Le bel oiseau ambigu

Pieuse et fidèle, immonde et féroce... les visages médiévaux de la cigogne

Deux cigognes dans la marge inférieure d'un livre d'heures. L'une semble chercher sa pâture (peut-être un crapaud !). L'autre, renversant le cou, jusqu'à toucher son dos avec sa tête, claque du bec (muette, elle ne fait que claqueter ou craqueter). Voilà, dira-t-on, une scène d'une grande banalité. Car les oiseaux, et en particulier les cigognes, peuplent les marges des manuscrits. Cette apparente banalité doit pourtant interroger l'historien. Pourquoi tant de cigognes dans les marges ? Et surtout que pouvait évoquer ce bel oiseau au lecteur médiéval ?

La cigogne se range aujourd'hui parmi les oiseaux les plus aimés, que l'on cherche à protéger, voire à réintroduire dans les territoires qu'elle a désertés. Elle est censée apporter les bébés (tradition d'origine allemande, fort récente, puisqu'elle ne remonte qu'au XIXe siècle). Or, au Moyen Age, la cigogne n'était pas ainsi idéalisée. Ou tout au moins, son image était plus ambiguë. Ne serait-ce que dans les marges, la cigogne apparaît comme un oiseau turbulent. Ici, elles sont calmes, bien que le fait de claqueter accompagne généralement toutes les salutations, rencontres ou querelles. Souvent, la cigogne s'oppose à ses congénères. Elle aime aussi à se mesurer aux singes, allant jusqu'à fourrer son bec au fond de leur derrière. Comme héroïne de fables, elle dépasse en fourberie le renard, et elle dévore les grenouilles qui ont eu le malheur de réclamer un prince (une princesse) autoritaire. Mais cette pétulance repose étrangement sur un fond calme, pieux, mièvre, presque sulpicien.

"Cigogne", Livre d'heures fin XVème siècle (BM Lyon, Ms 6022, f. 35, détail)

Dans l'ensemble de la tradition savante, la cigogne est un oiseau fort recommandable. Certes, la Bible latine lui assigne, par la faute de saint Jérôme, incompétent en matière de zoologie, un rôle mineur. La cigogne, qui apparaît sept fois dans la Bible hébraïque (sous le nom de hassidah), ne revient qu'une fois dans la Vulgate (comme ciconia) pour... annoncer le printemps (Jérémie 8, 7). Mais son rôle est déjà moralisateur : la cigogne reconnaît la saison de migration, alors que le peuple ne reconnaît pas la loi divine. Dans la poésie latine, l'emblématique, la littérature exemplaire, l'encyclopédisme, comme dans tout ce qui compte chez les clercs pour imposer un changement de comportement chez les laïcs, le thème de la piété filiale revient sans cesse. Ce thème est ancien. Il vient d'Aristote, de Platon, de Pline, et il est transmis au Moyen Age par Isidore de Séville (fin du VIe siècle) et par les bestiaires. Rappelons ce poncif : la cigogne prend soin de ses petits et ses petits, devenus grands, prennent soin d'elle. La cigogne est donc le paradigme du bon père/bonne mère de famille. Isidore de Séville le clame : Ces oiseaux annoncent le printemps, aiment être en compagnie, sont les ennemis des serpents, traversent les mers, groupés en bandes, pour gagner l'Asie. [...] Leur piété envers leurs enfants est tout à fait remarquable. Elles passent tant de temps à chérir le nid que, à trop couver, elles en perdent leurs plumes. Toutefois, le temps passé à élever leurs petits leur est rendu par ces derniers qui les nourrissent (Etymologies, 12). Les clercs aiment la cigogne, car la cigogne est pieuse. Le cistercien Césaire de Heisterbach, au début du XIIIe siècle, dans son Dialogue des miracles (X, 58), rapporte qu'à Cîteaux les cigognes refusèrent de partir jusqu'à ce que l'abbé les bénît... Quant au dominicain Etienne de Bourbon, il révèle que des cigognes ne voulurent pas rester sur le toit d'un chevalier excommunié par le pape Grégoire IX, et y revinrent quand sa peine fut levée.

