Un livre en quête d'auteur
Le Dictionarium Latino Gallicum de 1570, imprimé par François Estienne
La Bibliothèque municipale de Lyon conserve, dans son fonds ancien, sous la cote 31640, un exemplaire d'un dictionnaire latin français imprimé en 1570 par François Estienne , sans mention de lieu, pour le libraire lyonnais Sébastien Honorat. Ce livre, bien que répertorié dans les bibliographies spécialisées, reste mal connu, et je voudrais apporter, en tant qu'amie des dictionnaires, quelques éléments supplémentaires pour son histoire [note] Voir Baudrier, Bibliographie lyonnaise , Paris, Lyon, 1899, tome IV, p. 191-192 ; et Gustave Moeckli, Paul Chaix, Alain Dufour , Les Livres imprimés à Genève, 1550-1600, Droz, Genève, 1966, p. 74. Je me dois avec plaisir de remercier ici les collègues et amis qui m'ont aidée dans mes investigations, notamment Max Engammare , sur les traces de Michel du Bois , et Benoît Gain sur celles de Philippe de Mornay ..
On connaît en fait trois états de la page de titre de cet in folio, différenciés par la date et le nom du libraire qui le diffuse. Certains exemplaires, comme celui de la Bibliothèque de Lyon, portent la date de 1570 et le nom de Sébastien Honorat ; d'autres, dont celui conservé à la Bibliothèque municipale de Grenoble sous la cote P1594, ont la date de 1570 et le nom de Jacques Dupuy , libraire parisien installé rue Saint-Jean-de-Latran, à l'enseigne de la Samaritaine [note] La Bibliothèque nationale de France en conserve également plusieurs exemplaires, dont l'un a été numérisé sous la cote NUMM 7373. Il est consultable sur le site Gallica, via l'adresse www.bnf.fr.; d'autres enfin sont datés de 1571, de nouveau pour Sébastien Honorat, mais sont vendus Parisiis apud Nicolaeum Chesneau, uia Jacobea, sub scuto Frobeniano et Quercu uiridi . Hormis ces variantes, la page de titre puis le contenu du dictionnaire lui-même sont identiques, en latin, et se présentent de la manière suivante :
Dictionnaire latin français. Grâce à celui-ci, tu percevras l'accord de la langue latine avec l'idiome français, de telle sorte que tu pourras très bientôt imiter les plus grands écrivains dans les deux langues. Il est d'un grand secours pour ceux qui étudient les belles-lettres, et qui désirent nourrir leur mémoire, soit en parlant soit encore en écrivant, des mots qui sont désormais disparus, et de ceux qui sont en usage de notre temps. Ont été ajoutés, en plus du reste, les mots grecs correspondant chacun aux mots latins, le plus commodément possible, à l'usage de ceux qui étudient dans les deux langues. Dernière édition, dont l'épître au lecteur qui suit montrera combien elle surpasse les précédentes.
Suivent, sur cette page de titre, la marque d'imprimeur, un scorpion dans une mandorle avec la devise Mors et vita, puis le nom du libraire et la date, apud Sebastianum Honoratum/ MDLXX pour l'exemplaire lyonnais. Les pages suivantes, numérotées 3 et 4, contiennent l'épître au lecteur (avec l'adresse Graecae et latinae linguae studioso lectori Ph. M. C. Salutem) mentionnée dans la page de titre, puis p.5 commence le dictionnaire à proprement parler ; la dernière page, numérotée 1426, porte le colophon Franciscus Stephanus/ Excudebat.
Il est facile de voir, avec un peu d'habitude, que ce dictionnaire, comme beaucoup d'autres manuels, n'est pas un ouvrage original, mais une réimpression quasi explicite, ne serait-ce qu'à travers l'allusion du titre aux « éditions antérieures » d'un dictionnaire précédent, en l'occurrence le Dictionarium Latino Gallicum de Robert Estienne, père de François. Ce dictionnaire, paru pour la première fois en 1538, est une réduction et un remaniement du Thesaurus Latinae linguae monolingue du même auteur et imprimeur, paru en 1531 et 1536. Le dictionnaire bilingue, protégé par un privilège royal, est réimprimé et augmenté une fois par Robert Estienne lui-même, à Paris, en 1546, puis est repris deux fois encore, sous l'Olivier [note]Cet arbre était la marque caractéristique des Estienne, famille d'imprimeurs. des Estienne, en 1552 et 1561, par Charles Estienne, lequel a conservé l'activité de la presse parisienne après le départ de son frère pour Genève en 1550.
