"Cachez ce sein..."

La censure dans les images médiévales, ou les saints rappelés à la décence

Les manuscrits médiévaux sont généralement restés à l'abri des multiples déprédations dont les fresques ou tableaux ont pu souffrir au fil des siècles. Mieux protégés, dans des bibliothèques amoureusement réunies par mécènes ou bibliophiles, conservés soigneusement fermés, loin de la lumière du jour, ils ont moins que les peintures murales ou la sculpture souffert des atteintes du temps : simple usure, changements de mentalité ou de religiosité aux Temps modernes, voire repeints drastiques tels qu'on a pu en pratiquer sur les murs des églises au XIXe siècle.

A cette période, on n'hésitait point, en effet, mû par un humour tout involontaire, à corriger les images médiévales, allant, comme ce fut le cas pour les fresques de l'église de Boswil, en 1873, jusqu'à nettoyer le cou de la femme de Putiphar vu qu'il était trop sale, ce qui aida sans doute Joseph à vaincre la tentation, à modifier le septième commandement sans demander son avis à Dieu le Père, voire à améliorer le feu de l'Enfer ou encore à reculer la fin du monde vu qu'elle était trop proche...

Cependant, les enluminures n'ont pas toujours été exemptes de telles atteintes. Certains repeints, effectués dès la période médiévale, se justifient simplement par un changement de possesseur, dont le portrait est ajouté ou dont les armoiries sont grattées lorsqu'un livre change de mains, ou s'expliquent par la force du sentiment religieux : des images, sacrées ou démoniaques, passait pour émaner une présence réelle qui poussait les détenteurs de livres de piété à les baiser, ainsi les Crucifixions ou les Vierges à l'Enfant, ou à les attaquer jusqu'à disparition complète des motifs ; il en va ainsi des représentations du Diable.

"Adam le cirtercen, combattant le diable", Grandes chroniques de France XVIIème siècle (BM Lyon, Ms 880, f. 354, détail)

Abîmées par piété

Cette forme particulière de censure, motivée par l'émotivité religieuse, est le fait des fidèles propriétaires de manuscrits. Parfois saisis d'une sainte fureur, ils ont piqué, griffé, gratté, frotté jusqu'à l'effacement soit les personnes diaboliques, soit leurs séides, les bourreaux du Christ ou des saints. Dès les XIe-XIIe siècles, des images sont ainsi attaquées, rayées à coup de plume ou de canivet, afin d'éradiquer la puissance des personnages ainsi maltraités, comme on cancelle un document officiel afin d'annuler une écriture. De cette pratique, courante, nombre de manuscrits de la fin du Moyen Age témoignent encore : les thèmes ne manquent pas, qui incitent les fidèles à l'engagement religieux, qu'il s'agisse de la bataille du convers et du diable, de la faute d'Eve, ou de la dispute pour l'âme sur le lit d'agonie. Toutes les bibliothèques livrent des exemples de cette piété militante, et Lyon ne fait pas exception à la règle, avec, peinte au XIVe siècle, une image du combat d'Adam le cistercien et du Diable (ill. p. X), dont la personne presque tout entière et l'espace qu'elle occupe ont été soigneusement grattés pour éliminer tout risque de contamination maléfique.

Au XVIe siècle, les théologiens de l'image, après avoir observé la persistance de ce type de pratique, ont tenté d'en analyser les motivations pour déterminer leur caractère licite ou illicite. Molanus, auteur d'un énorme traité d'iconologie religieuse intitulé Traité des saintes images, composé après le concile de Trente pour réguler la production jugée anarchique et inventive à l'excès de l'art religieux de son temps, en admet la pertinence : La nature nous dicte en effet de marquer d'infamie les images de ceux que nous détestons par-dessus tout. C'est pourquoi les enfants, comme s'ils étaient instruits par la Nature elle-même, lorsqu'ils voient peints le démon ou un autre personnage qu'ils savent être un ennemi de la religion chrétienne, [...] alors ils leur crachent dessus ou les couvrent d'immondices, tandis que par ailleurs ils honorent les images des autres (Livre II, chapitre 58).

Mais les modifications les plus profondes, quoique difficilement datables, sont généralement intervenues postérieurement à la période médiévale. Ainsi la bibliophilie a-t-elle poussé les collectionneurs à découper certaines enluminures pour les transformer en tableaux, à en repeindre d'autres, jugées grotesques, ou à les censurer pour répondre à la moralité du temps, assurément plus austère au XIXe siècle qu'à la toute fin du Moyen Age.

