Un médecin dans la ville

Lyonnais d'adoption, criminologiste de renom,collectionneur par passion

Un jour de février 1924, au cours de l'une de ses promenades quotidiennes dans Lyon, qu'il affectionne tout particulièrement, promenade que lui permet sa « verte vieillesse [note]Titre du dernier livre publié par Alexandre Lacassagne en 1919, où l'auteur affirme s'être appliqué à réunir l'ensemble des dispositions affectueuses ou bienveillantes, fâcheuses ou insuffisantes, que le vieillard rencontre en famille, ou dans la société. », le Professeur Lacassagne est renversé par une voiture. On ramène le vieillard profondément choqué dans son appartement tout proche, place Raspail ; il ne le quittera plus jusqu'à sa mort, sept mois plus tard, le 24 septembre 1924. Il a 81 ans.

Portrait photographique d'Alexandre Lacassagne Strasbourg, 1866 (coll. part.).

C'est pourtant loin de Lyon, à Cahors, qu'est né, le 17 août 1843, Jean-Alexandre-Eugène Lacassagne. Ses parents y tiennent l'hôtel Impérial et comptent parmi leurs amis la famille Gambetta dont le fils, Léon, le futur ministre, sera le camarade du jeune Alexandre. Ce dernier se destine à la médecine et réussit en décembre 1863 le concours d'entrée à l'Ecole impériale du Service de santé militaire, alors située à Strasbourg. Trois ans plus tard, Lacassagne est interne des hôpitaux de la ville et préparateur de médecine légale dans le service du Professeur Gabriel Tourdes [note]Gabriel Tourdes (1857-1923) fit des études médicales à Paris, puis devint professeur de médecine légale à l'université de Strasbourg. Ayant opté pour la France en 1870, il fut professeur puis doyen de la Faculté de médecine de Nancy.. En 1867, il soutient sa thèse de doctorat sur les « Effets physiologiques du chloroforme », passe à l'hôpital militaire de Marseille, revient à Strasbourg comme répétiteur de pathologie générale et médicale, puis suit l'Ecole à Montpellier où l'institution a été repliée après la guerre de 1870 et la perte de l'Alsace-Lorraine.

En 1872, Lacassagne réussit le concours d'agrégation à l'université de Montpellier avec sa thèse sur la « Putridité morbide ». Mais l'Ecole de santé militaire disparaît et le jeune médecin-major est envoyé en Algérie, dans les hôpitaux militaires de la division de Constantine. Il y reste un an, à préparer l'agrégation du Val-de-Grâce où, nommé à la chaire d'Hygiène et de Médecine légale, il enseigne cinq ans. Puis il retrouve l'Algérie. C'est là qu'il apprend la vacance de la chaire de Médecine légale et de toxicologie de la nouvelle Faculté de médecine de Lyon [note]Dans le cadre d'une réorganisation au niveau national, l'Ecole préparatoire de Médecine et de Pharmacie de Lyon, créée en juin 1841 et sise dans les vétustes locaux de l'Hôtel-Dieu, rue de la Barre, est transformée par un décret du 24 avril 1877 en une Faculté mixte de Médecine et de Pharmacie où l'enseignement est dispensé dans 25 chaires magistrales. Celle de Médecine légale et de Toxicologie échoit à Gromier., à la suite du décès de son titulaire, Claude-Emile Gromier. Fort de l'appui de l'Inspecteur général Gavaret, du ministère de l'Instruction publique, ami de Léon Gambetta, Lacassagne est choisi parmi neuf candidats.

Portrait photographique d'Alexandre Lacassagne, jeune professeur agrégé à Montpellier 1872, cliché Rouet de Lacabane (coll. part.).