L'édition de 1561 est la dernière édition portant officiellement la marque des Estienne avant notre reprise de 1570, réimpression non explicite puisque n'apparaissent ni le nom de Robert, ni la marque à l'Olivier de Genève ou de Paris, mais copie des plus visibles : la mise en page, les caractères sont identiques, ainsi que, mot à mot, le contenu des articles conservés. Tout cela, ajouté au colophon portant le nom de François Estienne, ne cache guère (et sans doute ne cherche pas véritablement à cacher) l'origine du livre ; mais on ne peut pas dire non plus qu'il s'agit d'un pur plagiat, dans la mesure où cette édition comporte quelques nouveautés et modifications. En effet, certaines entrées qui étaient non des mots purement latins, mais du grec translittéré, ont été supprimées, même si d'autres dans le même cas, ont été gardées. Ont aussi été ajoutés dans la plupart des articles, les équivalents grecs des vedettes latines. Cette importance donnée au grec est justifiée et expliquée dans l'épître au lecteur.
Page de titre du Dictionarium latinogallicum..., par Robert Estienne (BM Lyon, 31640)Production huguenote
Cette description faite, il reste à comprendre pourquoi ce livre a été ainsi publié à cette date, et par qui. Une des premières constatations que l'on puisse faire est que ce dictionnaire est une production huguenote, non tant dans son contenu qui ne comporte pas véritablement de matière à propagande, que par les personnes qui l'ont élaboré : de l'impression à la vente, le livre circule entre les mains d'ouvriers ou de savants réformés, entre Genève, Lyon et Paris. Au premier stade de l'élaboration en effet, l'imprimeur déclaré par le colophon en est donc François Estienne, fils de Robert, né à Paris en 1543 ou 1544, mais installé avec son père à Genève dès 1550 et éduqué dans la religion réformée, notamment par son frère aîné Henri qui se charge de lui après la mort de Robert en 1559.
François Estienne n'exerce l'imprimerie à Genève en son propre nom, sous la marque à l'Olivier, que de 1562 à 1569, puis de 1579 à 1582 ; dans l'intervalle, il imprime pour le compte de plusieurs libraires, genevois, parisiens et lyonnais, en association notamment avec ses beaux-frères Jean et Estienne Anastaise [note]Jean et Etienne Anastaise sont mariés l'un et l'autre aux soeurs aînées de François Estienne, Jeanne et Catherine.. Un indice laisse supposer que c'est sur cette presse commune qu'a été imprimé le Dictionarium Latino Gallicum, courant 1570 : en effet la marque au scorpion de la page de titre est celle de Michel du Bois, imprimeur d'origine genevoise ayant travaillé ensuite à Lyon, où l'on trouve sa marque entre 1552 et 1556 [note]Voir L.C. Silvestre, Marques typographiques, impression anastatique, Bruxelles, 1966, p. 596-597, n° 1027. Dubois, ou Sylvius, a usé de cette marque dans une imprimerie rue Mercière, à l'enseigne de la Salamandre.. Revenu à Genève, il est mort en 1561, et sa marque reste inutilisée, mais, de juillet 1570 à juillet 1572, sa fille Simone du Bois habite chez Etienne Anastaise. Elle possède une partie des types et des matrices de son père [note]Voir H.J. Bremme, Buchdrucker und Buchhändler zur Zeit des Glaubenskämpfe, Studien zur Genfer Druckgeschichte, 1565-1580, Droz, Genève, 1969, pp. 155-158.. François Estienne a donc pu avoir accès facilement à la marque de Michel du Bois, laquelle était disponible pour lui tant par la mort de son premier utilisateur, que par sa présence matérielle dans une maison familière : ce concours de circonstances explique sans doute qu'il l'ait utilisée, plutôt qu'une autre, pour un dictionnaire destiné à servir à divers libraires, dont un Lyonnais.
L'impression que ce livre est une mosaïque habilement montée se confirme à la lecture de la préface, quand on en regarde attentivement forme et contenu. Comme souvent dans ce type de texte, le premier quart à peu près est un placard publicitaire vantant les améliorations apportées par cette édition à l'état des éditions précédentes : correction des erreurs d'attribution, des erreurs matérielles d'impression, éclaircissement des définitions sont présentés comme nombreux, mais encore imparfaits, car le temps presse toujours un typographe, pris entre les deux exigences contradictoires de la demande publique d'un côté, et de la lenteur nécessaire au travail scientifique de l'autre.
