L'expert dans l'oeil du reporter

Quand la presse livrait le fait divers en pâture au lecteur et faisait du médecin le champion des « lumières de la science ». Sans droit à l'erreur.

La presse est, du temps de Lacassagne, le principal pourvoyeur de récits et de représentations du crime. Un tel intérêt n'est alors évidemment pas inédit : le fait divers criminel a accompagné les premiers pas des « canards », des gazettes et des quotidiens d'informations générales, et l'on sait combien le crime, transgression suprême, nourrit de longue date les imaginaires sociaux. Des feuilles volantes et des complaintes de l'Ancien Régime aux célèbres suppléments illustrés des quotidiens populaires, un simple survol de l'iconographie, si prolixe en ce domaine, suffit à rappeler la prégnance de ce motif et son rôle dans les systèmes culturels du grand nombre.

La fin du XIXe siècle constitue cependant une étape particulière dans ce processus [note]Je reprends ici les principales conclusions d'un ouvrage précédent : L'Encre et le Sang. Récits de crimes et société à la Belle-Epoque, Paris, Fayard, 1995.. Le phénomène est d'abord d'ordre quantitatif. Prolongeant un mouvement perceptible dès la monarchie de Juillet, le monde des journaux participe désormais pleinement de ce qu'il est convenu d'appeler les « industries culturelles ». Vers 1914, apogée indiscutable de la presse française, on dénombre plus de 50 titres nationaux et près de 260 journaux départementaux, que les systèmes modernes de diffusion mettent à la disposition d'un corps social très alphabétisé et affamé de lectures. Les titres à plus fort tirage comme Le Petit Parisien, Le Matin, Le Petit Journal ou Le Journal, les fameux « quatre Grands », tirent chacun à plus d'un million d'exemplaires, et les grands régionaux comme L'Ouest-Eclair, La Petite Gironde, L'Echo du Nord, La Dépêche, Le Progrès, Lyon républicain ou Le Petit Marseillais, connaissent une progression spectaculaire et un volume global qui atteint 4 millions d'exemplaires [note]Marc Martin, La Presse régionale. Des affiches aux grands quotidiens, Paris, Fayard, 2002.. Or le crime est omniprésent dans ces livraisons quotidiennes, et sa part va croissante. Dans le cas du Petit Parisien, mais l'exemple vaut pour la grande majorité des titres de la presse populaire (et pour bien des journaux réputés plus « sérieux » également), le nombre des faits divers criminels double entre 1894 et 1914 (d'une dizaine à une vingtaine de relations par jour), et le volume qu'ils occupent dans l'espace rédactionnel passe d'environ 8 à 12%, alors même que la pagination augmente considérablement. Beaucoup s'en inquiètent, considérant qu'il s'agit là du symptôme d'une évidente « crise morale », d'autres y voient les effets d'un marché sans scrupules qui a fait de l'information une marchandise comme une autre, d'autres encore, moins nombreux, se contentent de sourire face à un phénomène qui procède somme toute des progrès de la démocratie.

"Ayez pitié d'un pauvre apache sans travail", Lyon républicain illustré, 31 mai 1903 p. 1 (coll. part.).

Mais cette extraordinaire croissance quantitative se double surtout d'une profonde inflexion qualitative, dont la portée s'avère autrement décisive. La façon de dire le crime change en effet dans ces dernières années du XIXe siècle, aux sources des conceptions modernes du reportage et du récit médiatique. On peut la ramasser autour de l'idée suivante : alors que l'attention se polarisait jusque-là sur l'horreur du fait criminel, analysable autour de trois séquences-clés - le crime, le procès, l'exécution -, c'est désormais autour du principe de l'enquête que se réordonne tout le procès de représentation. On assiste en effet au basculement progressif d'une forme de narration classique, interne, monologique et centrée sur la relation factuelle de l'événement criminel (sa sauvagerie, ses « détails » circonstanciés), vers un autre type de récit, aux modes d'énonciation et de focalisation plus complexes, désormais centrés sur la traque et la production de vérité par le journaliste.

Le journaliste enquête

Un nouveau récit en émerge, rétrospectif, dont l'objet (reconstituer un événement initial resté inintelligible), la méthode fondée sur le principe indiciel et le raisonnement inductif, et la mise en texte l'apparentent clairement au registre de l'enquête. Même si elles s'adossent souvent à un imaginaire ancestral (l'univers de la chasse) et ne congédient pas, loin s'en faut, les motifs plus traditionnels et les « détails atroces » qui savent trouver leur place dans le nouveau dispositif, ces formes renouvelées de récit bousculent l'approche et la représentation du phénomène criminel.

