint-Claude de Tassin-la-Demi-Lune (Rhône) ou encore de celle de Brignais (Rhône).

Pour autant, Malaval consacre l'essentiel de son activité à la restauration de châteaux dans la région de Lyon ainsi que dans l'Isère, dont celui de Bayères (Rhône) pour Edouard Aynard en 1883, et la science avec laquelle l'architecte conduit ce type de travaux fut visiblement très appréciée par la bourgeoisie lyonnaise. Quelques années plus tôt, Malaval avait dirigé la construction de l'hôtel de la Compagnie des Forges de Terrenoire (actuellement mairie du 2e arrondissement) sur les plans de Tisseur, et il ne fait aucun doute que l'architecte se soit fait connaître de Rambaud lors de ce dernier chantier, alors que celui-ci siège au conseil d'administration de la Compagnie depuis 1873. En tout état de cause, la culture archéologique de l'architecte devait se révéler précieuse lors de la conception du siège du Nouvelliste, qui compte comme l'un de ses derniers projets, à charge pour le maître d'oeuvre de matérialiser les ambitions de son commanditaire.

Les terrains acquis par l'imprimeur Jevain pour la Société anonyme du Nouvelliste s'étendent sur plus de 1 000 m² et se développent sur près d'une quarantaine de mètres en façade sur la rue de la Charité.

Il s'agit d'une parcelle étendue certes, mais dont les deux tiers sont occupés par l'imprimerie du journal et ses ateliers qui ouvrent sur la rue François-Dauphin. L'importance de ces dernières constructions explique que l'immeuble du Nouvelliste ait été construit sur une parcelle possédant moins de dix mètres de large à l'angle de la rue François-Dauphin au nord, et un peu plus d'une quinzaine au sud. Aussi important soit-il à l'échelle de la ville comme de la région lyonnaise, un journal comme Le Nouvelliste ne nécessite pas des locaux étendus, imprimerie mise à part. Dans le nouvel immeuble, les services du quotidien s'étendent sur trois niveaux dans la partie sud de l'îlot, lui-même divisé en trois parties distinctes. Les n° 12 et 14 sont conçus comme des immeubles de rapport mais seul le premier possède une entrée privative ; le hall du n° 14 forme une entrée carrossable desservant certes les étages courants par un escalier latéral, mais également le hall public du journal et l'imprimerie [note]Archives municipales Lyon 344 Wp 101, permis de construire, 20 avril 1921. La nouvelle imprimerie du Nouvelliste s'élève au 16 et 16 bis rue François-Dauphin entre 1921 et 1922 sur les plans des architectes Barbier, Lelièvre et Jamme. .

Le temps du déménagement

Hôtel du Nouvelliste, 12-14 rue de la Charité et rue François-Dauphin, 18, carte postale (coll.part.).

Si nous ignorons dans quelles conditions l'équipe du Nouvelliste était installée place Bellecour, il ne fait aucun doute que la séparation de ces fonctions devait nuire à l'efficacité de l'entreprise. Toujours est-il que l'organisation pratique du journal a guidé celle de ses nouveaux locaux. Au rez-de-chaussée, Malaval dégage un vaste hall public ouvrant sur la rue par un porche monumental ; à gauche, en entrant, se situe l'agence télégraphique, qui faisait alors la fierté du journal, à gauche, le service des abonnements et celui des renseignements. Un escalier monumental permet d'accéder aux étages supérieurs. A cette première partie s'ajoutent, toujours au rez-de-chaussée, les bureaux installés entre les entrées n° 12 et 14, dévolus à la comptabilité et au service chargé des corrections. Le premier étage est réservé au bureau du directeur ainsi qu'à ceux de ses collaborateurs et administrateurs, à la salle du conseil et à la caisse. Une pièce aveugle reçoit les archives et la bibliothèque. Au troisième étage enfin, une vaste salle de rédaction, le secrétariat et différents bureaux sont aménagés. Chaque étage est pourvu de W.-C. et de lavabos. Bien qu'aucune communication ne soit établie avec les paliers des parties locatives, il suffirait de faire tomber les cloisons pour agrandir les bureaux du journal sur les trois étages. Mais l'immeuble compte cinq niveaux sur rez-de-chaussée et les derniers trois étages d'appartements sont desservis par l'escalier du n° 14.