La suite du texte s'arrête sur les deux améliorations marquantes de cette édition, dont la première concerne le choix des vedettes du dictionnaire. L'auteur de la préface conteste la pratique d'autres dictionnaires de mêler aux entrées latines, pour créer une sorte de copia uerborum factice, des mots qui sont en fait du grec translittéré, et qu'aucun auteur latin n'a jamais utilisés [note]... Quibus nemo unquam Latinus scriptor usus est. : il donne donc à titre d'exemple une liste de vingt-cinq termes qu'il est inutile de trouver dans un dictionnaire latin. Insistant sur l'idée que c'est une langue que le Grec, c'en est une autre que le Latin, il ne permet au lexicographe le péché d'introduire des « hétérogènes » qu'à la condition qu'ils soient attestés chez un auteur latin, ou qu'ils soient courants dans la langue latine [note]Alia est lingua Graeca, aliaque Latina [...] Iis omnibus pepercimus, quae aut suum ex ueteribus aliquem scriptorem praetenderent, [...] aut in familiari et quotidiano nostro sermone ita usurparentur, ut nemo nisi prorsus a Musarum consortio alienus de eorum significatione iure posset ambigere.. Suivent à titre d'exemple deux nouvelles listes, de dix-sept mots chacune, dont le préfacier accorde qu'ils peuvent être admis dans le dictionnaire pour les deux raisons invoquées plus haut, même si, pour les mots de la première de ces deux listes, il se dit persuadé que les auteurs latins les ont employés écrits avec leurs caractères d'origine.
Entrées latines et équivalents grecs
La seconde nouveauté fournie par le dictionnaire est l'introduction de l'équivalent grec, en caractères grecs, de la plupart des entrées latines. Cette amélioration, d'après l'épître, facilitera le tyrocinium [note]Mot que l'on peut traduire par « les premières armes ». de ceux qui en sont aux premiers apprentissages des deux langues, et correspond au goût des études présentes, puisque les hommes presque de tout âge, poussés par un aiguillon quasi divin, se jettent de nos jours avidement sur les lettres grecques. [note]... Vt omnis aetatis fere homines, diuino quodam instinctu impulsi, nunc eas auide arripiant.
Or, lorsqu'on regarde attentivement le dictionnaire, on s'aperçoit que, si la seconde nouveauté est effective, puisque la quasi totalité des entrées latines est doublée de sa traduction grecque par un ou plusieurs mots ou expressions, il n'en est pas de même de la première amélioration signalée. En effet, si on suit le raisonnement de cette préface, les mots donnés en exemple dans la première liste devaient être présents dans l'édition précédente du dictionnaire, et ôtés dans celle de 1570, tandis que ceux des deuxième et troisième listes devaient être maintenus. Or dix des vingt-cinq exemples de la première liste qui auraient dû disparaître sont toujours dans le dictionnaire de 1570, et dans cette liste le mot Gamos n'est pas dans l'édition de 1561, et donc n'a pu en être ôté ensuite ; avec la même incohérence, quatre mots de la seconde liste, et un de la troisième, qui auraient pu être maintenus entre 1561 et 1570, disparaissent de cette nouvelle édition.
Il est donc clair qu'il n'y a pas eu de véritable concertation, au moins au moment de la composition, entre l'auteur de l'épître au lecteur et le typographe, qui a agi à sa guise dans la liste des vedettes, se conformant simplement à l'idée générale qu'il n'était pas utile de garder toutes les entrées hellénisantes de l'édition précédente.
Cette préface semble donc avoir été rédigée à part, sans doute avant l'impression du dictionnaire : la date emblématique du 1er janvier 1570 [note]Datum Kalendis Ianuariis, anno a salute humano generi per Christum parta, M. D. LXX. peut ne marquer que l'actualisation du texte pour en faire correspondre la rédaction à l'année de l'impression du livre. Le rédacteur lui-même en est bien mystérieux : il semble être un érudit versé dans les deux langues, grecque et latine, ayant réfléchi également au rapport entre l'une et l'autre et aux études de son temps, mais les initiales Ph. M. C. derrière lesquelles il s'abrite n'évoquent immédiatement aucun grand nom contemporain.
Une seule hypothèse, possible mais si mince que je n'oserai pas la dire plausible, a émergé de mes recherches, à supposer bien sûr que le personnage ne soit pas une pure fiction créée par François Estienne ou ses libraires, pour donner un habitus scientifique à leurs propos. Il s'agit de Philippe de Mornay, nom qui résout certes le cryptage Ph. M. mais laisse en suspens le C., troisième initiale marquant peut-être l'origine ou un surnom à l'antique, pratique fréquente chez les savants ou les ouvriers du livre de ce temps.