Deux séries de facteurs se conjuguent pour expliquer ces mutations. Des logiques rédactionnelles d'abord, que rivalités et concurrences accrues entre les titres entraînent rapidement à la recherche effrénée de l'inédit, du rebondissement, du spectaculaire, poussant de nombreux journaux à « monter » ou à « pousser » artificiellement des affaires que l'on pressent profitables. Des logiques individuelles ensuite, qui sont celles de reporters ou de « faits-diversiers » espérant trouver dans « l'enquête » une voie de réalisation personnelle autant qu'un instrument de promotion professionnelle. Prenant explicitement en main la conduite du récit, ceux-ci n'hésitent donc plus à écrire « je », et font de « l'enquête », de « l'instruction parallèle » ou des « constatations personnelles » le coeur de leur activité et de leurs reportages.

"Assassinat du Président Carnot : le crime", Le petit Jounal illustré, 2 juillet 1894 p. 1 (BM Lyon 28601).

On perçoit évidemment combien de telles pratiques valurent à leurs auteurs l'hostilité des magistrats et des autres acteurs officiels de la procédure judiciaire. D'autant plus qu'à de rares exceptions près, l'enquête des reporters se révélait aussi creuse qu'intempestive, s'efforçant surtout de traquer « l'indiscrétion » et de donner aux flottements de l'instruction un retentissement national. Menée avec tapage et sans grande cohérence, « l'instruction latérale » des quotidiens populaires multipliait en effet les interviews (des voisins, des parents, des avocats, parfois même de l'inculpé), mettait en cause les témoins ou le juge, avançait en claironnant des raisonnements incongrus ou suffisants. Le tout dans un climat exacerbé, électrique, passionnel, dont on craignait qu'il ne finisse par provoquer des courants d'opinion, artificiels certes, mais propres à suggestionner le public, voire les témoins ou les jurés.

Dans cette volonté nouvelle et toute « médiatique » d'informer le lecteur des moindres péripéties de l'avancement de l'enquête, les reporters ne se devaient d'ignorer aucun de ses participants. L'expert, le médecin-légiste, le chimiste, l'aliéniste ou tout autre spécialiste requis par les juges d'instruction devinrent donc assez rapidement des figures importantes, qui trouvèrent leur place dans les récits des journaux. Bien des raisons militaient en ce sens, à commencer par le parallèle que les journalistes ne manquaient pas d'établir entre eux et ces « experts du crime ». Nouveaux venus dans la procédure judiciaire [note]Voir Frédéric Chauvaud, Les Experts du crime. La médecine légale en France au XIXe siècle, Paris, Aubier, 2000. Cf. aussi Marc Renneville, Crime et folie. Deux siècles d'enquêtes judiciaires, Paris, Fayard, 2003., les médecins avaient en effet peiné à s'imposer dans les prétoires et à apparaître comme des acteurs légitimes de l'enquête criminelle. Si la bataille semblait gagnée en cette fin du XIXe siècle (même si la figure de l'aliéniste suscitait encore bien des réserves), cette victoire des médecins pouvait ainsi fournir aux reporters, qui se voyaient assez bien en « experts » de l'opinion, des raisons d'espérer.

"Une" du Le Petit Parisin, 9 novembre 1897 (BnF, GR FOL-LC2-3850). La décroissance du crime annoncée en haut de page ne transparait pas à travers quatre des cinq autre articles.

Mais d'autres facteurs convergeaient pour rendre sympathiques ces « honorables docteurs ». Face à l'arbitraire que certains magistrats semblaient cultiver, ils incarnaient à l'inverse « les lumières de la science » (Le Matin) et les promesses d'une justice enfin fondée sur l'idéal d'une « preuve expertale ». Une telle représentation s'accordait assez bien avec l'imaginaire positiviste de la presse populaire, qui se plaisait à vanter les merveilles de la technique et de la rationalité scientifique. Comme ces personnages distingués, souvent en quête de reconnaissance et de légitimité publique, ne rechignaient pas à recevoir les reporters et à leur accorder de substantielles interviews (non dénuées de passages techniques et de descriptions un peu crues, toujours très prisées), ils bénéficiaient dans les journaux d'éclairages généralement fort bienveillants. Ainsi les experts devinrent-ils des figures familières aux yeux des lecteurs des journaux populaires 1900 (ou des romans-feuilletons qui en prolongeaient tout autant l'esprit que la lettre), pour qui la morgue de Paris n'avait plus guère de secrets [note]Bruno Bertherat, La Morgue de Paris au XIXe siècle, thèse d'histoire, Université de Paris-1, 2001.. Sans doute s'indignait-on parfois, dans les colonnes de journaux populaires toujours favorables à une répression exemplaire, des « certificats d'irresponsabilité » fournis par les savants à quelques criminels. Mais la chose restait rare, et les journalistes savaient gré aux experts d'accepter de plus en plus volontiers, au nom de la « sécurité publique », que l'on condamnât en justice un individu à la responsabilité pourtant atténuée. « Qu'il soit responsable ou dément, cela ne l'empêche pas d'être une brute dangereuse pour laquelle la société doit se montrer impitoyable », conclut un éditorial du Petit Journal consacré au « criminel et à la science » (13 octobre 1898). Et que le médecin, à l'instar de Lacassagne, se prononce en faveur d'une pénalité intransigeante et de la peine de mort, suffisait à lever les dernières ambiguïtés.

