Une possession du monde

Trésor de la culture médiévale, le Propriétaire des choses, fut imprimé à Lyon en 1482

La Bibliothèque conserve, parmi ses incunables, une édition très soignée du Propriétaire des choses de Barthélemy l'Anglais ; le livre, précise-t-on, a esté translaté par Jehan Corbichon et a esté revisité par vénérable et discrète personne frère Pierre Serget docteur en théologie du couvent des Augustins de Lyon et imprimé audit lieu de Lyon par honorable homme maistre Matthias Husz maistre en l'art de impression le XII jour de Novembre 1482. Cette impression élégamment illustrée, sans nul doute la plus belle de toutes celles qui, entre 1480 et 1500, alimentèrent le marché lyonnais du livre, témoigne indiscutablement de l'intérêt toujours vif que suscitait chez les contemporains de Symphorien Champier et de Jean Lemaire, cette encyclopédie écrite deux siècles et demi plus tôt, dans un lointain couvent saxon, par un franciscain d'Outre-Manche.

Ainsi, à l'heure où les banquiers italiens donnent le ton entre Saône et Rhône et où débute l'âge de l'imprimé, un miroir des connaissances, datant du règne de saint Louis, devient un best-seller apprécié par les découvreurs de continents et d'antiquailles, d'anciens textes et de nouveaux marchés. Il nous revient ici d'expliquer cet étonnant succès et de dire pourquoi nous avons décidé de présenter cet ouvrage.

Rappelons que la somme de frère Barthélemy se voulait une description ordonnée de l'univers, une intelligence des choses par la connaissance de leurs propriétés (le titre original est De proprietatibus rerum) devenues par la grâce du temps et des traductions, et fort logiquement d'ailleurs, possessions du lecteur changé, comme le livre, en Propriétaire.

"Jean Corchichon offre sa traduction du De Proprietatibus rerum à Charles V" Barthélemy l'Anglais, Le Propriétaire des choses, Lyon, Matthias Husz, 1482 (BM Lyon, Rés. Inc 1042, f.1)

On sait que l'attention portée par les clercs occidentaux au monde qui les entourait avait toujours été très vive, mais cette curiosité visait essentiellement à parvenir, par-delà le voile des apparences sublunaires, à la véritable réalité. La nature étant un livre écrit par le doigt de Dieu, il convenait d'en comprendre les signes et, ainsi, de s'élever par les enchantements de l'analogie, de la connaissance des choses inférieures jusqu'à celle des êtres immatériels proches de la Toute Puissance.

Aux XIIe et XIIIe siècles, la lutte contre l'hérésie manichéenne qui faisait du monde une prison, avait évidemment avivé l'intérêt des clercs envers une création exprimant, dans sa diversité et sa richesse, la splendeur et l'intelligence divines. Du même coup le monde sensible devenait objet de satisfaction sensuelle et de jubilation ; Saint François parlait à Frère Soleil, tandis que la flore d'Ile-de-France pénétrait grâce aux imagiers à l'intérieur des cathédrales. En outre, les traités venus d'Espagne ou d'Italie, en particulier les libri naturales du nouvel Aristote, révélaient une autre conception du monde, fonctionnant selon ses lois propres, que le créateur lui-même avait voulu respecter. La nature s'impose dès avant 1200 dans la pensée occidentale comme une force contraignante, bienfaisante, rationnelle et morale ; la connaissance des lois qui la régissent devient aussi importante que ce qu'elles signifient. Dame Nature acquiert une double valeur, intrinsèque autant qu'exemplaire, que les savants se doivent d'interpréter par la physique plus que par la symbolique.

Telles sont les forces qui ont conduit à la composition des encyclopédies et donc à celle du De proprietatibus rerum.