"Zuxis essayant de peindre Nature", Guillaume de Lorris et Jean de Meung Le Roman de la rose (BM Lyon, Ms PA. 25, f. 139, détail)

Censurées par pudeur

De fait, quelle que soit la période, le « mâle Moyen Age » fut trop souvent émasculé et la nudité féminine pudiquement voilée. La forme de déprédation de l'image la plus répandue est de loin, en effet, la censure de pudeur. Ce sentiment n'est nullement inconnu des temps médiévaux car, depuis Augustin, on considérait que les images lascives détournaient la piété des fidèles ; mais la seule nudité sans intention érotique immédiate n'entraînait pas les foudres des censeurs. Cependant, on peut penser que les artistes pratiquaient de leur propre autorité une auto-censure efficace, et il faut vraisemblablement en observer l'effet dans une illustration d'un Roman de la Rose enluminé au XVe siècle (ill. p. X), dont un peintre et son modèle nu, une femme aux longs cheveux déployés, sont les protagonistes. En cette image, la simple nudité du modèle n'a rien que de biologique : on ne nous cache rien de son corps. Mais sa représentation par le peintre, mise en abîme dans l'enluminure, est moins innocente qu'il n'y paraît : la main du peintre vient opportunément dissimuler son pubis, créant les conditions d'une double lecture de la nudité féminine, innocente en soi, non dans sa représentation, et que l'artiste lui-même est chargé de censurer.

"Scène censurée d'un homme nu", Décret de Gratien 1340-1345 (BM Lyon, Ms 5128, f. 224, détail

Ainsi, les peintres et les enlumineurs, soumis à des codes de représentation, ne manquaient pas de dissimuler par les artifices les plus divers les attributs sexuels des personnages traditionnellement figurés dévêtus : ainsi les gémeaux calendaires, unisexes ou non, dont les pudenda sont masqués par un motif héraldique [note]Bibliothèque municipale de Lyon, ms 6000 folio 6. ou un lien textile en forme de noeud d'amour [note]Bibliothèque municipale de Lyon, ms 5996 folio 5. Postérieurement au Moyen Age, celles des images qui n'avaient pas subi d'autocensure, car didactiques - ainsi dans les livres de médecine -, furent revisitées selon les normes du temps. Les plus anciennes de ces censures n'essayaient même pas de respecter le caractère précieux du manuscrit enluminé, et elles s'expriment par des grattages sans délicatesse que peuvent expliquer, au XVIe siècle, tantôt un sentiment anti-catholique, tantôt un souci de pudeur. L'un des exemples les plus remarquables en est un livre d'images de l'extrême fin du XIIIe siècle, conservé à la Bibliothèque nationale de Paris, qui a ainsi subi toutes les dégradations possibles par grattage ou par effacement. Souvent, aussi, un vulgaire caviardage consista à noircir plus ou moins grossièrement les parties sexuelles des protagonistes de l'image. En revanche, un habile repeint sur le corps nu, vu de dos et en légère contre-plongée, d'un atlante aux jambes trop largement écartées, comme dans un Décret de Gratien bolonais du XIVe siècle conservé à Lyon, dénonce plus certainement le très puritain mais très collectionneur XIXe siècle : les testicules ont disparu sous une touche de peinture blanc cassé, et, pour un bibliophile, le livre n'était en rien dégradé, du moins en apparence.

En matière de sexualité, tout motif peut être soumis à censure. Les plus anodins des angelots ornant, en foule, un missel italien peint par Attavante, à la fin du XVe siècle, ont ainsi été asexués par un soigneux grattage. Si le sexe des anges posait assurément un problème - malgré la taille à l'évidence réduite, pour ne pas dire symbolique, des genitalia des putti - celui de l'Enfant Jésus a lui aussi été touché par la censure (ill. p. X). Rien d'étonnant à cela : dès le dernier siècle médiéval, et plus encore lors du concile de Trente, la nudité christique inquiète les théoriciens de la foi. Jean Gerson, chancelier de l'université de Paris à l'orée du XVe siècle, examinant ce point dans son Traité sur la dévotion des simples gens, concluait déjà que les représentations lascives, voire la simple nudité du Christ, pouvaient pousser les fidèles « à des pensées honteuses ou à des désirs charnels ».