Le Grand Almanach du Nouvelliste de l'année 1898 s'illustre de nombreux clichés des bureaux et des salles de rédaction mais assez curieusement aucune image du hall n'y figure, alors qu'un plafond peint par Détanger et surtout un grand vitrail de Lucien Bégule le décoraient [note]Grand Almanach illustré du Nouvelliste de Lyon, 1898. L'auteur remercie Gérard Corneloup d'avoir attiré son attention sur cette référence bibliographique.. Plus que le caractère artistique du nouveau siège et son architecture, c'est bien la modernité de ses installations techniques que révèle la photographie : télégraphes et rotatives, presses, moteurs et dynamos, appareils de clicherie. La Jeanne d'Arc de Millefaut figure certes dans l'almanach, mais par une reproduction de sa maquette, insérée dans le texte, tandis que l'oeuvre est dessinée en première de couverture dans un environnement ornemental néo-gothique troubadour, une composition étonnement dissonante au regard du style renaissant des façades.

"La Salle de rédaction du Nouvelliste, à 2 heures du matin", gravure d'après une photographie de Héron, La Vie française n°6, 16 avril 1894 (BM Lyon, 126734). "Le directeur et le personnel de l'imprimerie", Grand almanach du Nouvelliste pour l'année 1898 p. 38 (coll.part.). "Le hall des machines", Grand Almanach du Nouvelliste pour l'année 1898 p. 34 (coll.part.).

Le transfert des bureaux du Nouvelliste du 37 place Bellecour au 14 rue de la Charité est évoqué très brièvement dans les colonnes du journal. Le 24 septembre 1894, un encart informe les lecteurs du déménagement de l'administration et de la rédaction. Il est vrai que l'actualité est extrêmement chargée cette année-là : exposition internationale de Lyon qui vit l'assassinat du président Carnot en juin, mort du comte de Paris en septembre, procès Caserio, crise de Madagascar et guerre de Corée, mort de Claude Bernard en octobre, sans oublier celle du tsar Alexandre III le mois suivant et l'affaire Dreyfus qui commence à faire les gros titres. Le nouveau siège, qui ne sera inauguré que quatre ans plus tard, est encore dépourvu de ce qui fera son principal ornement : la statue de Jeanne d'Arc.

Alors que l'ensemble de la presse lyonnaise ne fit aucune mention du nouvel immeuble, seule La Vie française évoque les travaux en cours, admirant notamment le flegme avec lequel le comité de rédaction poursuit son travail sans aucune interruption, au milieu des travaux, dans une salle bâtie à la hâte et restée longtemps seule au milieu des ruines [note]BM Lyon. 126734, [Anonyme], « Les rédactions lyonnaises. Au Nouvelliste », La Vie française, 16 avril 1894, n° 6. . Bien que promise à une démolition irrémédiable, cette dernière pièce s'orne néanmoins d'urnes monumentales et de fragments gallo-romains découverts au cours des travaux de fondation, ultimes vestiges d'une villa antique.

L'appel à la Renaissance

La configuration de cette longue parcelle devait inciter l'architecte à projeter les bureaux du journal dans la partie certes la plus profonde mais de fait la moins visible dans l'alignement des façades. En ce sens, l'angle formé par la rue de la Charité et la rue François-Dauphin offrait indéniablement au Nouvelliste une visibilité urbaine plus importante et on comprend que l'architecte ait veillé à souligner cette dernière partie en lui offrant un développement spectaculaire. Si les fonctions journalistiques et les parties locatives sont fortement imbriquées, elles se distinguent en revanche très nettement dans le traitement des façades. Le 28 février 1894, l'architecte demande une dérogation afin d'établir à 2,40 m. au-delà de la hauteur règlementaire un motif décoratif destiné à masquer un massif de cheminées situé au-dessus du pavillon établi à l'angle des rues de la Charité et François-Dauphin. Il en va de même de l'attique décoratif surmonté d'un fronton que l'architecte se propose d'élever à 3,20 m. au-dessus de la hauteur réglementaire. L'ingénieur en chef de la Ville ne manquera pas de saluer une telle initiative,

Nous estimons que l'on ne saurait trop encourager M. les architectes lorsqu'ils cherchent à donner à leurs oeuvres un cachet artistique et monumental tranchant avec la monotonie qui résulte des types à peu près uniformes des constructions lyonnaises [...]. La ville y gagnerait en pittoresque. [note]Archives municipales. Lyon, 922 Wp 24, Hôtel du Nouvelliste de Lyon en construction rue de la Charité. Établissement d'un attique décoratif excédant la hauteur règlementaire, demande de Mr Malaval, rapport du voyer, 13 mars 1894.