D'Oxford à Magdebourg

Ces oeuvres, lorsqu'elles ne s'intitulent pas très simplement De naturis rerum (ainsi pour la somme d'Alexandre Neckham de la fin du XIIe siècle, ou pour celle de Thomas de Cantimpré circa 1245) se veulent des miroirs ou encore des images du monde ; elles sont bien sûr de forme, de langue, d'ampleur, et de qualité variables et aucune d'entre elles n'atteint les dimensions du Speculum majus de Vincent de Beauvais, qui devait refléter toutes les connaissances du temps ; mais les premières d'entre elles ont malgré ces dissemblances quelques traits communs :

  1. L'ambition est de rassembler, de décrire le monde.
  2. Ce dernier participant à la bonté parfaite de Dieu, il ne peut y avoir de séparation entre le Créateur et sa création ; on ne s'étonnera donc pas qu'il soit traité de Dieu comme des oiseaux, des anges autant que des herbes, de l'âme aussi bien que des pierres.
  3. Le but pratique est de mettre à la portée d'un large public, sous une forme commode, l'essentiel du savoir ; le genre est lié au développement d'une population de clercs vivant de leur plume et/ou de leur verbe. Barthélemy précise d'ailleurs qu'il travaille pour les écoliers et les lecteurs de culture moyenne qui, ne pouvant se référer aux ouvrages innombrables traitant des propriétés des choses dont parle l'Ecriture sainte ne peuvent trouver rapidement des notions même élémentaires sur ce qu'ils cherchent. C'est pourquoi les auteurs avouent crûment compiler et alignent des extraits de philosophes et de docteurs suivis d'une brève explication ou d'une glose, parfois d'une note personnelle.
  4. Cela afin d'instruire mais aussi d'édifier : j'ai réuni tout ce qui me paraît digne d'être reflété, c'est-à-dire admiré ou imité, dit l'un ; pour aplanir les difficultés soulevées par la lecture et l'intelligence des Ecritures, ajoute un second, afin de contribuer à la formation des moeurs, note un troisième.
  5. Autant dire que le flux du texte encyclopédiste charrie des eaux mêlées de science et de symbolique ; les hommes les plus en pointe dans l'exploration du réel utilisent l'analogie en complément du raisonnement logique, et il faut attendre la fin du siècle pour voir - mais chez quelques-uns - toute moralisation disparaître.

En attendant, l'encyclopédie est un peu une possession du monde, la science universelle se ramenant pour beaucoup à la connaissance de la nature. Voilà pourquoi les choses décrites par Barthélemy ont été dépossédées de leurs qualités au profit du lecteur : le De Proprietatibus rerum s'étant métamorphosé en Propriétaire des choses... après cent trente ans de succès, il est vrai.Bartholomaeus Anglicus n'a pas appartenu au lignage des Glanville comme on l'a longtemps cru. Mais son origine insulaire ne fait guère de doute : les auteurs anglais sont, dans son oeuvre les plus nombreux et les mieux connus. Né à l'extrême fin du XIIe siècle, Barthélemy a probablement fréquenté les studia les plus avancés dans la connaissance et l'enseignement de la philosophie naturelle, c'est-à-dire Chartres puis Oxford où, entre 1210 et 1220, professait Robert Grosseteste (qui dans ses travaux d'optique donnait les premiers exemples d'une physique mathématique). Fra Salimbene d'Adam dit de lui qu'il fut un grand clerc et, dans sa Chronique, nous apprend incidemment qu'il dispensa quelque temps à Paris un cours sur la Bible, en même temps qu'il rassemblait grâce à la richesse des bibliothèques parisiennes la documentation nécessaire à son opus majus.

Entré dans le tout jeune ordre franciscain (autour de 1225), il composa le Liber de Proprietatibus rerum dans le couvent de Magdebourg où ses supérieurs l'avaient envoyé. Ses dix-neuf livres constituent l'une des encyclopédies les plus savantes du temps. Le latin de Barthélemy est simple et sa méthode d'exposition toujours claire. Lorsqu'il rapporte un fait d'expérience, il cite s'il y a lieu, les autorités (auteurs sacrés ou profanes) qui énoncent ou corroborent ce fait, puis ajoute parfois une explication morale très courte, portée en marge dans les manuscrits, sous la forme nota illud (quand il traite des agneaux et de leur blancheur, une note renvoie aux continents ; lorsqu'il passe aux moucherons, qui souvent piquent sournoisement, il place une nota contra ypocritas).

