De l'autel à la bibliothèque

Que faire des manuscrits liturgiques au XXIe siècle?

Il n'y avoient plus que les chanoines qui pouvoient en prendre connaissance. Etoit-il à présumer qu'ils iroient se renfermer dans leurs archives pour y lire ces gros livres enchaînés, écrit [sic !] en lettres gothiques, d'un stile fort insipide, où ils ne trouvoient que des vieux statuts en partie hors d'usage, qu'ils n'avoient grand intérêt de rappeler ny de renouveller ? Ces statuts ont donc vieilli jusqu'à présent dans la poussière, et y font la terreur de tous les lecteurs [note]Bibliothèque Méjanes, Aix-en-Provence, Ms. 307, fol. 10..
Voilà, en 1762, de quelle manière Vital Deville, alors sacristain de l'église Saint-Etienne de Lyon, souligne l'importance que revêt, à ses yeux, la connaissance des manuscrits liturgiques en général et celle des ordinaires en particulier, dans une introduction savoureuse qu'il rédige en tête de la copie qu'il fait faire pour son propre compte du Liber ordinarius de la collégiale Saint-Paul de Lyon (XIVe siècle).

Loin de céder à la « terreur » évoquée par le chanoine Deville, j'aimerais ici évoquer le riche fonds des manuscrits liturgiques conservés à la Part-Dieu. Il ne s'agit pas de donner une vue exhaustive de l'ensemble du fonds liturgique médiéval de la Bibliothèque ; la richesse de cette dernière dépasserait de loin les limites de cet article et nécessiterait, à n'en pas douter, un cadre beaucoup plus large. En revanche, une idée assez juste de la valeur de ce même fonds peut être obtenue dans le choix d'un manuscrit sélectionné, non pas pour sa beauté, sa valeur esthétique, mais pour son histoire propre et pour l'objet historique qu'il représente comme tel. Vecteurs de la pratique « vécue », les livres liturgiques offrent la possibilité d'étudier, d'analyser et de comprendre les fondements et les développements du culte, c'est-à-dire les relations rituelles, « esthétisées », que les hommes entretiennent avec l'au-delà.

Incipit du Sacramentaire lyonnais XIème siècle (BM Lyon, Ms 537, f. 4, détail)

S'intéresser à ce type de livres, aux « livres de curé », a longtemps fait regarder les historiens qui s'y intéressaient comme suspects, comme des historiens sinon « cléricaux », à tout le moins comme par trop attachés à la « tradition », à une histoire catholique de l'Eglise, bref comme des chercheurs marginaux, marqués du sceau de la partialité et bien éloignés des problématiques historiques novatrices. Fort heureusement, depuis plusieurs décennies, des travaux d'historiens utilisant les manuscrits liturgiques pour « faire de l'histoire » - une « histoire historienne » et non plus seulement une « histoire liturgique » - démentent ce sentiment encore parfois répandu. Ces recherches permettent également de relativiser l'opinion du chanoine Ulysse Chevalier qui, en 1899, affirmait que les bibliothécaires et autres ne connaissent et n'appliquent guère (parfois au hasard) que les mots [de] bréviaires, missels ou rituels, même si aujourd'hui encore - plus d'un siècle après -, on peut regretter le manque de catalogues, de répertoires précis et détaillés permettant un gain de temps précieux à qui se lance dans l'étude des manuscrits liturgiques. Si Lyon a la chance d'avoir eu en la personne du regretté Robert Amiet son apôtre des livres liturgiques diocésains [note]Robert Amiet, Inventaire général des livres liturgiques du diocèse de Lyon, Paris, CNRS, 1979 ; Les Manuscrits liturgiques du diocèse de Lyon. Description et analyse, Paris, CNRS, 1998. , bien des diocèses, bien des provinces... attendent encore à ce jour des recherches et des synthèses sur cette question. À n'en pas douter, nombreux sont les manuscrits liturgiques qui restent à étudier précisément et à collationner en vue de l'élaboration de catalogues détaillés.

Comment les consultait-on?