Mais il n'est pas toxicologue et, à sa demande, le poste est dédoublé. Une chaire de Chimie organique et de toxicologie va à Paul Cazeneuve, alors qu'une chaire de Médecine légale est attribuée à Lacassagne, lequel l'occupera de 1880 jusqu'à son départ à la retraite en 1913. Parallèlement, il cumulera pendant dix ans ses activités professorales avec des fonctions hospitalières, dans le service des maladies contagieuses de l'hôpital de la Nouvelle Douane, devenu en 1888 l'hôpital Desgenettes [note] Longtemps, l'Hôtel-Dieu et l'Antiquaille prirent en charge les soldats malades de la garnison. Sous la Monarchie de Juillet, quand celle-ci passa de 2 500 à 10 000 puis 15 000 hommes, il fallut créer un hôpital militaire, installé dans les vastes locaux de l'Ancienne Douane, ensuite caserne de cavalerie, le long du Rhône, au sud de l'hospice de la Charité. Devenu l'hôpital Desgenettes, l'institution émigra en 1969 dans le quartier de Grange-Blanche et l'hôtel Sofitel le remplaça..

Rapidement et durablement, l'enfant du Quercy (il a 37 ans à son arrivée à Lyon) va parfaitement bien se lover dans le cocon de la société locale, de ses rites et de ses habitudes.

Bourgeois de Lyon, M. Lacassagne subit l'influence du milieu. Dans cette ville de pondération, de mesure ouatée et de réserve un peu contrainte, sa fougue méridionale s'enveloppa de sagesse
, notera plus tard son élève et disciple, Edmond Locard [note]Exposé présenté lors du Premier Congrès français de Criminologie, Lyon, 21-24 octobre 1960. Edmond Locard (1877-1966), élève d'Ollier puis de Lacassagne, professeur à la Faculté de droit, rédacteur en chef de la Revue internationale de criminalistique, créa à Lyon un service d'identification, le premier laboratoire de police scientifique, qu'il dirigea jusqu'en 1961. Il publia divers ouvrages techniques restés fameux mais fut aussi critique musical et président de l'association des Amis de Guignol.. Dès septembre 1882, son mariage avec Magdeleine Rollet, fille du professeur Joseph Rollet [note]Né à Lagnieu (Ain), chirurgien major à l'hôpital de l'Antiquaille depuis 1855, titulaire de la chaire d'Hygiène à la Faculté de médecine, Joseph Rollet s'est très vite spécialisé dans les maladies de la peau et les maladies vénériennes, alors mal connues et englobées sous le terme générique de syphilis. Il définit et individualise la blennorragie et étudie sa contagion. Membre du Conseil d'hygiène et de salubrité du département du Rhône, il meurt brusquement en 1894, et est remplacé par Jules Courmont., introduit Lacassagne dans la bonne société lyonnaise. La même année, le jeune couple s'installe au 58 rue de la Charité, au sein du respectable quartier d'Ainay, et donne naissance à une fille, Jeanne, qui épousera en 1909 un médecin, Albert Policard, lequel deviendra un jour directeur de l'Ecole du service de santé militaire. Puis les Lacassagne emménagent non loin de là, 8 rue de Bourbon, devenue en 1889 rue Victor-Hugo, où naîtront les deux fils du couple, Antoine et Jean, qui s'illustreront, eux aussi, dans la recherche médicale [note]Antoine Lacassagne (1884-1971), médecin et biologiste, spécialisé dans l'étude de l'action des rayons X, fut de 1937 à 1954, chef de service à l'Institut Pasteur et directeur de l'Institut du Radium. Il présida en 1950 le Premier Congrès international du cancer, qui se tint à Paris. Voyant sa santé altérée, il mit fin à ses jours. Jean Lacassagne (1885-1961) fut dermatologue et président de la Société lyonnaise d'Histoire de la médecine..

En 1895, sans doute en raison du déplacement des Facultés sur la rive gauche, quai de la Vitriolerie (aujourd'hui quai Claude-Bernard), le Professeur et sa famille s'installent le long du Rhône, au 32 du quai de la Guillotière, aujourd'hui devenu le 1 de la place Antonin-Jutard.