La moralisation est ainsi clairement désignée comme un élément second. En présence de plusieurs textes contradictoires, il lui arrive - est-ce dû à ses origines oxoniennes ? - de recourir au témoignage de l'expérience : il départage ainsi Cicéron, Juvénal, Pline l'Ancien, Dioscoride, le Physiologus et Isidore de Séville en débattant du très célèbre cas du castor. Celui-ci, dit-on, s'arrache lui-même les organes génitaux pour ainsi mieux courir et échapper aux chasseurs, cette auto-castration montrant comment l'homme doit traiter ses propres péchés s'il veut éviter de devenir le gibier du diable. Barthélemy contredit cette tradition car le contraire, dit-il, cotidie patet in castoribus qui in diversis locis inveniuntur, remarque qui, épistologiquement, équivaut à celle de Villard de Honnecourt avertissant le lecteur que le lion de son carnet a été "contrefait al vif".

"Début du livre VIII sur le ciel, le monde et les planètes", Barthélemy l'Anglais Le Propriétaire des choses, Lyon, Matthias Husz, 1482 (BM Lyon, Rés. 1042, f. 118, détail)

Succès rapide, ample et durable

Sans atteindre la réception du Speculum majus (répandu partout en Europe), le De Proprietatibus a bénéficié d'un succès rapide, ample et durable. Dès 1270, il est une référence. Frère Salimbene parlant dans sa chronique de l'éléphant de Frédéric II, ajoute :

il y a beaucoup de ces animaux en Ethiopie ; leur nature et leurs propriétés ont été bien exposées par Frère Barthélemy l'Anglais.
Invoqué comme une autorité, le Magister de Proprietatibus figure dans une liste d'exemplaria des libraires parisiens de 1304 avec d'autres ouvrages de premier plan et devient l'un des instruments de travail du prédicateur, tandis qu'il est traduit au XIVe siècle dans les principales langues vulgaires d'Occident. Très précoce en Italie, tardive en Angleterre, la translation fut entreprise en France en 1372, à la requête de Charles V, par Frère Jean Corbichon, maître en théologie et chapelain du roi. Sa traduction très fidèle (il en subsiste 43 manuscrits au moins), fut elle-même à l'origine d'autres éditions en diverses langues vulgaires.

On sait que Charles V fit traduire bon nombre d'oeuvres susceptibles de fonder son action afin de gouverner ses sujets selon les règles du droit et de la justice en vue du bien commun de la collectivité. Le roi accompli devait, selon les Miroirs, allier la sapientia à la potentia et, seigneur naturel de son royaume, ne pouvait se dispenser de mieux connaître la nature ; Charlemagne et Salomon avaient montré le chemin, rappelle le traducteur qui, dans son prologue, énonce que entre les désirs humains de cueur royal le désir de sapience doit estre le principal. C'est pourquoi le De proprietatibus devenu Propriétaire prit place dans les armoires de la Librairie royale. Un siècle durant, la traduction de Jean Corbichon amplifie le succès toujours grand du texte original. Dès 1470, à Bâle, chez l'imprimeur Berthold Ruppel, apparaît la première édition imprimée. Les presses allemandes en donnent huit autres dans les années suivantes, toujours en latin, et dépourvues d'illustrations.

La première édition lyonnaise - latine - est celle de Marcus Reinhardt et Nicolas Philippi, achevée d'imprimer le 29 juillet 1480 ; suivent deux éditions latines, l'une chez Pierre Hongre le 21 novembre 1482, l'autre chez Nicolas Philippi le 10 décembre de la même année. Dans le même temps, l'imprimeur et libraire Matthieu Husz publie, le 12 novembre 1482, pour la première fois en France, le texte dû à Jean Corbichon. Cette simultanéité en dit long sur le retentissement de l'ouvrage.

"Passage consacré au moineau, au livre XII sur les oiseaux", Barthélemy l'Anglais Le Propriétaire des choses, Lyon, Matthias Husz, 1482 (BM Lyon Rés. Inc. 1042, f. 177, détail)

Matthias Husz, un Haut-Allemand venu de Bâle qui, en 1481, a succédé à son frère ou son oncle Martin (arrivé à Lyon trois ans auparavant) est, un an plus tard, solidement installé dans le quartier de la Lanterne, la fortune du grand marchand-poissonnier André Daveyne, son beau-père, ayant probablement beaucoup joué dans le succès de son entreprise, fort dynamique. Matthias produit plus de cinquante éditions en moins de vingt ans et surtout il réédite quatre fois le Propriétaire avant 1501, tandis que Guillaume Le Roy et Johann Siber en proposent deux tirages. Au total Barthélemy l'Anglais, édité vingt-quatre fois en Occident au XVe siècle (à Bâle, Cologne, Nuremberg, Strasbourg, Haarlem, Heidelberg, Paris, Toulouse, Saragosse), a été largement diffusé par les presses lyonnaises (dix éditions) tout spécialement par Matthias Husz (cinq éditions).