"Vierge à l'enfant", Missel romain, 1483 (BM Lyon, Ms 5123, f. 401, détail)

La nudité christique

C'est pourquoi la nudité du Christ adulte a souffert de diverses interprétations de la part des artistes. C'était le cas, déjà, pour la sculpture des crucifix : on a pu observer qu'au siècle de saint Louis, les sculpteurs ne figuraient pas le sexe du Christ sous le pagne, contrairement au XVe siècle. Pourtant, un fabliau de cette époque n'hésite pas à suggérer le cas d'un fabricant de crucifix qui taillait des Christs nus dont le corps était identiques à celui d'un homme ordinaire. A cette date, en effet, les représentations du Christ se diversifient et s'opposent. Certains artistes, jugeant le fait historique, représentent, lors du crucifiement, le Christ entièrement dénudé et doté de genitalia, dans le souci de promouvoir métaphoriquement le motif de l'Incarnation et d'accentuer l'humanisation du Christ. D'autres préférèrent tourner la difficulté et éviter de figurer son sexe. C'est le cas d'un Miroir historial de Vincent de Beauvais [note]Bibliothèque municipale de Lyon, ms 245 folio 131 v, 139 v, 142 v (voir, surtout, le Baptême du Christ). , où le Christ, qu'il soit de face ou de profil, apparaît désespérément asexué (ill. p. X), même si, lors de la Crucifixion, il est revêtu du traditionnel pagne, le perizonium, censé dissimuler ses parties génitales [note]Bibliothèque municipale de Lyon, ms 245 folio 143 v..

Un tel manuscrit, auto-censuré dès sa conception, n'aurait pu, cependant, supporter sans dommage la méfiance sourcilleuse des théologiens du concile de Trente. A cette période, en effet, l'exigence de moralité se heurte au souci de l'Histoire, nouveau ; les théoriciens de l'image, tel Molanus, admettent, tout en s'en montrant contrariés, que le Christ a été crucifié complètement nu, mais, soulignant à cette occasion le décalage qui existe entre le texte de l'Evangile et les peintures de l'art occidental ou byzantin, observent que certains parmi les plus simples s'étonnent de constater que le Christ sur la croix est vêtu. Aussi, tout imprégnés de la morale pointilleuse du temps, ils acceptent le parti le plus répandu, qui consiste à lui ceindre les reins du perizonium en dépit de la vérité historique et biblique, parce que d'une part cette image semble davantage susciter la dévotion de l'esprit et que d'autre part quelques-uns sont d'avis que le Christ en croix fut couvert d'un linge ». Un « petit voile pudique , disait sainte Brigitte...

"Le Baptême du Christ", Speculum humanae salvationis, 1462 (BM Lyon, Ms 245, f. 131 v°, détail Pourquoi cette sainte pudeur ? Un contemporain de Molanus affirmait : Le Christ fut crucifié nu, mais j'estime pieux de croire que, par déférence, quelqu'un voila son sexe, soit parce que cet attentat à la pudeur choque la nature, soit parce que le Christ lui-même, dont la volonté déterminait ce qu'il avait à subir, n'a pas voulu apparaître devant sa mère et les autres saintes femmes dans le dépouillement de sa sainte nudité ... Pour en être sainte, la nudité christique n'en était pas moins forcément choquante aux yeux d'une Vierge ! Et, pour un Molanus, ceci valait même pour l'Enfant Jésus : On sait que les peintres ont souvent sculpté ou peint l'Enfant Jésus nu, ce qui n'a pas eu bonne audience chez beaucoup d'hommes de grande piété et de grand discernement. Car en quoi cette nudité peut-elle bien être édifiante ? Si encore elle n'était pas pervertissante pour les enfants, scandaleuse pour les petits ! [...] Si au moins les peintres acceptaient de consulter les peintures anciennes, ils verraient l'Enfant Jésus reproduit avec décence et honnêteté et ils s'apercevraient qu'ils ont dégradé de beaucoup la simplicité des anciens. [...] Il faut donc interdire les peintures de ce genre aussi bien dans les images sacrées que dans les images profanes. (Livre II, chapitres 42 et 57). En outre, exhiber le sexe de l'Enfant Jésus, non seulement aurait été l'expression d'une nudité lascive, mais aurait risqué de conduire les fidèles à s'interroger sur la circoncision du Christ, inconvenante pour Origène, honteuse pour Erasme. Quel besoin aviez-vous d'être circoncis, ô vous qui n'aviez point commis le péché... , demandait saint Bernard. C'est sans doute pour toutes ces raisons cumulées que le Missel d'Attavante conservé à Lyon fut ainsi censuré...