Le diocèse de Lyon possédait au Moyen Age un nombre important de livres liturgiques qu'il est cependant bien difficile de connaître précisément. Les travaux de Robert Amiet ont permis de dénombrer 182 manuscrits liturgiques, encore conservés de nos jours, antérieurs au XVIe siècle, sur un total de 318 (136 sont postérieurs à 1500) possédés pour un tiers d'entre eux (110) par la Bibliothèque municipale de Lyon [note]Ibid., p. 12. Je reprends là les chiffres donnés par l'auteur ; pour être tout à fait complet, il conviendrait de mentionner les quelques exemplaires supplémentaires aujourd'hui connus. Nous ne suivrons pas l'auteur sur le nombre de ces mêmes livres au Moyen Age (environ 3000 !). . A lui seul, ce chiffre souligne la richesse du fonds lyonnais qui permet de fournir aux historiens sensibles aux rituels, aux textes - et aux images - du culte, un corpus homogène, important et représentatif de ce « long Moyen Age » (J. Le Goff), particulièrement visible dans ces documents que sont les livres liturgiques.

Aborder un fonds documentaire conduit bien souvent à poser la question de son état au Moyen Âge : quels étaient les manuscrits existants ? combien étaient-ils et où étaient-ils conservés ? comment les consultait-on ?, etc. Le problème est vaste et il est souvent bien difficile d'apporter des réponses satisfaisantes. Dans le cas exemplaire et idéal d'une ancienne bibliothèque monastique et/ou universitaire dotée de catalogues médiévaux, il est possible d'appréhender au mieux cette situation des livres au Moyen Age, tant sur le plan de la thématique (types de livres conservés, auteurs recopiés, etc.), que sur celui de la quantité (nombre de titres, d'exemplaires...). Les catalogues médiévaux des bibliothèques ecclésiastiques lyonnaises font défaut. Il apparaît donc difficile de se faire une idée de la réalité des manuscrits liturgiques dont pouvait disposer la cathédrale de Lyon. Les seules données connues proviennent de l'obituaire du XIIIe siècle (registre consignant les décès d'une église) et de l'inventaire du Trésor (1448) de la cathédrale. Le résultat est maigre. Seuls vingt-huit livres liturgiques sont signalés, parmi lesquels quelques missels, trois épistoliers (dont un écrit en grec), quatre psautiers (trois en grec).

Signalons le don post-mortem de l'archevêque Hugues Ier de Bourgogne (plus largement connu sous le nom de Hugues de Die, 1082-+ 7 octobre 1106) qui lègue neuf manuscrits liturgiques parmi lesquels un sacramentaire et un pontifical. La mention d'un sacramentaire, ouvrage comportant les formulaires liturgiques de l'année et les pièces nécessaires à la célébration de la messe (c'est l'ancêtre direct du missel), est intéressante et vient rappeler que nous ne connaissons, à ce jour, que deux sacramentaires grégoriens copiés à Lyon et à l'usage de Lyon durant la première moitié du IXe siècle [note]L'un est à la Bibliothèque nationale de France, Paris, Ms lat 2812 ; l'autre est à la Bibliothèque vaticane, Rome, cod. Regin. lat. 337. . Le fait que ce sacramentaire ait appartenu à l'archevêque Hugues et que les témoins manuscrits existants de ce type de livre soient d'une relative rareté est à mettre en relation avec l'histoire des grandes traditions liturgiques textuelles de l'Occident médiéval. Aux alentours de l'an 800, Charlemagne charge Benoît d'Aniane (+ 821) de procéder à la révision du sacramentaire romain grégorien - passant pour avoir été écrit par le pape Grégoire Ier (+ 604) - que vient de lui envoyer quelques années plus tôt le pape Hadrien Ier, dans le but de réformer la liturgie diocésaine occidentale et d'unifier (sur le plan religieux) l'Empire. Une fois révisé et augmenté des pièces liturgiques (oraisons, préfaces...) issues des traditions antérieures et mieux adaptées aux situations particulières locales, ce sacramentaire - appelé par les spécialistes grégorien supplémenté - fut très largement diffusé dans l'ensemble de l'Occident. Cette large diffusion s'appuya sur les nombreuses copies effectuées dans les scriptoria monastiques carolingiens. C'est dans ce cadre que l'introduction, l'adoption et la diffusion du sacramentaire grégorien dans le diocèse de Lyon se place : c'est vraisemblablement par l'intermédiaire du monastère de l'Ile-Barbe (situé à quelques kilomètres au nord de la ville), dont le second fondateur est le même Benoît d'Aniane, que Lyon reçoit ce sacramentaire particulier. Le sacramentaire issu du legs de l'archevêque Hugues Ier s'inscrit-il dans cette tradition ? De quelle époque date-t-il ? Aucun indice ne permet de répondre à ces questions. Au plus tard, le sacramentaire d'Hugues Ier a pu être copié pour lui et peut dater en conséquence du XIe siècle, sans que l'on sache précisément dans quelle tradition il s'inscrivait.