Philippe de Mornay, dans les années 1568-1570, n'est évidemment pas encore l'influent ministre du roi de France qu'il deviendra : il n'est qu'un très jeune homme d'à peine vingt ans, aux convictions réformées affichées, et qui part en 1568 pour un tour d'Europe destiné à parfaire une culture déjà exceptionnelle, fruit d'études poussées dans les trois langues latine et grecque et hébraïque notamment. Mi-août 1568, Philippe de Mornay est à Genève, où il reste peu de temps à cause de la peste, mais il a le temps malgré tout d'y nouer des contacts intellectuels, notamment avec Théodore de Bèze [note]Cf. Hugues Daussy, Les Huguenots et le roi, le combat politique de Philippe Duplessis-Mornay (1572-1600), Droz, Genève, 2002, pp. 46-50.. On ne sait apparemment rien d'autre concernant ce séjour, et une rencontre avec François Estienne n'est pas autrement attestée. Mais elle n'est pas impossible.
L'idée m'en a été suggérée par un détail, qui semble avoir échappé aux études sur Philippe de Mornay que j'ai pu consulter : en effet, Auguste Renouard, dans ses Annales de l'imprimerie des Estienne, attribue à François Estienne, en 1581, la traduction et l'impression du De la puissance légitime du prince sur le peuple et du peuple sur le prince [note]Paris, 1843, pp. 159-160. Cette précision apparaît aussi dans certaines notices sur l'ouvrage dans les catalogues de plusieurs bibliothèques, notamment la BnF pour certains exemplaires (cotes 8-LE4-99 (1), RES-E*-532, et E-3967)., version française d'un brûlot polémique relayant les théories monarchomaques, paru en latin en 1579 sous une adresse de fantaisie, avec le titre de Vindiciae contra tyrannos et la signature, elle aussi évidemment forgée, de Stephanus Iunius Brutus, Celta.
Les avis des chercheurs divergent sur l'identité réelle de l'auteur, pour lequel on a souvent évoqué Philippe de Mornay, mais la récente et volumineuse étude d'Hugues Daussy sur le personnage conclut
qu'il paraît raisonnable [...] d'affirmer qu'il existe une très forte probabilité que Philippe Duplessis-Mornay soit l'auteur des Vindiciae contra tyrannos.[note]Cf. H. Daussy, op. cit., p. 254. La traduction française de 1581, dont la Bibliothèque municipale de Lyon conserve deux exemplaires sous la cote Res 319416 et 340347, est entièrement anonyme : le sous-titre en est Traité tres-utile & digne de lecture en ce temps, escrit en latin par Etienne Iunius Brutus, et nouuellement traduit en François, et je ne sais dire d'où Renouard tire le renseignement que ce texte a été traduit par François Estienne et que l'impression lui revient.
Etude, science et concurrence
Si ce détail est vrai, il pourrait supposer un lien plus ancien entre Philippe de Mornay et François Estienne, peut-être suggéré dès la rédaction latine des Vindiciae par le choix du prénom Stephanus associé à Iunius Brutus [note]On peut aussi, dans une telle construction de l'esprit, rapprocher l'initiale C. de la préface du dictionnaire de 1570, du Celta qui précise la nationalité du Stephanus Iunius Brutus des Vindiciae. . Le texte qui devient par la suite l'épître au lecteur du dictionnaire de 1570 aurait alors pu être rédigé comme une réflexion sur la lexicographie des deux langues latine et grecque, et être donné à François Estienne, ou utilisé par lui au moment où il en éprouvait le besoin pour son livre.
Je suis parfaitement consciente qu'il s'agit là d'un échafaudage intellectuel, que ne contredit pas ce qu'on sait des compétences de Philippe de Mornay et de son statut d'étudiant en fin de formation dans les années 1568-1570, mais que rend précaire l'absence de tout autre indice probant. Il est certain simplement que le contenu de l'épître, confronté à la réalisation du dictionnaire, montre que l'une et l'autre ne vont pas de pair, et on ne peut guère aller plus loin : il est impossible notamment de dire si l'épître est un texte rédigé de manière autonome, ou pour un projet précis de refonte attentive du Dictionarium latino-gallicum de Robert Estienne, projet qui n'aurait pas abouti et se serait résumé à la simple réimpression retouchée de l'édition de 1561.
Quoi qu'il en soit, le caractère disparate du livre de François Estienne n'est pas sans intérêt, ni sans explications, dans l'histoire de ces manuels. Comme le fait implicitement remarquer l'auteur de l'épître, ce type d'ouvrage est toujours au carrefour de deux univers : celui de la science et des études, plus ou moins avancées selon le niveau du dictionnaire et le public visé, mais qui suppose l'assise d'un labeur approfondi et fiable, et celui du commerce, qui nécessite que les ouvrages soient vendus, et que le marché ne soit pas laissé à la concurrence.