Certains clercs vont plus loin et font de la cigogne la métaphore du Christ. Au XIVe siècle, l'auteur du Fasciculus morum (un recueil de récits destiné aux prédicateurs), écrit: Et il est à noter que le Christ, dans son ascension bénite pour le plus grand honneur du genre humain, a fait à la manière de la cigogne. En effet, cet oiseau, quand les petits qu'il a tant chéris se sont envolés du nid, il s'en revient au nid et de douleur le remplit de terre. Ainsi assurément fit le Christ. Ses petits furent en effet les anges de lumière. S'étant envolés du nid poussés par l'orgueil, comme touché par la douleur, Dieu lui-même a formé l'homme à partir de la terre pour tenir leur place.

"Cigogne en vol", Livre d'heures fin XVème siècle (BM Lyon, Ms 6022, f. 91, détail)

La cigogne est aussi présentée comme un oiseau non dénué de cruauté. Pline dans son Histoire naturelle (X, 62), à propos de leur migration, rappelle : On nomme Bourg de Python, dans les vastes plaines d'Asie, un lieu de rendez-vous où elles jasent entre elles ; elles mettent en pièces la dernière arrivée ; après quoi elles s'en vont. Cette cruauté est généralement liée à un esprit de justice. Gervais de Tilbury, dans ses Délaissements impériaux (Otia imperialia), ouvrage composé vers 1214 et destiné à l'empereur Othon IV (le vaincu de Bouvines), écrit :

laissez moi parler de choses extraordinaires et bien connues de tous les gens de notre cité d'Arles [note]Arles était en effet une ville d'Empire, après être passée avec le royaume d'Arles à Conrad II, en 1032.. Les cigognes avaient l'habitude depuis des temps très anciens de faire leur nid sur les murailles et les tours de la ville. Comme elles avaient pondu, quelqu'un, fort sottement, substitua à l'oeuf de cigogne un oeuf de corbeau. Et ainsi couvé comme les autres, l'oeuf devint comme le voulait la nature, un corbeau. Sa condition de corbeau apparut au grand jour. Et la cigogne mâle, ayant remarqué le petit, qui était très différent des autres oiseaux de sa race, protesta hautement devant ses congénères. Les cigognes se réunirent, et la coupable est contrainte de venir devant elles. Le claquètement des becs tient lieu d'accusation on produit le petit dont la nature ne convenait pas et qui est reçu comme témoignage par présomption il suffit à faire condamner la mère présomptive. La mère et l'enfant putatif [note]Supposé être de la cigogne. sont dépouillés de leur plumage naturel, et sont précipités en guise de châtiment (ad judicium) du haut de la Grande Tour et sont ainsi exécutés. Regarde, Heureux Auguste [note]Gervais s'adresse à l'Empereur, son dédicataire. comme il faut prendre de la doctrine du langage des oiseaux, quand une sentence est rendue par les cygnes sur la preuve évidente de la faute, et quand par les cigognes une présomption arrache un cruel arrêt, les deux « groupes » cherchant à sauvegarder la chasteté et à punir l'inceste. Combien donc l'infélicité de notre temps méritera de supplices, où le relâchement des moeurs passe pour vertu digne d'être louée, où l'adultère est présenté comme une preuve certaine de probité, où le fait de posséder des vierges ou des femmes mariées passe pour la première des fins de la chevalerie [note]Allusion sans doute aux Minnesänger, troubadours allemands prônant l'amour courtois. .