"Le docteur Lacassagne examine de nouveau le larynx de Gouffé" dans La Malle sanglante, par Jules de Grandpré Paris, Fayard, s.d. (BM Lyon, 135262).

Mieux connaître les délinquants

La nature même des activités d'Alexandre Lacassagne fait de lui une personnalité de premier plan dans la cité lyonnaise, qui se partage entre l'enseignement et l'expertise, entre l'Université et le palais de Justice. En 1889, la nécropsie qu'il réalise sur les restes putréfiés autant qu'anonymes découverts à Millery, au sud de Lyon, et qui conduit à l'identification du défunt, l'huissier parisien Toussaint Gouffé, reste un modèle du genre. A travers un rapport-fleuve de 83 pages, elle théorise à elle seule l'esprit de déduction et la maîtrise des techniques utilisées alors, qui scellent le travail du praticien lyonnais. Un travail qui reste attaché à d'autres affaires lyonnaises comme celle de Richetto, le tueur de veuves, et qui permet l'identification du Professeur Jaboulay, professeur de clinique chirurgicale lyonnais, disparu dans un accident de chemin de fer en novembre 1913.

Désigné comme expert, Lacassagne étudie également le comportement de maints criminels ou accusés, lors de procès parfois restés célèbres tels celui de Caserio, assassin du Président de la République, Sadi Carnot, le procès Vidal, celui de Nouguier et Gaumet dits des « Assassins de la Villette », le procès Double... Le désir du Professeur de mieux connaître les délinquants, leur parcours, leur personnalité, l'amène à solliciter de ces derniers l'écriture de leur autobiographie. Cela nous vaut des récits étonnants, émouvants, et d'une vérité rare [note]Cf. Philippe Artières, Le Livre des vies coupables. Autobiographies de criminels, Paris, Perrin, 2001. Sa carrière durant, Lacassagne a pris l'habitude de passer chaque dimanche matin à la prison Saint-Paul, afin d'y visiter les criminels.. En revanche, la roideur assurée des conclusions de certaines de ses expertises suscite des réserves voire des polémiques, comme lors de la fameuse affaire Vacher, le tueur en série, dont la responsabilité ou l'irresponsabilité passionne la France de la fin du XIXe siècle [note]Cf. Gérard Corneloup, « Un tueur en série d'autrefois : sur les traces sanglantes de Joseph Vacher, l'éventreur de bergers », Gryphe, n° 7, 2e semestre 2003..

Arrivée à la morgue de la "Femme coupée en morceaux", en février 1901, photographie par Charles Popineau (BM Lyon, SA 5/18).

Décrépite et nauséabonde, la morgue se trouve alors sur un bateau amarré devant l'Hôtel-Dieu de Lyon.

Tout en ne s'abandonnant jamais à la politique, Lacassagne sacrifie à la « lyonnitude » habituelle des élites locales. Correspondant de l'Institut, membre associé de l'Académie de médecine, président de la Société de Médecine légale de France, il est aussi membre de l'Académie des Sciences, Belles-Lettres et Arts de Lyon, et préside par deux fois (1884 et 1900) la Société d'Anthropologie lyonnaise. De même, il est pendant des années vice-président de la Commission de surveillance des prisons, et secrétaire du Conseil d'Hygiène départemental du Rhône.

De fait, il apparaît comme l'un des piliers du corps médical lyonnais, de qui les autorités, en particulier les maires successifs, les médecins Antoine Gailleton et Victor Augagneur, puis, après eux, l'universitaire Edouard Herriot, solliciteront les avis, les rapports, les conseils. Sur les prisons de Lyon et les conditions de détention, comme sur l'hygiène de la cité, ou sur la morgue, famélique bateau décrépit, amarré sur les quais du Rhône, où les cadavres sont exposés aux visiteurs, en vue d'identification. Nommé dès 1880 directeur technique de la morgue, le Professeur Lacassagne installe un laboratoire de médecine légale dans les locaux de la Faculté de médecine, à l'Hôtel-Dieu, et ne craint pas d'affirmer : L'aménagement de la morgue actuelle est une tache dans l'organisation administrative de notre cité. Son action interviendra sur le processus de déplacement du local sur la rive gauche, dans un petit bâtiment appartenant à la nouvelle Faculté de médecine, rue Pasteur.