Celle-ci est grande entre les libraires, et il faut parfois disposer rapidement d'un type de livre équivalent à celui d'un confrère auquel on ne veut pas laisser la place trop libre. Je crois que le dictionnaire de 1570 est le fruit d'une telle situation : à ce moment, le réseau de libraires huguenots [note]Sébastien Honorat notamment, à qui deux des trois états du Dictionarium sont destinés, a une officine à Lyon, mais fonde aussi une maison à Genève, où il se retire par la suite pour des raisons religieuses. Il sera reçu bourgeois de Genève en 1572. Cf. Baudrier, op. cit., tome IV, p. 162. auxquels François Estienne est associé a sans doute besoin d'un « produit » qui réponde aux attentes d'un public en cours d'études, et qui fasse concurrence à des dictionnaires publiés ailleurs.
D'évidence, ce dictionnaire doit comporter du grec : l'engouement est réel chez les étudiants, ce qui est visible par exemple dans le fait que, depuis 1546 au moins, Sébastien Gryphe imprime et réimprime sous le nom de Calepin un dictionnaire monolingue latin, qui est en grande partie un plagiat du Thesaurus Linguae Latinae de Robert Estienne, auquel cependant il ajoute les équivalents grecs des entrées latines [note]Voir M. Furno, « Le mariage de Calepin et du Thesaurus Linguae Latinae, sous l'Olivier de Robert Estienne, à Genève, en 1553 », BHR, tome 63, 3, 2001, pp. 511-532.. De plus, dès 1551, dans une catégorie de dictionnaires moins érudits, est paru chez Estienne Tasset à Paris un Latino graeco gallicum dictionarium dans lequel aux mots latins, un à un, répondent presque les mots grecs, un à un, avec la traduction française, ouvrage que je n'ai pu consulter que très rapidement mais qui semble lui aussi une refonte à partir des dictionnaires de Robert Estienne [note].Latino graeco gallicum dictionarium, in quo singulis uocabulis latinis singula graeca fere respondet, cum gagaliica interpretatione, Parisiis, Tasset, 1551 (BnF X2159). A Genève même, à ce moment-là, Henri Estienne travaille au Thesaurus linguae graecae destiné à un public déjà érudit [note]La parution aura lieu en 1572., mais rien de fraîchement imprimé n'est disponible pour les étudiants moins avancés.
Satisfaire rapidement une commande
Vraisemblablement, François Estienne a voulu satisfaire rapidement une commande de ses libraires, en fabriquant le Dictionarium de 1570, qui lui fournit un ouvrage honorable à moindres frais : il reprend, comme bien d'autres avant lui, le support du Dictionarium latino-gallicum de son père, sans le dire vraiment, puisque ce dictionnaire est normalement protégé par un privilège sur la presse parisienne, mais sans chercher à le dissimuler vraiment, car les ouvrages de Robert Estienne sont des succès de librairie, et une garantie de sérieux pour les clients. Il y ajoute l'équivalent grec des vedettes latines, pour être dans le mouvement des études de son temps, et supprime quelques entrées, peut-être pour gommer le plagiat, mais peut-être aussi par souci réel de pureté de la langue, et pour se conformer, au moins dans l'esprit, aux principes exposés par le préfacier. Ce texte de Ph. M. C. est soutenu par une réelle érudition, et la réflexion qu'il ébauche sur l'emploi du grec chez les auteurs latins, sur l'exercice de leur bilinguisme et sur l'appropriation d'une langue par une autre n'est pas un argument de second ordre. Il semble peut-être même trop élevé, ou trop précis, pour un dictionnaire de niveau moyen comme le Dictionarium latino-gallicum, mais une telle épître permettait aussi au dictionnaire de briller d'un certain vernis scientifique, là encore favorable au commerce.
Ce mélange d'éléments disparates, l'impression de sérieux et de négligence que donnent la tenue de certains passages de la préface et le manque de soin de leur mise en oeuvre, rappellent, mieux peut-être que dans n'importe quel autre type d'ouvrages, combien l'imprimerie est un commerce particulier : commerce indéniablement, avec ses nécessités économiques, mais commerce sur le savoir, qui, malgré tous les efforts des érudits et souvent des imprimeurs eux-mêmes à cette époque, ne peut toujours se dégager des contraintes de cette économie.