De toutes les couleurs

Ebauches de coloriage sur les illustrations des incunables lyonnais

Il n'est pas dans notre propos d'étudier les gravures de certains incunables lyonnais, mais simplement de présenter quelques remarques sur la manière dont quelques-unes d'entre elles ont été coloriées. On soulignera tout d'abord certains traits généraux. Le procédé n'a pas été appliqué à tous les ouvrages mais seulement à quelques exemplaires, et encore dans des proportions variables. Il semble bien aussi y avoir traitement séparé entre l'ajout de parties colorées : pieds de mouche et initiales dans le texte et sur les illustrations. Le contraste apparaît de manière évidente lorsqu'un traitement de luxe, généralement rare et cantonné au tout début du volume ou des principales parties, s'applique à quelques initiales enluminées alors que la gravure au-dessus demeure inchangée. Le feuillet a de l'incunable 231 (Le Mirouer de la Rédemption, [Lyon : Martin Husz], 1479) offre un bon cas d'école : la colonne de gauche présente une initiale peinte comme sur les manuscrits de luxe, celle de droite l'ordinaire remplissage de la réserve par une capitale manuscrite et un pied de mouche également manuscrit pour indiquer le début d'un chapitre, alors que face à ce souci d'ornementation, les gravures demeurent intactes. On a l'impression que deux équipes différentes se partageaient le travail et que si l'une n'est pas intervenue, l'autre a bien pris garde de ne pas s'immiscer dans un domaine qui ne lui avait pas été attribué. Nous remarquerons aussi que dans les exemplaires ici examinés, aucun, au contraire de certains exemplaires à l'adresse parisienne d'Antoine Vérard, n'offre de scène colorée recouvrant entièrement une gravure différente. Nous avons affaire uniquement au coloriage d'un bois.

Le Propriétaire des choses, traduction française par Jean Corbichon du De Proprietatibus rerum de Barthélemy l'Anglais, figure à la Part-Dieu dans trois éditions illustrées : Matthias Husz, 1482 (Inc. 1042) et 1485 (Inc. 278) et Guillaume Le Roy, 26 janvier 1485/1486 (Inc. 445, 447, 452, 453). Sur ces six exemplaires, deux (Inc. 278 et 452) possèdent des illustrations vierges de toute couleur.

Première page de l'ouvrage Le Mirouer de la redemption trad. Julien Macho, Lyon, Martin Husz, 1479 (BM Lyon, Rés. Inc. 231, f. a I r°)

Regardons les Ages de l'homme, folio i8vo des incunables 445, 447 et 453 et i7ro de l'incunable 1042. Notons tout d'abord le début, ou l'essai de coloriage du 445. Le reste des gravures n'a pas été touché. Bien que réduite au minimum, l'intervention du coloriste se démarque des deux autres exemplaires de la même édition. Les bonnets portent la même couleur, réduite à la bordure pour celui de gauche et y compris le rebord de celui de droite, laissé blanc dans 447 et 453. De même, contrairement aux autres, les bandelettes du berceau sont en partie singularisées, alors qu'une teinte uniforme figure sur les illustrations jumelles, le même procédé se retrouvant pour les boutons du vieillard, individualisés dans 445 et perdus dans un trait de couleur jaune dans les incunables 447 et 453. Seules une roue et deux traverses du chariot ont été colorées, mais on trouve le même parti pris dans les trois autres exemplaires. Le point ultime de l'intervention du coloriste est sans doute à rechercher dans le deuxième bouton du vieillard, coloré non pas complètement mais seulement avec un trait. Pourquoi s'être interrompu, et pourquoi avoir choisi une illustration à l'intérieur du volume et non au début ? Voulait-on procéder à un essai discret ?

1. "Les âges de l'homme", Barthelemy l'Anglais, Le Propriétaire des choses Lyon, Guillaume Le Roy, 1485/1486 (BM Lyon, Rés. Inc. 445, f. i 8 v°, détail) 2. Ibid (BM Lyon, Rés.Inc. 447, f. i 8 v°, détail) 3. Ibid (BM Lyon, Rés.Inc. 453, f. i 8 v°, détail) 4. "Les âges de l'homme", Barthélemy l'Anglais, Le Propriétaire des chosesLyon, Matthias Husz, 1482 (BM Lyon, Rés. Inc. 1042, f. i 7 r°, détail)

Tentative avortée

Les pieds de mouche et les initiales du reste du volume présentent un air de famille avec ceux des autres volumes. On peut imaginer qu'ils ont été tracés par les membres d'un même atelier, ou d'une même école d'ornementation, mais qu'un volume, non destiné à recevoir de la couleur, a par la suite été l'objet d'une tentative avortée mais exempte de la maladresse observée par ailleurs : sauf peut-être sur les bandelettes du berceau, les couleurs ne débordent pas comme par exemple sur la même illustration dans 447. 447 et 453, appartenant tous deux à l'édition de Le Roy, 1485/1486, malgré quelques différences, ont été illustrés dans le même atelier, celui de l'imprimeur. On retrouve les mêmes parties colorées avec les mêmes couleurs, plus vives dans 453 pour le violet, dans 447 pour le jaune. Le traitement de ce dernier fait preuve de davantage de maladresse : les couleurs bavent parfois outrageusement, la figure du bébé et son bonnet en sont grandement barbouillés.