Les nudités bibliques

Outre le malheureux Enfant Jésus ainsi rappelé à un peu de décence, les images de femmes bibliques impudiques sont vivement contestées, et en particulier Bethsabée au bain ou la danse de la fille d'Hérodiade, mais aussi Marthe, lors du repas que le Christ prend chez elle, quand elle n'hésite pas à poser la main sur l'épaule de Jean ! Molanus, dans son traité, leur a consacré un chapitre fondé sur la certitude qu'il faut éviter toute impudicité dans les images sacrées. Le concile de Trente, en effet, avait fermement spécifié qu'il était désormais interdit de représenter des beautés provocantes, notamment afin de ne pas donner lieu à calomnie et blasphème de la part des hérétiques. Cependant, c'est bien avant la Réforme que les artistes s'étaient livrés à une auto-censure, d'ailleurs toute relative, soit dans la représentation traditionnelle du péché originel, où Adam et Eve, parfois asexués dès avant la faute [note]Bibliothèque municipale de Lyon, ms 245 folio 120 v ; mais pas toujours : voir ms 514 f 10, Missel franciscain, France, fin du XVe siècle. , sont parés d'une feuille de figuier ou de vigne dès lors qu'ils ont croqué la pomme, voire revêtus d'une longue et pudique robe pénitentielle à leur sortie du paradis terrestre [note]Bibliothèque municipale de Lyon, ms 245 f 121. ; soit encore lors de la figuration, dans les livres d'heures, d'un des motifs les plus prisés des psaumes de Pénitence, celui de Bethsabée au bain.

"Scène censurée du bain de Bethsabée", Livre d'heures, XVème siècle (BM Lyon, Ms 5141, f. 89)

Ce thème a autorisé les artistes les plus hypocrites à se montrer licencieux. Si les austères livres de piété du XIIIe siècle préféraient figurer la pénitence de David en prière ou sauvé par son Dieu, les enlumineurs de la fin du XVe siècle multiplient en effet les Bethsabée dénudées, dont témoignent à l'envie les livres d'heures conservés dans le fonds ancien de la Bibliothèque : d'aucuns parmi les artistes parviennent, grâce à une fine mousseline, à ne rien dissimuler de la plastique de la belle tentatrice qui ne tourne pudiquement le dos qu'à David, en aucun cas au spectateur de l'image [note]Bibliothèque municipale de Lyon, ms 5142 f 61. ; d'autres encore ne réussissent, en drapant le voile pudique, mais trop léger, qu'à souligner l'anatomie de son pubis (ill. p. X), tandis que les derniers la parent tout simplement de voiles plus opaques mais artistement disposés aux endroits stratégiques [note]Bibliothèque municipale de Lyon, ms 6881 f 63. Livre d'heures à l'usage de Chalon, début du XVIe siècle. , de manière cependant plus ou moins naturelle.

Tout dépendait sans doute de la personne du ou de la destinataire, rude guerrier ou noble dame. Le sexe de la belle ne fut pas le seul élément censuré. Même ses seins ont choqué : dans tel livre d'heures, ils ont été grattés jusqu'à effacement (ill. p. X), au point que l'on peut voir le texte du revers du feuillet à travers le torse de la jeune et belle épouse d'Urie, image par excellence de la concupiscence proposée aux lecteurs, invités à se projeter dans le rôle de David...

Nudités à l'antique

Ce phénomène n'a pas seulement touché les illustrations des livres manuscrits. Au temps de l'imprimé triomphant, avec le renouveau du goût pour l'Antiquité, les images dénudées se multiplient et les occasions de censure de même. Ainsi les exemplaires d'un ouvrage publié à Venise à la toute fin du XVe siècle, Le Songe de Poliphile de Francesco Colonna, ont-ils connu des sorts divers selon le pays d'origine, dès les premières impressions, en 1499 : on y voit notamment, dans une gravure de Mantegna ou de Bellini, un satyre découvrir une nymphe endormie. Ses intentions ne font aucun doute. Dans l'édition italienne, le satyre n'est pas censuré. Dans l'édition française, sa toison pubienne a été épaissie pour que ses parties sexuelles disparaissent, noyées au-dessous de son pelage fourni. Dans l'édition anglaise... l'image tout entière a été carrément supprimée : une case blanche la remplace ! Ainsi, c'est bien dès la fin du XVe siècle que la censure de pudeur commence sa très longue carrière.