« Grand lecturier »

Parallèlement, Alexandre Lacassagne multiplie les activités. Véritable maître à penser, il participe à de nombreux congrès où, face à la théorie du criminel-né chère à Lombroso et à l'Ecole turinoise, il défend le rôle prépondérant de l'environnement social dans la survenue du phénomène criminel. Professeur réputé et respecté, il inspire à ses élèves pas moins de 225 thèses, médico-légales mais aussi historiques et philosophiques, souvent publiées sous forme de monographies. Collectionneur lui-même, il fonde à la Faculté un musée de Médecine légale et un musée d'Histoire de la médecine. Ecrivain, il aborde maints sujets, à travers livres et articles, laisse un important Vade-mecum de Médecine légale qui connaîtra trois éditions (1892, 1900 et 1911), un Précis de Médecine légale (1906, 1909, 1921) et une revue fondée en 1886, les Archives de l'Anthropologie criminelle et de Médecine légale, dont les numéros paraîtront jusqu'en 1915. Lecteur infatigable, bibliophile (sa bibliothèque comprend Auguste Comte et Diderot, aussi bien que des éditions anciennes tel un Paradoxe sur l'incertitude d'Agrippa, imprimé en 1603), homme tout occupé à constituer compilations et dossiers, il se dit lui-même « grand lecturier ». Sa lecture était immense, histoire, philosophie, critique, littérature, biologie, il avait des clartés sur tout. Sa prodigieuse mémoire avait amoncelé les oeuvres poétiques. Il semble bien qu'il savait tout Musset par coeur... Il citait des pages entières de Dante, car il savait fort bien l'italien note encore Edmond Locard [note]Editorial in Androclès, décembre 1960 (BM Lyon, 950 363)..

Couverture de La Verte Vieillesse, par A. Lacassagne Lyon, a. rey, 1919 (BM Lyon, 461622).

En 1921, Lacassagne donne à la Bibliothèque de la Ville de Lyon sa bibliothèque et ses archives (fiches, photographies, croquis, dessins, peaux tatouées...), soit un ensemble de 12 000 documents environ. Y figurent en particulier des documents concernant Jean-Paul Marat, dont l'unique collection complète de ses oeuvres, parmi lesquelles tous les numéros de son Ami du Peuple.

Le 24 septembre 1924, le vieillard s'éteint sept mois après avoir été meurtri. Les funérailles, civiles, ont lieu le surlendemain, à 9 heures du matin, sans la pompe avec laquelle on aime alors entourer ce genre de cérémonie. Le Professeur lui-même en a réglé les moindres détails, exigeant l'absence de fleurs, de tout panégyrique. Selon la volonté de l'éminent savant, les obsèques se déroulèrent sans aucun apparat, aucun discours. Le corps avait été transporté dans une des salles de la Faculté de médecine. La foule des amis, des admirateurs du célèbre criminologiste - qui fut un grand citoyen - défila devant le cercueil, note Le Progrès du 27 septembre. Puis, lorsque fut terminé le long défilé, le corps fut transporté à Beynost (Ain) où la famille seule assistait à l'inhumation.

Ce que le quotidien ne dit pas, c'est que, toujours selon la volonté du défunt, son autopsie avait été pratiquée par son successeur Etienne Martin dans l'amphithéâtre même où Alexandre Lacassagne avait enseigné et officié des années durant [note]Par délibération en date du 27 septembre 1925, la Ville de Lyon donnera au chemin des Pins, le nom d'avenue Lacassagne..