L'incunable 1042, sortant des presses de Matthias Husz en 1482, possède des gravures ne différant de l'édition de 1486 que par quelques détails. Les coloris, par contre, possèdent leur individualité propre. Soulignons tout d'abord une caractéristique commune : l'importance du blanc qui baigne la composition puisque lui sont consacrés murs, sol, ciel et parties à nu du corps humain.

Ce qui frappe tout d'abord, quand on compare 1042 avec 447 et 453, c'est la fraîcheur et la brillance des couleurs, un plus grand savoir-faire (absence de bavures), mais aussi ce qui semble une maladresse mais a peut-être été voulu : la dilution du violet sur la montagne et la partie gauche de la salle. Parmi les caractéristiques, citons la bigarrure du berceau et du chariot, le traitement des fenêtres, la mise en valeur du moulinet de l'enfant, la teinte blonde des barbes, les deux teintes de rouge du vêtement du père, la jambe droite rouge du fils aîné et, à l'opposé, la teinte unique des vêtements de l'aïeul et des trois jeunes enfants, recouvrant même la main du fils cadet, enfin le souci de variété dans les sillons (?) au pied de la montagne. Observons maintenant la représentation des provinces sur une terre ronde (folio z7vo des Inc. 445, 447 et 453), avec l'Angleterre et la Bretagne au milieu de l'océan qui les entoure, propre à l'édition de Le Roy. Celle de Husz représente quelques villes sans dénomination.

"La Dormition de la Vierge", Le Mirouer de la redemption de l'humain lignaige trad. Julien Macho, Lyon, Matthias Husz, 1482 (BM Lyon, Rés. Inc. 1043, f.143 v°, détail)

Vite fait, mal fait

Nous avons ici ce qui se rapproche le plus du bleu, surtout avec le 447. Nous voilà loin des teintes sans équivoque qui figurent dans d'autres éditions coloriées, par exemple la « Dormition de la Vierge », au folio 143 vo du Mirouer de la rédemption (Inc. 1043) publié justement par Matthias Husz la même année que son Propriétaire des choses. Cela rend d'autant plus mystérieux le fait que, dans les exemplaires que nous examinons figurent bien souvent des teintes indéfinissables, marron, marron clair, brun-rouge, diverses teintes de violet, mais pas de bleu. Ainsi, dans la représentation des anges (447 et 453, folio a6ro, 1042 folio a6vo), les nuages apparaissent-ils en violet plus ou moins soutenu, voire même en vert et violet. Pour en revenir aux Provinces, nous y retrouvons l'importance accordée aux blancs, la différence d'intensité des teintes et le soin inégal dans l'application des couleurs. Si le texte en dessous commence par un pied de mouche ajouté dans 447 et un trait rouge dans 453, les grandes initiales bicolores, de même esprit sinon semblables, semblent aussi un même atelier ou au moins d'une même école. Ce sont ces volumes, ou d'autres de la même école, qu'avait dû étudier Natalis Rondot [note]Les Graveurs sur bois et les imprimeurs à Lyon, au XVe siècle, Lyon, Mougin-Rusand, Paris : A. Claudin, 1896. pour noter : Les couleurs étaient presque toujours les mêmes : le vermillon, le pourpre, le vert, la couleur de chair. Il n'a donc pas non plus relevé le bleu.

Cette école du Propriétaire s'oppose du tout au tout à celle de la Rédemption, de peu d'années plus ancienne. Autant la première privilégie le fond blanc et les couleurs pâles, autant la seconde tient à colorier tout l'espace de la gravure, réservant les teintes vives aux personnages qui se détachent sur un fond plus pâle mais non uniforme, grâce souvent à des différences de teintes ou même une décoration de losanges irréguliers sur les murs ou le sol, ou encore à l'évocation de pierres, par exemple au folio 30ro. Autant la première ignore le bleu, autant la seconde l'utilise dans toutes les scènes et en plusieurs teintes.