Ordinaire de Lyon, XIIème siècle (BM Lyon, Ms 537, f. 159, détail)

Il faut évoquer à ce propos le seul sacramentaire du XIe siècle encore conservé à la Bibliothèque de nos jours : aujourd'hui inséré dans les cent huit premiers folios d'un manuscrit composite (Ms 537, fol. 1-108v), ce sacramentaire, incomplet, est écrit à longues lignes, d'une même main, et il est une copie fidèle d'un sacramentaire grégorien augmenté - dans une seconde partie distincte - du supplément de Benoît d'Aniane. Comme en témoignent un certain nombre d'indices sur lesquels nous ne pouvons ici insister, ce livre a été écrit à Lyon pour un usage local ; sans entrer dans le détail du plan, mentionnons simplement la présence de plusieurs saints lyonnais dans la litanie en usage pour le Samedi-Saint (Epagate, Annemunde, Alexandre, Blandine, etc.), alors que le sanctoral est, quant à lui, purement romain. Dans le cadre d'une étude sur l'introduction de ce type de sacramentaire dans le diocèse de Lyon, il conviendrait d'observer les relations entre ce manuscrit et les deux sacramentaires lyonnais du IXe siècle ; ce travail reste aujourd'hui largement à faire.

Soulignons enfin qu'il ne faut, en aucune façon, rapprocher le Ms 537 du sacramentaire legué par l'archevêque Hugues Ier ; il serait hasardeux de voir dans ces deux livres un seul et même ouvrage : l'évocation de ce manuscrit composite ne se justifie que parce qu'il contient deux types d'ouvrages intéressants (entre autres) dans le cadre de ces quelques lignes : un sacramentaire du XIe siècle et un fragment d'ordinaire de la seconde moitié du XIIe siècle.

Saints lyonnais

S'il est un ouvrage liturgique plus particulièrement prisé des historiens [note]Voir les nombreux travaux qui lui ont été consacrés par A.-G. Martimort, E. Palazzo, E. B. Foley, F. Huot, etc. , c'est bien l'ordinaire (liber ordinarius) dont il faut souligner d'une part l'aspect normatif - il décrit les rituels et donne les textes qui inscrivent, de par leur nature, ces documents dans une légitimité indiscutable - et d'autre part le rôle et l'utilisation qui font de lui un livre de la pratique.

Ce type de livre renferme d'une part l'ensemble des textes (prières, chants...) nécessaires à la célébration du culte (messes et offices pour l'ensemble de l'année), que ce soit pour les dimanches (temporal) ou pour les fêtes des saints du calendrier local (sanctoral), et d'autre part des rubriques [note]Le terme « rubrique » provient du mot latin ruber [rouge] et désigne ainsi les indications écrites en rouge dans le corps du manuscrit ; ces rubriques ne sont pas destinées à être lues à l'ensemble des fidèles, mais sont réservées à l'acteur principal de la liturgie. permettant hier aux officiants du culte de mettre en place la liturgie, comme, aujourd'hui, aux historiens, de mieux saisir la réalité vécue de ces liturgies diocésaines et/ou monastiques.

Le fonds ancien de la Part-Dieu possède à ce propos le premier ordinaire manuscrit à l'usage de la cathédrale de Lyon (XIIe siècle). Ne comportant aujourd'hui plus que quatre folios, ce reliquat n'en est pas moins très intéressant pour qui veut essayer de comprendre la question de la tradition textuelle liturgique diocésaine et l'évolution du calendrier local. Lacunaire, cet opuscule est aujourd'hui relié au sein d'un manuscrit composite déjà cité plus haut (Ms 537), entre les folios 157 et 160v. Ces quatre folios donnent à eux seuls la liturgie du temporal et du sanctoral (indiquons encore la notation « neumatique » destinée à diriger le chant choral) pour les périodes s'étendant entre la Saint Epipode (22 avril) et la fin du mois de décembre. S'il est normal de retrouver les saints traditionnellement invoqués dans l'ensemble de l'Occident médiéval (Marc, Philippe et Jacques, Jean-Baptiste, Pierre et Paul, etc.), une place importante est faite aux saints locaux pour lesquels le calendrier liturgique de la cathédrale réservait des solennités particulières : notons les saints Pothin (2 juin), Irénée (28 juin), Just (2 septembre) ou bien encore Eucher (16 septembre)... Le temporal est lui-aussi lacunaire puisqu'il manque le temps de la Nativité ainsi qu'une partie du temps pascal.