Si l'administration fut visiblement sensible aux questions d'embellissement, l'argument selon lequel ces motifs ornementaux se justifieraient en raison de la présence de cheminées doit être examiné puisque si l'on en juge d'après les plans qui nous sont parvenus, il se trouve qu'aucune cheminée ne figure en façade sur la rue de la Charité. Mais les pièces graphiques envoyées par Malaval pour appuyer sa demande ne permettaient pas au voyer de s'en rendre compte, ne s'agissant que de dessins cotés illustrant le détail des parties supérieures et leurs profils ; aucun plan des étages ne figure dans le dossier. Ce dernier détail mérite d'être souligné puisqu'il semble au demeurant que l'attique situé au droit des bureaux du journal, pour lequel l'architecte obtient une dérogation, devait recevoir une statue placée dans une niche, une console et un piédestal figurent même sur le dessin de Malaval, qui s'en tient pourtant à un motif rapidement croqué à la mine de plomb. Etait-il question d'ériger la statue de Jeanne d'Arc au fronton de l'immeuble plutôt qu'au droit de l'entrée du journal où, en définitive, elle prendra place ? Relevons simplement que près de quatre ans séparent la construction de l'immeuble de l'érection de la statue en décembre 1898 et que les questions techniques ne sont certainement pas à négliger dès lors qu'il s'agit de déplacer à près de 20 m. de haut une oeuvre de plusieurs tonnes. Entre la demande de dérogation et la réalisation du décor sculpté des parties hautes, le motif brièvement dessiné par l'architecte se métamorphose en une figure héraldique monumentale, un lion « combattant », tenant entre ses griffes, non pas l'étendard de la pucelle d'Orléans, mais la devise du journal ou plutôt celle de son directeur : « Dieu et Patrie », épigraphe qui fait écho au nom du journal inscrit en lettres capitales au premier étage.

Anonyme, Paul-Emile Millefaut accoudé à la maquette en plâtre de la statue de Jeanne d'Arc, vue prise dans son atelier au 14 rue Franklin à Lyon avec un praticien photographie, 16,7 x 11.,5 cm (Fonds privé Millefaut)

C'est à l'architecture de la Renaissance française que Malaval se réfère dans le dessin des façades qui arborent un décor ornemental d'une richesse exceptionnelle. Une Renaissance qu'il place délibérément sous la figure tutélaire de Philibert Delorme bien que celui-ci n'ait pas laissé de construction majeure à Lyon, à l'exception notable de la galerie Bullioud (vers 1536). Plus que la galerie Bullioud, Malaval détourne le motif du puits longtemps attribué à Delorme (Lyon, maison du Chamarier) et l'adapte à la niche de la statue de Jeanne d'Arc ainsi qu'au couronnement du pavillon d'angle (projet non réalisé) avec leurs coupoles couronnées d'écailles reposant sur des colonnettes à chapiteau corinthien. C'est à ce modèle que se référait déjà la fontaine de la place Saint-Jean construite par René Dardel en 1844. Il en va de même de la niche placée à l'angle de la place des Terreaux par Perret de La Menue et destinée à recevoir une statue de sainte Catherine de Fabisch.

Aussi élégant soit-il, ce seul motif ne peut inspirer une ordonnance, et c'est de toute évidence au château d'Anet (Eure-et-Loir, à partir de 1547), chef-d'oeuvre de Delorme, que l'architecte emprunte l'essentiel de ses références. Cette parenté s'applique en particulier au traitement des parties supérieures, au fronton comme au pavillon d'angle, qui sont couronnés de souches de cheminées, élément maniériste auquel Delorme recourt fréquemment. Les frontons brisés à enroulement qui encadrent le lion héraldique de la façade, comme les lucarnes des combles, renvoient également à Anet et à travers son concepteur, à l'art de Michel-Ange. Ce motif en souche de cheminée est encore reproduit aux pilastres d'angles ainsi qu'à la corniche supérieure avec ses rangs d'oves et il sert de chapiteau aux pilastres du rez-de-chaussée qui encadrent la serlienne. Nulle superposition canonique des ordres, alors que les trois étages auraient permis à l'architecte de se livrer au célèbre exercice d'Anet, nulle fenêtre à meneaux, même si les baies centrales, par leur étroitesse, conservent le souvenir d'une telle disposition. Il manquerait encore des colonnes ou des pilastres bagués pour que le répertoire de Delorme soit exhaustif, mais cette allégeance n'est pas exclusive. Le type même de la lucarne-pignon ou de la lucarne à deux niveaux s'illustre à Ecouen, à Chambord ou encore à Fontainebleau, et on observe que le répertoire d'ornements déployé sur les pilastres comme les jambages de baies fait largement référence aux éditions lyonnaises du XVIe siècle avec leurs cuirs, enroulements, oculi et cadres.