Drame de voisinage

Un autre récit, plus particulièrement réservé aux prédicateurs, et fort diffusé au Moyen Age, montre une cigogne mâle châtiant sa compagne adultère. En voici la version de Césaire de Heisterbach, tirée de son Dialogue des miracles (10, 59-60) : pour ce qui est des cigognes, je pourrais te raconter un grand nombre de choses dignes d'admiration, si je ne devais me hâter à des choses plus utiles. Les mâles sont très jaloux quant à leur femelle et se vengent très sévèrement des adultères. Les femelles ont toutefois un remède assez miraculeux. Si la femelle peut se plonger dans les eaux avant l'arrivée de son partenaire, celui-ci ignore complètement la faute de l'adultère et ainsi elle échappe à la mort. Dans l'enclos de l'habitation d'un chevalier, suivant ce que j'ai entendu dire d'un religieux en toute vérité, se trouvait un nid de cigognes, c'est-à-dire un mâle et une femelle. Celle-ci commettait fréquemment, en l'absence du mâle, l'adultère, et se plongeait dans un étang proche de la maison. Le chevalier, ayant remarqué le manège, et voulant en connaître la cause, ordonna d'enclore la fosse. Abrégeons. Le crime commis, elle gagna comme d'habitude l'eau sans pouvoir y accéder. Sur ce, le mâle survint, se rendit compte du crime, se jeta sur l'adultère avec son bec. Ne parvenant pas, seul, à la tuer, il s'envola, fou de rage, et s'en revint, une heure plus tard, accompagné d'un grand nombre de cigognes, et tua la misérable, sous les yeux de tous ceux qui se trouvaient près du logis. LE NOVICE : Je pense que cette jalousie contient en elle un enseignement. LE MOINE : Tu as raison. Dans l'Ecriture Dieu se compare souvent aux oiseaux. Son épouse est l'âme fidèle. L'adultère est toute sorte de péché mortel qui sépare de lui et unit au diable. L'eau est le baptême ou la pénitence, qui est toujours renouvelée et lave de la faute, afin que Dieu ne la voit pas ou ne la connaisse pas pour se venger. [...]

"Cigogne en vol, Livre d'heures fin XVème siècle (BM Lyon, Ms 6022, f391 v°, détail)

La cruauté peut devenir férocité. En témoigne ce drame de voisinage entre une cigogne et une hirondelle, rapporté par le Dialogue des créatures (XIVe siècle), recueil de récits exemplaires, souvent animaliers, attribué au médecin milanais Mayno de Mayneri. Il s'agit d'une variante de la première fable d'Esope, « L'aigle et la renarde » (la cigogne prenant ici la place de l'aigle). Le récit est suivi d'une moralité : il ne faut pas s'attaquer à plus petit que soi, car il peut vous nuire sans que vous vous y attendiez. L'auteur a bien remarqué que les cigognes nichaient à l'extérieur de la maison (dessus le comble de une haulte maison par dehors), alors que les hirondelles faisaient leur nid dans les greniers. On a donc là un témoignage, certes littéraire, de la cohabitation de deux oiseaux non domestiques mais très proches des hommes : il y eut jadis une cigogne qui avait fait son nid sur le toit d'une haute maison ; à l'intérieur des combles une hirondelle avait fait le sien. Mais l'hirondelle criait souvent et se réjouissait de ses petits. Ce qui gênait fort la cigogne car, quand elle voulait se reposer sur ses oeufs ou sur ses petits, le gazouillement de l'hirondelle l'en empêchait. C'est pourquoi, une fois, alors que l'hirondelle s'était éloignée, la cigogne entra dans la tour et tua tous les poussins de l'hirondelle et lui détruisit son nid. De retour l'hirondelle en fut très en colère et très peinée de la mort de ses petits enfants ; mais ne sachant qui avait commis ce meurtre, elle ne s'en vengeait pas. Peu de temps après, l'hirondelle reprit le dessus, refit son nid et enfanta de nouveau des petits ; et donc, très joyeuse, elle ne cessait de gazouiller et de chanter de plus belle. La cigogne en fut comme avant très incommodée, et se mit à crier à haute voix en disant : ? Assurément, folle jalouse que tu es, sache que je tuerai tes poussins et mettrai en pièces ton nid, comme je l'ai déjà fait, car ton bavardage et ton caquet nous empêchent de nous reposer, moi et mes enfants.? Ce qu'entendant, l'hirondelle comprit que la cigogne avait tué ses poussins et détruit son nid. Elle mit toute son ardeur pour chercher à se venger. Une nuit, alors que la cigogne et ses petits dormaient, elle prit en son bec du feu et le porta en secret dans le nid de la cigogne. Et ainsi elle les brûla, en disant : Qui se voit venger de son deuil, doit de coeur se réconforter. Et par cet exemple il est clair qu'on ne doit pas nuire à plus petit que soi (ou le dominer) afin qu'en secret il ne nuise, car souvent tombe dans le mal ou le danger dans lesquels il a mis autrui. Comme le dit Sénèque : Attends d'autrui ce que tu auras fait à autrui.