Litanie des saints en usage pour le Samedi saint On remarque des saints lyonnais comme Epagate, Annemunde, Blandine..., Sacramentaire lyonnais, XIème siècle (BM Lyon, Ms 537, f. 35 v°, détail)

Evidemment dans un cadre manuscrit aussi court (quatre folios), les renseignements sont faibles, les rubriques peu disertes, les indications clairsemées et réduites à leur plus simple expression. De là, il est cependant possible d'estimer la taille originelle de ce livre d'environ une dizaine de folios. Ces quatre folios sont toutefois fort précieux pour la compréhension et la connaissance de la liturgie lyonnaise du XIIe siècle qui, dès le siècle suivant, sera plus documentée, plus facile à étudier. On aborde là un point important de la typologie de ce type de manuscrit : en effet, concentrés dans leurs premières réalisations, les ordinaires liturgiques vont peu à peu voir leur volume augmenter, en même temps que la taille de leurs rubriques et la qualité et le nombre des renseignements qui y sont consignés. Permettant de donner nombre d'indications sur les aspects évidemment liturgiques (textes des prières, des lectures...), sacramentels, musicologiques, mais également sur la question du temps (calendrier des célébrations quotidiennes), de l'espace ecclésial (architecture sacrée, topographie ecclésiatique urbaine...), les livres liturgiques offrent, à n'en pas douter, la possibilité d'élargir notre perception du Moyen Age en mettant en perspective l'aspect théorique énoncé dans quelques grands textes de commentateurs et d'auteurs médiévaux, avec la pratique quotidienne telle qu'elle apparaît à la lecture des livres du culte.

Tradition textuelle

Convoquons à nouveau, pour conclure, Vital Deville : [...] Si ceux qui ont en leur pouvoir ces anciens livres prenoient la peine de les étudier ou d'en laisser prendre connoissance à d'autres, et surtout si l'on pouvoit les confronter tous ensemble, combien de faits et d'usages particuliers à l'Eglise de Lyon ne pourroit-on pas faire revivre ? [...] Mais, dira-t-on, quels sont ces faits si intéressants qu'on pourroit y découvrir ? J'avoue que, tandis que ces livres demeureront dans l'obscurité, il n'est pas possible d'expliquer tout le fruit qu'on pourroit en tirer ; cependant, on peut juger du tout par les échantillons, et des faits qui ne sont pas connus par ceux qui le sont [...]. Si aujourd'hui, fort heureusement, la consultation des anciens ouvrages liturgiques conservés dans le fonds ancien de la Bibliothèque est beaucoup plus aisée, il faut regretter que ces livres particuliers soient encore bien souvent éloignés du corpus traditionnel des sources des historiens et peu exposés à la lumière des médias - mais est-ce là véritablement un problème ? On peut toutefois espérer que l'« échantillon » présenté ici, volontairement pris dans un manuscrit « sec », sans décor, issu de la pratique quotidienne, ait pu faire sortir quelques instants ces livres de l'ombre des silos, montrer la richesse de leur contenu et l'intérêt qu'il y a à les exploiter.

"Début du canon de la messe ; l'Eglise et la Synagogue", Missel à l'usage de Lyon (BM Lyon, Ms 5139, f. 99 v°)

L'élaboration de catalogues détaillés inventoriant et détaillant avec précision les manuscrits liturgiques conservés dans les bibliothèques, permettrait sans doute de répondre à de nombreuses questions que se posent les historiens qui pourraient, sans nul doute, y trouver des réponses originales. Révélateurs de leur histoire propre, mais pas seulement, ces manuscrits apportent, dans le cadre d'enquêtes menées avec leur aide, des renseignements sur leur tradition textuelle, sur l'espace urbain, ecclésial, l'architecture sacrée, mais aussi sur les manifestations de la piété, sur les rituels et sur l'imaginaire médiéval de ces mêmes rituels : bref, c'est à dépasser les cadres strictement formels de la liturgie que nous invitent la consultation et l'étude des livres liturgiques du Moyen Age.