1. "Angleterre et Bretagne", Barthélemy l'Anglais, Le Propriétaire des choses Lyon, Guillaume Le Roy, 1485/1486 (BM Lyon, Rés. Inc. 445, f. z 7 v°, détail) Ibid. (BM Lyon. Rés. Inc. 453, f z 7 v°, détail) Ibid. (BM Lyon. Rés. Inc. 447, f z 7 v°, détail)

Nous avons signalé une ébauche de coloriage dans l'Inc. 445. Ceci ne constitue pas une anomalie car on rencontre ailleurs le même procédé. Prenons deux exemples : dans l'incunable 266, Le Champion des dames par Martin Le Franc [Lyon : Jean Du Pré, ante V 1488], seuls les feuillets a2ro et dvo montrent une application de la même couleur marron clair : sur deux couvre-chefs en d2vo, aux deux cannelures du pilier de droite et le collier du chien dans a2ro et peut-être aussi, dans ce dernier cas, la barbe du personnage agenouillé où l'on distingue quelques traits parallèles. Cet essai mérite d'autant plus d'être retenu que le texte lui-même, contrairement à beaucoup d'autres, ne présente aucune application de couleur : les réserves ne contiennent aucune capitale et le lecteur doit imaginer la lettre manquante. On a donc commis la faute de ne pas écrire ce qui devait être écrit, mais ébauché un coloriage facultatif.

Un procédé analogue se retrouve dans l'incunable 889 (Terence Comoediæ, Lyon, Jean Trechsel, 1493). Les lettres d'attente ne sont pas reprises à l'encre mais, dans les premiers feuillets, les capitales sont marquées de traits rouges et le folio a2ro compte même deux pieds de mouche manuscrits, toujours en rouge. Cela nous renverrait à un chapitre à écrire sur l'ornementation du texte si là aussi on ne trouvait une ébauche de coloriage des images : un peu de rouge sur le premier feuillet, du rouge au chapeau du personnage du folio g8ro, ainsi que sur plusieurs lettres de son nom, de chaque côté de sa tête, du marronâtre ou verdâtre sur une partie de la guirlande du folio n5vo et sur les noms inscrits au-dessus des rideaux, enfin ce qui paraît une ébauche par rapport à ce qui précède, du verdâtre et du rose plus ou moins soutenu à plusieurs endroits du folio kro, y compris sur une partie du sol, en recouvrant par la même occasion l'extrémité des chaussures d'un personnage : vite fait, mal fait.

Unicité dans la décoration

1. "Les anges", Barthélemy l'Anglais, Le Propriétaire des choses Lyon Matthias Huse, 1482 (BM Lyon, Rés. Inc. 1042, f. a 6 v°, détail) 2. Barthélemy l'Anglais, Le Propriétaire des choses Lyon, Guillaume Le Roy, 1485-1486 (BM Lyon, Rés. Inc. 447, f. a 6 r°, détail)

Le troisième cas se rattache pour partie seulement aux deux qui précèdent, car toutes les images portent de la couleur. Dans l'incunable 874 (Anianus, Compotus cum commento, Lyon, Jean du Pré, 24 janvier 1490/1491), les illustrations figurent des mains, un tableau, folio c2vo, avec une tête environnée de flammes et folio dro, un tableau sans figure. Ce dernier porte en rouge des traits couvrant l'encadrement du texte central, certains des traits séparant les subdivisions, ainsi que des points de même couleur de part et d'autre des chiffres romains. On retrouve le même procédé pour les séparations du tableau c2vo, avec en plus un coloriage complet des étoiles, soit entièrement en jaune, soit en jaune et rouge. Quant aux représentations de mains, elles ne présentent de traits de couleur qu'en doublage des hachures, en indication des vaisseaux sanguins et sur le repli des phylactères. Ajoutons enfin que la marque typographique à la fin du volume offre du jaune sur tous les motifs. En feuilletant l'ouvrage, on trouve encore des tableaux surlignés de rouge, des capitales et des pieds de mouche avec du jaune, et l'ajout manuscrit de pieds de mouche et de bouts de ligne à l'encre rouge, sans compter la grande capitale du fol. a3ro.

"Mains", Anianus, Compotus cum commento, Lyon, Jean Du Pré, 1490/1491 (BM Lyon, Rés.Inc.874, f. b 2 v°-3r])

Alors que dans les autres incunables nous observions une séparation entre le traitement des illustrations et celui du texte, nous observons ici la même technique utilisée pour le texte et les images, n'employant pour l'un comme pour l'autre que les deux couleurs jaune et rouge. Peut-être cela est-il dû au faible nombre de feuillets (une quarantaine) du volume. De toute manière, cet exemple d'unicité dans la décoration d'un imprimé méritait d'être signalé, même s'il s'agit moins d'une illustration artistique que d'une explicitation d'un texte technique.

Suivant quelle démarche intellectuelle, ou économique, décidait-on à Lyon de laisser un livre à gravures en l'état, ou tentait-on une rarissime ébauche de coloriage, combien d'ateliers s'affairaient-ils à appliquer de la couleur sur tout l'ouvrage, suivant des théories et des techniques différentes ? Il serait bon d'étudier à fond tous les exemplaires survivants, de faire la statistique des divers procédés, de comparer le rite lyonnais aux usages des autres villes. En dehors des peintures de grand luxe, et parfois en collaboration avec elles pour certaines initiales, tout un chapitre de l'enjolivement du livre imprimé attend les chercheurs.