L'ordre de l'édition choisie ici (12 novembre 1482) reproduit scrupuleusement le plan du De proprietatibus exposé dans le prologue du facteur par Barthélemy lui-même qui énumère les titres des dix-neuf livres. Jean Corbichon y a ajouté une rubrique beaucoup plus détaillée (20 titres pour le premier livre, 70 pour le second, avec foliotation correspondante), rendant l'utilisation de l'ouvrage d'une extrême commodité pour tous les vendeurs de mots qui y trouvent entre Dieu et saveurs, les éléments et les âges, les planètes et les oiseaux, les herbes et les bêtes au milieu d'une multitude d'autres notices. Comme ses collègues encyclopédistes, Barthélemy va de l'éternel au fabriqué, de l'invisible au matériel, de l'incorruptible à l'éphémère.

Les éditions postérieures à 1500 ajoutent d'ailleurs à cet univers de notions et de choses, des chapitres très utilitaires, susceptibles de stimuler la demande. L'édition parisienne de 1510 présente le Propriétaire comme tres utile et prouffitable aux corps humains avec aucunes additions nouvellement adjoustées cest assavoir - les vertuz et proprietez des eaux artificielles et des herbes - les nativitez des hommes et des femmes selon les signes - et plusieurs receptes contres aucunes maladies (item un remède très utile contre fiebvre pestilencieuse et autres manières d'épidimye approuvés par plusieurs docteurs en médecine... ). Négligeons ces ajouts racoleurs : au terme de ce déploiement ordonné de toutes choses, le monde, auparavant magma informe, se métamorphose en une « ordinata collectio creaturarum », un ensemble harmonieux. Natura devient ratio (Albert le Grand) et la présentation se doit d'en révéler la clarté : c'est pourquoi chaque verso porte le numéro du livre, et chaque recto le titre, au besoin abrégé, tandis qu'au fil du texte, comme dans un traité scolastique, des lettres ornées alternativement rouges et bleues, introduisent les questions et des pieds de mouche plus discrets, les exemples ou les gloses.

Page de titre de Barthélemy l'Anglais, Le Propriétaire des choses Paris, Jehan Petit et Michel Lenoir, 1510 (BM Lyon Rés.157770, f. 1)

Illustrations lyonnaises

Le livre est également remarquable par son illustration, comme il se doit chez les Husz puisque quatre ans auparavant Martin Husz avait fait paraître le Miroir de la Rédemption de l'humain lignage (traduction du célebrissime Speculum Humanæ Salvationis), le premier livre français illustré de bois gravés. L'édition typographique du Propriétaire n'ayant aucun antécédent gravé, la suite de 1482 composée de vingt grandes gravures de facture homogène, constitue donc une entreprise originale menée à bien sur place par des graveurs lyonnais ou plus probablement allemands, et assez rapidement imitée ou interprétée dans d'autres centres d'édition.

La gravure du prologue, sans doute reprise d'un manuscrit, montre Frère Jean Corbichon en son habit d'ermite de Saint-Augustin offrant sa traduction à Charles V. Le roi est représenté en majesté mais sous un pavillon (une tente) de campagne, flanqué à dextre de soldats en armes ; comme le veulent les théoriciens du pouvoir, le prince désormais, même dans les tourments de la guerre, se doit de demeurer bien sachant afin de se montrer sage. Les dix-neuf autres gravures s'efforcent de synthétiser la matière contenue dans le livre qu'elles introduisent, d'en souligner la richesse par la diversité des figures. Les bêtes sont nombreuses, comme les oiseaux ; villes, montagnes, églises et châteaux expriment la variété des paysages... Tout cela selon des formules souvent éprouvées (les âges de la vie sont représentés par sept personnages rassemblés dans le même espace, le temps est un calendrier des travaux...) qui, un peu à la manière du texte, associent le réel et le symbolique (les oiseaux représentés ne sont pas choisis au hasard) et matérialisent évidemment toujours les idées ayant cours. Voyez par exemple l'illustration du 13e livre traitant de l'eau : elle représente un globe terrestre cerné d'eau - comme le veut Aristote - et sillonné de chenaux sinueux dont on ne sait s'ils coulent à la surface ou dans les profondeurs de la terre. Voilà qui peut contenter tous ceux qui vers 1500 parlent des mers, des fleuves et de leur naissance mystérieuse.