Obtenir un entretien de l'expert

Deux moments étaient particulièrement favorables à leur mise-en-scène médiatique. Le premier, surtout dans les affaires de « beaux » ou de « grands crimes », correspondait à ce moment de l'instruction où le magistrat se décidait à ordonner une expertise. Ce moment était d'autant plus favorable qu'il survenait généralement après une période de piétinement de l'enquête, où les reporters avaient eu le plus grand mal à produire du neuf. La relance de l'enquête par l'instruction était donc particulièrement attendue. « Nous nous sommes rendus hier matin chez le Professeur Lacassagne pour le prier de vouloir bien nous indiquer dans quel sens les experts entendaient diriger leurs recherches », écrit ainsi un journaliste du Progrès de Lyon lors de l'affaire Vidal (4 février 1902) [note]Au cours de l'hiver 1901, sur la Côte-d'Azur, Henri Vidal agresse à coups de couteau deux prostituées et en tue une troisième ainsi qu'une femme, dans le train, entre Beaulieu et Eze. Arrêté, il est l'objet d'une longue expertise menée par Alexandre Lacassagne. Jugé responsable, condamné à mort par les Assises de Nice, Vidal voit sa peine commuée en travaux forcés à perpétuité. Il meurt à Cayenne en 1906.. Une fois l'expertise engagée, il suffit de se poster au bon endroit pour obtenir une interview avec quelque honorable docteur.

J'ai causé avec un des médecins aliénistes qui sortait précisément de la prison Saint-Paul où il était allé converser avec Henri Vidal, le tueur de femmes
, note quelques semaines plus tard un reporter du Petit Marseillais (6 mars 1902).

Affaire Henri Vidal, Assassinat de Madame Blachon, les couteaux de l'assassin, pièce à conviction scellé n°3 (Musée d'anatomie, Université Lyon I, AC, 48)

De tels entretiens, dans lequel le savant était toujours présenté avec une grande déférence, étaient monnaie courante depuis les années 1880. En 1887 par exemple, lors de la célèbre affaire de l'avenue Montaigne (l'assassinat d'une demi-mondaine, de sa servante et de sa fille par « l'énigmatique » Henry Pranzini), qui constitua un moment-clé dans l'émergence de l'investigation judiciaire, les reporters virent rapidement tout l'intérêt qu'ils avaient à obtenir les bonnes grâces du professeur Brouardel, auquel le Juge d'instruction Guillot avait demandé une expertise. Obtenir de l'expert un entretien permettait de reprendre une nouvelle fois tout le dossier, pourtant déjà cent fois ressassé, tout en mettant en scène une figure positive, antithèse en ce sens du magistrat instructeur. Le scénario fut similaire en 1898, lorsque Vacher fut examiné par Lacassagne, ainsi que pour toutes les instructions un peu longues.

Le second moment privilégié était bien sûr celui du procès. L'annonce de l'audience suscitait une dernière flambée de reportages, au cours desquels on tentait d'obtenir une fois encore le sentiment du médecin, surtout si la responsabilité de l'accusé apparaissait comme un enjeu discuté. Durant l'audience, la déposition de l'expert bénéficiait d'une attention toute particulière de la part des chroniqueurs judiciaires. Le procès était à leurs yeux ce moment quasi-religieux où, de la réunion des divers protagonistes du drame, de la confrontation vive de leurs paroles, de la mise-en-scène finale et, cette fois-ci, publique du travail d'instruction, devait solennellement sourdre le vrai. La dramaturgie qui s'y dessinait, et que les chroniques publiées chaque jour contribuaient évidemment à élaborer, était dotée d'une redoutable signification, celle de la construction publique et sociale de la Vérité. On perçoit dans ces conditions la place qu'y occupait le savant.

"Les assassins de Mme Foucherand devant la cour d'assises du Rhône", Le Progrès illustré, 3 décembre 1899, p. 1 (BM Lyon, 5752).

Rouvrons une fois encore le dossier de Vidal.