Des formes intermédiaires de censure, plus discrètes, de cette même image semblent avoir eu lieu entre le XVIe et la seconde moitié du XXe siècle. Si la toute dernière reproduction en date de la première version imprimée figure le satyre de Colonna exhibant un organe particulièrement visible, car entièrement colorié et noirci [note] Image publiée dans Jean-Claude Schmitt (dir.), Eve et Pandora. La création de la femme, Paris, Gallimard, Nrf , 2002, ill. 38, par Lise Wajeman (« Création de la femme, invention de la peinture. Eva prima Pandora, un tableau de Jean Cousin »), d'après un fac-similé de la première édition vénitienne, Londres, Methuen & Co, 1904, consultable à la Bibliothèque d'art et d'archéologie Doucet, Paris. , en revanche, dans un article antérieur de quelque trente années, justement consacré à la censure des images, l'organe se trouvait décoloré à moitié, ce qui le faisait disparaître davantage dans la toison du chèvre-pied. Il est bien difficile de déterminer qui en est responsable, des éditeurs du XVIe ou de ceux du XXe siècle... Seul l'examen systématique de toutes les éditions du Songe de Poliphile pourrait apporter la réponse. Celui de la Part-Dieu, imprimé à Venise en 1499, chez Alde Manuce, et qui n'a pas subi d'intervention postérieurement à l'impression (ill. p. X), montre une figuration en demi-teinte qui laisserait penser à une censure discrète dès la première édition : le sexe du satyre n'est nullement noirci, ni intégralement, ni à demi. Il n'en reste pas moins que la reproduction des années 1970 - où le phallus n'est coloré de noir qu'à moitié, ce qui, vu sa finesse, le raccourcit visuellement d'autant - n'a pas choisi la version la plus crue : censure, ou simple ignorance des états successifs de l'image gravée ?

Cette forme de censure ne disparaît donc pas, même au XXe siècle. En 1927 encore, Louis Hourticq, en se penchant sur ce même sujet dans la gravure, choisit à l'évidence non seulement d'ignorer les variantes impudiques de 1499 pour s'arrêter sur une quatrième version de l'image, gravée par Jean Goujon ou Jean Cousin et éditée à Paris chez Kerver en 1554, mais aussi de redessiner cette dernière pour les besoins de son livre : cette fois, la censure frappe plus vigoureusement encore. Si le regard du satyre demeure lubrique, les jets de lait de la nymphe endormie, qui mettent en valeur sa poitrine, sont amincis ; pis, si l'on compare l'image à la version originale [note] Bibliothèque municipale de Lyon, Rés. 105522, p. 23, Le Songe de Poliphile, Paris, Kerver, 1554., on voit que le satyre a perdu son organe le plus caractéristique. Déjà, les artistes du plein XVIe siècle avaient choisi de ne plus figurer le personnage de face, comme dans l'édition de 1499, mais dans une position contournée, mi de profil, mi trois-quarts dos ; en outre, la toison s'est épaissie sur ses cuisses et ses testicules, auparavant bien dessinés, sont rendus invisibles. Il n'en restait pas moins vigoureusement sexué. Mais, mieux encore, dans le livre de Louis Hourticq, son organe génital, il est vrai attentatoire aux bonnes moeurs du temps, a purement et simplement disparu, de même que celui des deux enfants-boucs, réduits à l'impuissance. La pudeur est donc sauve, et l'éminent académicien, commentant l'image, peut qualifier désormais le satyre de personnage « bien élevé » !

"Satyre découvrant une nymphe endormie", Francesco Colona, Hypnerotomachia Poliphili Venise, Alde Manuce, 1499 (BM Lyon, Rés. Inc. 868, f. 37, détail)

Le caractère apparemment anecdotique de la censure de pudeur ne doit pas faire oublier qu'elle était autrefois le fruit licite d'obligations morales, et ne constituait qu'une part marginale des pratiques de censure, dont une des expressions intellectuelles fut l'interdiction des textes ou, plus extrême, avec l'Inquisition et les guerres de religion, leur destruction, violence qui atteignit également les images publiques, la statuaire notamment [note]Voir Iconoclasme. Vie et mort de l'image médiévale, catalogue de l'exposition, Musée de l'OEuvre Notre-Dame, Strasbourg, 2001. . L'esprit s'émeut aujourd'hui de ce qui constitue à nos yeux une atteinte insupportable à la fois à la liberté de pensée et au patrimoine de l'humanité. On voudrait que de tels usages disparaissent à jamais. Mais l'actualité a récemment démontré que le fanatisme religieux, quels que soient le siècle et la confession, redonnait naissance à cette violence extrême exercée envers les images, dont la puissance et la force d'évocation continuent d'être tout à la fois admises - et redoutées.