"Début du livre XIII sur l'eau", Barthélemy l'Anglais Le Propriétaire des choses, Lyon, Matthias Husz, 1482 (BM Lyon, Rés. Inc. 1042, f. 179, détail)

Les questions relatives au monde souterrain intriguaient les riverains du Rhône sans doute plus que d'autres. Le Propriétaire leur apportait d'intéressantes réponses ; elles éclairaient une part de leur légendaire et contribuaient à conforter l'idée qu'ils se faisaient d'eux mêmes. En ces deux domaines tentons de retenir l'essentiel, et nous comprendrons mieux pourquoi l'incunable de 1482 fut et demeure un trésor pour la ville.

Contemporain de Husz et esprit fort critique, l'humaniste Balci dans une Descriptio Helvetiæ de 1480 note qu'à la source des fleuves se dévoilent presque les secrets du monde. Aux diffluences terrestres et apparentes correspondent en effet des confluences invisibles, car la vénérable théorie du circuit interne des eaux exposée par la plupart des philosophes grecs et romains a été évidemment acceptée par les auteurs médiévaux et par ceux de la Renaissance. Barthélemy est sur ce point catégorique et cite Salomon : les eaux retournent en arrière aux lieux dont elles viennent et yssent de l'abisme qui est leur mère pour courir par le monde (f. 180 vo). L'opinion dominante, quant à elle, accorde au circuit interne une place essentielle sans jamais devenir exclusive. Tous les hommes de haute culture, en accord avec la conception géophysique du globe terraque (une sphère de terre et d'eau mêlées), qui ne sera abandonnée que peu avant 1700, retiennent le rôle majeur des filtrations souterraines et des conduits mucés (cachés), même s'ils divergent sur les mécanismes de la remonte (pesanteur de la mer, action des vents souterrains, condensations internes, processus de capillarité, force attractive des astres, animus de la terre...).

D'innombrables cavernes, porosités sublittorales, interstices ouverts dans la masse continentale cantonnent les embouchures (les bouches) qui rejettent, absorbent et se trouvent (comme leur nom l'indique) au sommet des cours d'eau. A partir de ce réseau sous-cutané, proche des rivages, veinules et veines s'enfoncent dans l'épaisseur terrestre, souvent interrompues ou métamorphosées, mais toujours reconstituées. Elles se réunissent en rameaux et en branches constamment confluantes jusqu'à un tronc unique alimentant des gouffres superposés au coeur des plus hauts massifs, là où jaillissent les fontaines.

"Début du livre XIII sur l'eau", Barthélemy l'Anglais Le Propriétaire des choses, Paris, Jehan Petit et Michel Lenoir, 1510 (BM Lyon, Rés. 157770, f. 141 v°, détail)

Telle est du moins la vision ordonnatrice d'une nature cachée, que quelques rares et timides explorations spéléologiques ne démentent nullement, surtout aux abords des grands fleuves. Car on déduit alors logiquement que le sous-sol des vallées majeures est strié de trachones, de conduits parfois immenses, où circulent l'eau et le vent, et qui communiquent ici ou là avec la surface de la terre. Ces émergences peu ou prou merveilleuses sont particulièrement nombreuses autour des embouchures et dans le haut pays. Là, grâce à leurs liaisons avec les plus grandes profondeurs, voisinent les émanations bouillonnantes et les sources glaciales, les étangs sommitaux ou les lacs insondables aux eaux glauques et lourdes. Certains de ces lacs, jadis lieux de prodiges, sont encore susceptibles, croit-on, d'être soudainement tourmentés par une tempête née des profondeurs. Les chroniques les plus diffusées en Occident rapportent immanquablement ces horribles merveilles. Elles apprennent aussi, comme les philosophes et les auteurs d'encyclopédies, que les tremblements de terre provoqués par les confrontations souterraines entre les éléments, sont naturellement plus fréquents et plus graves dans ces zones poreuses. Après celui de Tauredunum (longtemps identifié à Tournon), le grand séisme rhénan de 1356 servit durablement de confirmation à ces vues qui suggéraient l'existence au sein des profondeurs d'une nature « desnaturée ».