On relève encore une citation manifeste du décor de coquilles de la chapelle des Bourbons de la cathédrale Saint-Jean (fin XVe siècle) dans le couronnement des balconnets du pavillon d'angle. Les arcs entrelacés qui figurent sur nombre de baies de l'immeuble renvoient également au décor de certains hôtels du Vieux-Lyon, dont celui d'Horace Cardon. Le choix de Delorme dans la genèse archéologique du projet n'est pas indifférent. Davantage qu'à l'aile Lescot et aux Tuileries, c'est à la Renaissance du Val de Loire que Malaval fait délibérément allégeance, d'autant que cette période faste correspond précisément aux séjours des souverains et de leurs cours à Lyon.

Anonyme, Paul-Emile Millefaut dans son atelier, [on distingue la maquette de la statue de Jeanne d'Arc sur la droite] photographie, 2,6 x 17 cm (Fonds privé Millefaut).

C'est donc un XVIe siècle lyonnais à l'ascendance bellifontaine que recompose idéalement l'architecte sous couvert de belles lettres, d'imprimerie et de prospérité financière même si la Renaissance à Lyon fut un rêve de papier qui ne s'est jamais traduit dans la pierre. En tout état de cause, le XVIe siècle s'impose dans l'inconscient lyonnais à l'époque contemporaine comme l'âge d'or de la ville, sur fond de libertés locales et d'indépendance culturelle vis-à-vis de Paris. Dès lors Jeanne d'Arc apporte-t-elle son étendard à l'ambition d'une renaissance politique et morale du pays ; une réforme de la société française portée alors par les fondateurs du Nouvelliste qui entendent faire de Lyon la tête de pont de cette vaste entreprise.

À l'enseigne de Jeanne d'Arc

Si les conditions de la commande de la statue à Paul-Emile Millefaut (1850-1907) nous sont inconnues, il semble au demeurant que l'idée de faire figurer Jeanne d'Arc en façade ait été arrêtée dès l'établissement des plans. D'un point de vue iconographique, Jeanne d'Arc s'apprête à livrer bataille et s'en remet à Dieu par ses prières comme le suggère incidemment l'offrande de son épée. Malaval, qui meurt en février 1898, ne verra pas l'érection de la statue le 18 décembre de la même année, cérémonie qui fera la « Une » du journal le lendemain.

Ce jour-là, à l'issue de la messe célébrée annuellement à l'église Saint-François-de-Sales, les collaborateurs du Nouvelliste se réunissent devant le nouvel immeuble où une foule nombreuse attend l'enlèvement du voile de la statue. A midi précis, la Jeanne d'Arc de Millefaut est dévoilée dans son éclatante blancheur. L'oeuvre, mesurant pas moins de 3,5 m., fut taillée dans un seul bloc de marbre de Carrare de trois tonnes d'une pureté exceptionnelle. Rambaud ne cache pas son enthousiasme à la vue de cette « apothéose » patriotique :

Nous voudrions être ministre une heure pour avoir des récompenses officielles à décerner à M. Millefaut
(Le Nouvelliste, 19 décembre 1898), s'exclame-t-il, avant d'ajouter que la Jeanne d'Arc eut certainement remporté toutes les critiques si celle-ci avait été exposée au Salon. Nulle légion d'honneur ne viendra couronner l'oeuvre de l'artiste, mais Millefaut recevra en 1896 les palmes académiques et l'ordre de Saint-Grégoire-le-Grand. En acceptant de présider cette inauguration solennelle en l'honneur de l'héroïne nationale, Mgr Coullié rendait hommage à l'oeuvre de défense religieuse initiée par Rambaud et ses associés, d'autant que l'archevêque de Lyon admirait particulièrement la Jeanne d'Arc de Millefaut [note]Voir Louis de Vaucelles, Le Nouvelliste de Lyon et la défense religieuse : 1879-1889, Paris, Les Belles Lettres, 1971, 283 p., qu'il trouvait d'une « ressemblance » troublante dans un rendu, il est vrai, d'une fermeté imposante.

"La pucelle...du Moulin Rouge", La Comédie politique, n° 523, 7 mai 1899 (BM Lyon, 5504).