Chasse interdite

Cette implacabilité était interprétée par les moralistes dans un sens positif. Mais la cigogne peut être odieuse. La tradition (confortée d'ailleurs par les observations des zoologues) lui fait manger serpents et crapauds. Noble tâche, mais parfois prise à rebours. Car la voici parfois chez certains auteurs l'emblème des parents qui éduquent mal leurs enfants, leur donnant une mauvaise nourriture spirituelle. De plus, quand elle est confondue avec l'ibis, qui se purge avec son bec, elle est alors considérée comme un oiseau répugnant. Quand la cigogne craquète (car la cigogne n'émet aucun son), elle est alors assimilée aux détracteurs, qui n'ont pas de langue pour parler, et vitupèrent contre les bonnes gens. Quant au bec de la cigogne, signe d'orgueil chez Ovide, il devient chez Pierre Bersuire, au XIVe siècle, le symbole de la médisance [note]Masami Okubo, « Notre-Dame ou la fille du Diable ? Ambiguïté de la cigogne », dans Reinardus, vol. 7, sans date, p. 65-79..

"Cigogne et autres oiseaux se rassemblant dasn l'attente du jugement divin", Le Mirouer de la redemption de l'humain lignaige trad. Julien Macho, Lyon, Matthias Husz, 1482, (BM Lyon, Rés.Inc 1043, f. 484 v°, détail)

Cela dit, dans une culture que, par commodité, l'on dira populaire, la cigogne est un oiseau largement positif. Sans aller jusqu'à dire qu'elle est un oiseau intouchable, elle semble néanmoins protégée. Les Germains, dans le Haut Moyen Age, consommaient de la cigogne. On en trouve mention dans le Ménagier de Paris et dans un livre de cuisine destiné aux grands de ce monde, le Viandier de Taillevent. Elle apparaît comme une viande supérieure à celle de la grue. On mangeait de la cigogne, mais, semble-t-il, assez peu. En revanche, son utilité, réelle et symbolique est patente. C'est un oiseau qui annonce le printemps, et un oiseau utile qui mange les serpents et autres bêtes immondes. La cigogne séduit par son indépendance : oiseau peu farouche, elle partage la vie de l'homme, mais comme en l'observant (ce n'est pas un oiseau de basse-cour). Au XVe siècle, Les Evangiles des Quenouilles assurent qu'il est de bon augure qu'elles fassent leur nid sur la maison. Cela apporte prospérité et richesses... En 1423, à Strasbourg, interdiction est faite de les chasser, sous peine d'une forte amende. Et des légendes attestées depuis l'Antiquité en font un homme qui reprend forme d'oiseau quand elle quitte les parties orientales où elle se réfugie l'hiver.

"Le renard et la cigogne", Ysopet, XIIIème siècle (BM Lyon, Ms PA. 57, f. 43, détail)

Quand on voit quelques cigognes dans les marges d'un livre d'heures, il convient de se souvenir de cette tradition complexe. Le Moyen Age s'est servi abondamment des animaux (et particulièrement des oiseaux) pour alimenter son imaginaire ; l'Eglise les a utilisés comme modèles de vices ou de vertus ; la culture folklorique, parallèlement, a continué à les apprécier selon une logique différente. A chaque lecteur (médiéval) de manuscrits, ou de façon générale, à chaque individu ou groupe d'individus, sa cigogne. Pieuse et diabolique, respectueuse envers ses parents et cruelle envers les faibles, prude et obscène (son long bec rouge a obsédé les clercs et les enlumineurs). Devant chaque animal représenté dans une image, le lecteur contemporain doit se poser la question de son ambiguïté. Rares sont les animaux définitivement maudits. Même le crapaud reste profondément ambigu. Quant à notre cigogne, oiseau ou homme métamorphosé, porteuse de vertus ou de malices, elle reste modelable à merci. Son aspect positif finira par triompher. Comme l'écrit Buffon dans son Histoire naturelle des animaux : [...] et cet oiseau, né notre ami et presque notre domestique, n'est pas fait pour être notre victime.