Le Professeur Lacassagne apporte enfin dans ces débats, à la fois si clairs puisque l'accusé avoue, et si obscurs puisque le mobile de ses crimes reste si incompréhensible, les lumières de la science
, écrit un chroniqueur du Matin (5 novembre 1902) avant de citer longuement la déposition du médecin, puis d'analyser les effets pénétrants qu'elle exerce sur l'accusé. Pour la Gazette des Tribunaux, l'intervention des experts, abondamment reproduite, « a été de beaucoup la plus intéressante et la plus importante partie des débats » (6 novembre 1902), et la Gazette ne craint pas d'alourdir la déposition de l'ensemble des échanges qui suivirent entre le médecin, le procureur, le président et les avocats. Avec des styles et des tons divers, tous les chroniqueurs confèrent à « l'érudit Docteur de Lyon » et à ses confrères une attention et une place privilégiées. Cette forte médiatisation contribua sans doute à donner aux expertises médicales, de plus en plus fréquemment publiées à l'issue des affaires, une diffusion publique qui dépassait largement le seul cercle des spécialistes.

Le spectre de l'erreur judiciaire

Mais une telle faveur avait aussi son envers. L'expert était tenu de dire le vrai. Qu'il se fourvoie lui aliénait durablement l'attachement du public. Qu'il s'enferre dans un « système » récusé par « l'opinion », du moins celle exprimée par des journalistes qui se plaisaient volontiers à l'incarner, et le voici aussitôt transformé en personnage douteux, voire haïssable. Le spectre de l'erreur judiciaire, sorte de mal absolu en la matière, ne pouvait lui être pardonné. L'affaire Jeanne Weber fournit en 1905 un assez bon exemple de ces dérives [note]Elle a été bien restituée par Pierre Darmon, Médecins et Assassins à la Belle-Epoque, Paris, Le Seuil, 1989, p. 254-271..

Accusée par la rumeur d'avoir étouffé plusieurs enfants, dont les siens ainsi qu'un nourrisson dont elle avait récemment eu la garde, Jeanne Weber, surnommée par les journaux « L'Ogresse de la Goutte-d'Or [note]Du nom de la rue de Paris où elle commit ses forfaits : pas moins de cinq bambins en quatre ans.», fut soumise à l'expertise des médecins. Le Docteur Thoinot, élève de Tardieu et l'une des sommités de la médecine légale parisienne, examina le cadavre du nourrisson décédé et conclut à une mort naturelle, tandis que les divers aliénistes qui examinèrent la Dame Weber conclurent à la plénitude de ses facultés mentales. A l'audience, les médecins démontrèrent sans aucune hésitation l'innocence de l'accusée, qui fut acquittée sous un tonnerre d'applaudissements. Les journalistes célébrèrent la puissance de la médecine légale, qui donnait désormais une nouvelle dimension à la justice. Seule la science a aidé à la victoire d'une innocente en apportant la preuve que les dépositions des témoins et l'enquête policière ne reposaient sur aucune connaissance scientifique, lit-on dans Le Matin (30 janvier 1906). Un an plus tard, près de Châteauroux, Jeanne Weber, qui voit encore un enfant mourir dans ses bras, est à nouveau inculpée. Emboîtant le pas des experts qui, Thoinot en tête, concluent encore à son innocence, les reporters multiplient les articles vengeurs et fustigent le juge d'instruction qui s'acharne sur la malheureuse. « Jeanne Weber torturée par l'obstination du Juge Belleau », titre Le Matin le 5 janvier 1908. Jeanne Weber, pour la seconde fois, est pleinement innocentée. Mais quelques mois plus tard, au moment même où le milieu de la médecine légale célébrait la gloire de Thoinot, alors directeur de l'Institut médico-légal, on surprit la femme Weber en flagrant délit d'étranglement, sur la personne du petit Marcel Poirot. D'autres experts, le Professeur Parisot, les Docteurs Thiery et Michel, de Nancy, s'efforcèrent alors de démontrer que Jeanne Weber était bien « L'Ogresse ». Pour les reporters qui avaient jusqu'ici aveuglément suivi les experts, la leçon était plutôt sévère.

"Le dernier crime de l'ogresse", Le Petit Journal illustré, 24 mai 1908, p. 1 (BM Lyon, 28601).

La figure de l'expert n'en sortit pas profondément modifiée (on fit surtout porter la responsabilité sur la suffisance de Thoinot et de quelques médecins trop sûrs d'eux). Mais l'affaire - et les journalistes ne se privèrent pas de le rappeler - signalait toutefois les responsabilités de « la Faculté ». Face au crime, le médecin était soumis à un double devoir. Homme public, il ne devait pas oublier qu'il était là pour aider aussi à la « défense sociale » et protéger la société des « bêtes fauves » qu'elle était susceptible d'engendrer. Homme de science, il devait incarner le progrès du savoir et n'avait donc pas droit à l'erreur. A cette double condition, il pouvait être célébré par les journaux et consacré par « l'opinion ».