D'autant qu'en ce domaine comme en d'autres, « paroles obscures » et métaphores s'insèrent dans la description. Les images du monde souterrain renvoient à celles - parfois immondes - des profondeurs du corps, à celles - répulsives - des espaces infernaux, aux abysses, à l'abîme, au Tartare, à une surnature susceptible de faire apparaître de surprenantes matières comme ces eaux blanches, bouillonnantes, sulfureuses et fétides qui, en 1356, à Bâle, jaillirent de terre en une sorte d'éjaculation démoniaque, ou bien ces sources si merveilleusement froides que leurs eaux tuméfient les lèvres de ceux qui ont le malheur d'y boire. Cette représentation du monde constituait un terreau très fertile pour un légendaire noir que les vieilles femmes n'étaient pas seules à retransmettre. Les goules et leurs créatures, les dracs et leurs palais subaquatiques, les gouffres du bas-Rhône et leurs tarasques pouvaient harmonieusement coexister avec les Trachones de la philosophie naturelle. En 1516, les magistrats viennois, tous honorables robins et marchands, cultivés, ne craignaient pas un instant de paraître crédules en insérant parmi les titres de gloire de la Civitas sancta la punition subie en ses murs par le procurateur de Judée, puisque Vienne et quelques autres hauts lieux rhodaniens avaient très anciennement amplifié une légende pilatienne auparavant née à Rome.

Lyon au centre du Monde

De quoi s'agit-il donc ? Le cadavre de Pilate immergé par les Viennois sous les murs de leur ville, ou bien encore englouti par les diables avec la tour qui lui servait de prison, provoque naufrages et tempêtes. On le retire du Rhône pour le plonger en un lieu infernal de l'Alpe ; mais il reparaît ici ou là au long des rives, à Lyon, à Lausanne, au sein de la montagne-mère (des eaux : le Frakmunt dépendant de l'Adula-Gothard) et un peu plus tard en Camargue. Les lecteurs du Propriétaire pouvaient aisément comprendre ces présences presque simultanées.

C'est d'ailleurs en pensant aux béances intérieures traversées par les vents comme l'était la vallée, que Gervais de Tilbury, maréchal du Royaume d'Arles avait jadis (vers 1210) écrit dans ses Otia imperialia (les oisivetés imprériales) : le long du Rhône les hommes naissent venteux, paresseux, inconstants et menteurs. Autrement dit, une certaine qualité du sol ne peut produire qu'une qualité correspondante d'hommes, ce qui ajoute à la théorie des climats exposée à plusieurs reprises par Barthélemy l'Anglais. Car d'Isidore de Séville à Honorius d'Autun et à Jean Bodin, tous les auteurs ont compris la diversité du monde, des peuples et des coutumes à travers l'antique théorie des climats complétée par celle des tempéraments. Ecoutons le Propriétaire : Gaule est ainsi appelée pour la blancheur du peuple qui y habite qui est blanc naturellement [...] car selon la diversité du ciel, les faces des gens sont changées, et leurs couleurs, et la quantité des corps et les coeurs et les conditions aussy. Et pour ce naturellement, ceulx de Rome sont griefz et pesans et ceulx de Grèce sont de légier couraige, et ceulx d'Auffrique sont malicieux et ceulx de France de leur nature sont fiers et couraigeux el de soubtil engin, sy comme dit Ysidore au ixe livre...