La statue du Nouvelliste compte pour l'un des derniers chefs-d'oeuvre d'un sculpteur dont l'oeuvre se confond longtemps avec l'entreprise de rénovation de l'art religieux contemporain engagée par Pierre Bossan (1814-1888). Dès l'âge de dix-neuf ans, Millefaut se forme auprès de Bossan, d'abord à Valence (Drôme) puis à La Ciotat (Bouches-du-Rhône) après un passage à l'Ecole des Beaux-Arts de Lyon ; Joseph Fabisch (1812-1886) et Charles Dufraine (1827-1900) furent ses autres maîtres. Son nom reste associé à tous les chantiers de Bossan et de Louis-Jean Sainte-Marie Perrin à partir des années 1870, qu'il s'agisse de l'église Sainte-Philomène d'Ars (Ain), de celle de Grézieux (Loire), de la chapelle des Frères des Ecoles chrétiennes à Caluire (Rhône) ou encore de la chapelle des Dominicains de Marseille, pour ne citer que ces seuls travaux [note]Pierre Virès, « M. Paul-Émile Millefaut sculpteur-statuaire », La Construction lyonnaise, 9 janvier 1900. L'auteur remercie Monsieur et Madame André Millefaut pour leur amicale collaboration et la communication de documents inédits..

Mais c'est à Fourvière que l'artiste offre ses meilleurs morceaux : on songe en particulier aux splendides anges cariatides des portes en bronze et surtout au Saint-Michel terrassant le dragon (1885). A Fourvière, Millefaut est l'auteur des modèles de la plupart des anges de la basilique et surtout de la Vierge du maître-autel (1892) dont la beauté fut unanimement saluée par les contemporains. A la mort de son maître, survenue en 1888, l'artiste gagne assurément en liberté, vient s'installer à Lyon et ouvre un atelier rue Franklin. Alors que Fabisch meurt en 1886 et que Dufraine a près de soixante-dix ans au moment de la construction de l'hôtel du Nouvelliste, il revenait au plus célèbre sculpteur lyonnais du moment de donner à la pucelle d'Orléans son visage rhodanien.

Face à face journalistique

Tandis que saint Michel livre bataille aux puissances des ténèbres et aux hérésies dans un combat mystique sur la colline de Fourvière, la Jeanne d'Arc de Millefaut devient, à l'orée du siècle nouveau, le bras armé, « temporel » et « urbain » de l'Eglise, porté par Le Nouvelliste. On saisit dès lors l'importance que revêtent les spéculations qui président à l'élaboration de l'édifice et de son programme décoratif qui, sous le dessin de Malaval, matérialiseront les combats menés par Rambaud et ses associés. L'année même où le chantier s'achève, le Progrès de Lyon s'offre une « façade » urbaine exceptionnelle en installant ses bureaux dans l'ancien Théâtre Bellecour, situé au début de la rue de la République et dont le réaménagement est confié à Prosper Perrin [note]L'immeuble abrite aujourd'hui un magasin FNAC. ; les « matrones » riantes qui accueillaient jusqu'alors les spectateurs étant désormais priées de se métamorphoser en muses républicaines. Dès lors, les deux journaux s'observent dans une même perspective urbaine, à égale distance ou presque de la place Bellecour.

Hôtel du Nouvelliste de Lyon, façade principale (cliché de l'auteur)

Ce n'est pas au néo-gothique et moins encore à sa timide descendance Art nouveau en Lyonnais que l'immeuble du Nouvelliste empruntera ses lignes, mais à l'art de la Renaissance qui paraîtra plus à même de se confondre avec un discours de modernité. Précisément, en renouant métaphoriquement avec un XVIe siècle lyonnais idéalisé, l'hôtel du Nouvelliste devient le symbole d'une renaissance méridionale, dans un mouvement qui ambitionne de fédérer les départements du grand quart sud-est de la France, sur fond de discours décentralisateur. Mais, en l'absence de monuments susceptibles de servir un tel dessein et au regard de l'étrange discrétion de cette présence italienne [note] [note]Henri Hours, « Renaissance et influence italienne », Monuments historiques, Lyonnais, Forez, Beaujolais, n° 157, juin-juillet 1988. , le XIXe siècle s'emploiera à recomposer un décor architectural conforme à la construction historique et intellectuelle qui s'opère au cours du siècle en focalisant, autour d'un âge d'or mythique, tout un amalgame d'engagements politiques, culturels et religieux. Alors que Dardel transpose le plan d'Ancy-le-Franc et les élévations de l'aile Lescot à l'échelle du nouveau Palais du Commerce de Lyon (1856-1860), que Claude-Anthelme Benoît et Louis Bresson construisent des immeubles néo-renaissants dans le quartier des Terreaux pour ne citer que ces seuls exemples, voici que l'hôtel du Nouvelliste ajoute un volet politique à ces variations « économique » et « domestique », en s'imposant comme l'ultime dénouement de ce rêve d'une Renaissance de pierre sur les bords de Saône.