En bref, les diverses complexions influant sur les mouvements de l'âme résultent du mélange divers selon les lieux et les individus des quatre qualités élémentaires : le froid, le chaud, le sec et l'humide. Comme l'écrit Jean Corbichon suivant pas à pas Barthélemy : au Septentrion les hommes sont grands et de belle façon, car la froideur de l'air ne laisse sortir la chaleur du corps, par la vertu de laquelle la personne amende et en grandeur et en beauté. A l'auster les hommes sont de contraire nature et figure [...] et ne sont pas si courageux ni si colériques ni de si grand cueur. Si en effet « le sec endurcit et le froid hérissonne » des individus de virile et imposante stature, portés à la colère, la chaleur méridionale est émolliente et les corps laissent échapper par leurs pores dilatés leur sang et leurs esprits ; à la vaillance, aux vertus guerrières et à la constance des uns, s'opposent les variations, la dissimulation, la mobilité et la mélancolie des autres, bien sachant, portés aux mathématiques, à la philosophie et à la luxure. Alors que les gens du Nord ont pour eux la chasteté, vers le Midi les corps s'ouvrent, s'amollissent (ils s'abandonnent aisément à la mollitia), se féminisent et se laissent emporter par les passions et les vices (l'auteur du Guide du pèlerin de Saint-Jacques au XIIe siècle insistait déjà lourdement sur cet aspect des choses). Le nord est viril, le Sud féminin, porté à l'amour et habile à le faire.

"Début du livre XV sur les provinces", Barthélemy l'Anglais Le Propriétaire des choses, Paris, Jehan Petit et Michel Lenoir, 1510 (BM Lyon Rés. 157770, f. 156, détail)

Tous les milieux cultivés en Occident avaient reçu et intériorisé cette grille de compréhension des peuples et, où que l'on résidât, on pouvait légitimement vitupérer contre de trop brutaux nordiques ou d'imprévisibles méridionaux. A Lyon en particulier, puisque au temps où Matthieu Husz diffusait le Propriétaire, les laudateurs de la cité la plaçaient quasiment au centre de l'Europe et à celui de la Gaule. Dès 1484 les consuls et l'archevêque, en deux textes presque identiques, disaient la ville au centre et milieu de toutes nacions (suivant en cela Strabon dont la Géographie avait été éditée en 1472 par Wandelin de Spire), accessible par les rivières de divers et lointains pays. L'idée devient vite une vérité première de la mythographie urbaine. L'insula gallica est aussi métaphore de la centralité ; Lyon est cueur d'Europe proclame Barthélemy Aneau dans son Lyon marchant en 1541, avant de définir la ville d'Orbe (dans Alector ou le Coq), doublet onirique de la cité, comme le milieu du monde.

La très large audience du Propriétaire permettait aux doctes Lyonnais de tirer le meilleur profit de l'ethnographie ayant cours à l'époque. Les heureux bénéficiaires de la centralité ne seraient-ils pas susceptibles de cumuler les capacités physiques de ceux du Nord et les qualités intellectuelles de ceux du Sud ? Ce que prétendaient depuis longtemps déjà les habitants (également centraux) d'Ile-de-France. Si, au surplus, on se trouve au croisement de toutes les nations, on devient naturellement aimable. Ce qu'expose Jean Lemaire de Belge dans son Temple d'honneur et de vertu : es marches circonvoisines de Bourgogne cest assavoir Lyonnois et Bourbonnais où ma petitesse s'est premièrement eslevée, j'ai trouvé amistié, crédit, faveur, recueil et humanité... C'est également pourquoi Aymar Falco pensait que ses Viennois étaient les gens les plus courtois du monde, et la raison pour laquelle Erasme, de passage à Lyon, ne tarissait pas d'éloges sur la grâce des aubergistes lyonnaises et la civilité de leurs servantes.

"Début du livre XVI sur les pierres et métaux, Barthélemy l'Anglais Le Propriétaire des choses, Lyon, Matthias Husz, 1482 (BM Lyon, Rés. Inc. 1042, f. 220, détail)

Abandonnons le Propriétaire sur ces quelques constats [note]Une édition critique du De proprietatibus Par Badouin Van Den Abeele et Bernard Ribémont est en préparation ; ils auront permis, je l'espère, d'en faire comprendre l'intérêt et donné l'occasion de rappeler qu'il n'existe en histoire aucune périodisation naturelle ; en matière de culture, à Lyon comme ailleurs, Moyen Age et Renaissance s'entrelacent jusqu'à se confondre.