Le livre et l'image mobilisés

Aperçu sur le Fonds de la Guerre 1914-1918

1915 : contre toute attente, la guerre, commencée en août 1914, et qui devait durer « jusqu'aux vendanges », semble s'installer dans la durée. Les belligérants sont face à face, l'un et l'autre incapables d'avoir l'avantage. La France comte déjà au moins 300 000 tués pour les cinq mois de 1914 et l'année 1915 sera encore pire. 5 millions de Français sont sous les drapeaux et le conflit prend une envergure jamais envisagée auparavant. Le premier véritable affrontement de l'ère industrielle met en jeu des moyens industriels, politiques, économiques et surtout culturels, avec un emploi massif de la propagande pour gagner l'adhésion des peuples.

On ne saurait l'oublier : c'est précisément pendant le premier conflit mondial que la guerre de l'information prend toute son ampleur. Ainsi, en 1917, des ouvrages destinés par la librairie suisse Georg à sa succursale lyonnaise, à destination de la Bibliothèque municipale, ont été interdits par les services du ministère de l'Intérieur qui ne voyait pas d'un bon oeil la présence de ces documents dans une bibliothèque publique. A Lyon, la note de la préfecture du Rhône à Richard Cantinelli, directeur de la Bibliothèque municipale, ne dit pas ce que deviendront les brochures ainsi saisies...

"Le coq", dessin de Jacques Nam La Baïonnette, n° 137, 1er février 1918, p. 72 (BM Lyon, 151018)

A Lyon encore, le 13 avril 1915, Edouard Herriot, alors maire de la ville, décide la constitution d'un fonds documentaire sur le conflit en cours, qui fera partie intégrante de la Bibliothèque. La veille, une commission s'est réunie pour la première fois avec comme objectif de créer et d'organiser ce fonds, toutes langues confondues. Le maire a lui-même ouvert la séance en définissant le but de cette nouvelle instance réunissant des personnalités universitaires, des diplomates en poste à Lyon et des élus. Emmanuel Lévy, professeur à la faculté de Droit et adjoint au maire, dirige la commission avec, comme membres, les consuls de Russie, Serbie, Angleterre, un représentant de la Chambre de Commerce... Ces membres sont répartis en sous-commissions déterminées d'après les langues : français, anglais, allemand, langues slaves (russe, polonais), espagnol, italien, suédois, hongrois, arable, langues orientales...

L'objectif est à la fois clair et clairvoyant : Cet ensemble, déjà très considérable, formera plus tard un énorme dossier où seront conservés de façon durable les preuves irréfutables de notre droit et le souvenir de nos luttes et de nos sacrifices [...] Le public, les historiens à venir ne pourront se dispenser de recourir à ce fonds où se trouveront côte à côte les témoignages les plus divers, rassemblés dans un esprit de parfaite impartialité. [note]Archives municipales de Lyon. Sources consultées : 87 WP 013 1-2, 177 WP 012 3, 177 WP 014 2, 177 WP 015 1-3.

Avec l'impulsion du maire de Lyon et l'orientation générale décidée par la Commission, le troisième élément est la gestion bibliothéconomique représentée par le conservateur Richard Cantinelli. Né en 1872 à Florence, en Italie, il dirigea la bibliothèque de Marseille de 1896 à 1902 puis celle de Lyon de 1904 à 1924, avant de partir à Paris, à la bibliothèque Sainte-Geneviève et, pour finir, à la bibliothèque de la Chambre des députés. Il meurt en 1932. C'est lui qui installe la bibliothèque lyonnaise dans l'ancien palais archiépiscopal du quartier Saint-Jean, à la suite de la séparation des Eglises et de l'Etat. Curieusement, la seule photographie dont on dispose de lui est celle de son passeport datant de 1915, conservé aux Archives municipales, probablement établi en vue de déplacements, notamment en Suisse. Lors des réunions de la Commission, il fera régulièrement un bilan budgétaire ainsi qu'un bilan de l'état des collections.

"L'Aigle", dessin de Jacques Nam La Baïonnette, n° 137, 1er février 1918, p. 73 (BM Lyon, 151018)

Quant au fonds ainsi constitué, il sera alimenté jusqu'en février 1919, date à laquelle une dernière réunion de la Commission décidera de réduire les acquisitions, de périodiques... pour des raisons budgétaires. En trois-quarts d'heure, la réunion semble avoir ainsi mis un terme au Fonds de la guerre, lequel s'enrichit encore pendant quelques mois. Aujourd'hui, il regroupe quelques 20 000 documents, mêlant, dans diverses langues, des livres, des brochures, des publications officielles, des recueils satiriques, des affiches, des cartes postales et quantité de dossiers.

Les sources d'approvisionnement

Trois sources peuvent être identifiées : les librairies, les représentations officielles de la France à l'étranger - ambassades, consulats, ainsi qu'expatriés influents - et enfin, le contrôle postal et les douanes.

Les Archives municipales conservent des factures de diverses librairies, et les estampilles de ces fournisseurs se retrouvent sur les documents. Pour les livres de langue allemande, il s'agit de la librairie Georg, basée en Suisse, à Genève, et ayant des succursales à Lyon et Bâle [note]A Lyon, la librairie Georg était installée au 36-42 du passage de l'Hôtel-Dieu, aujourd'hui détruit.. Pour l'Italie, c'est la librairie Ulrico Hoepli à Milan, et la maison Henry Sotheran à Londres, pour le Royaume-Uni. En fait, la librairie Georg devient rapidement le fournisseur le plus important et se charge de centraliser les achats des librairies étrangères à sa succursale lyonnaise. En 1918, un relevé des dépenses place la librairie Georg à Lyon en première position, avec une part importante du budget consacré aux abonnements de journaux, puis Georg Genève pour l'Allemagne, Sotheran à Londres, Hoepli à Milan, Monet à Madrid pour l'Espagne, Burckhardt à Genève et Sandberg à Stockholm.

Aux enfants de France, édition spéciale de la Fédération des Amicales d'institutrices et d'instituteurs publics de France et des colonies, illustré par George Redon. Imprimerie de Vaugirard, ca. 1915 (BM Lyon, 147755).

Autre source d'approvisionnement : les ambassades et les ressortissants français à l'étranger. La Commission lance un appel à contribution aux volontaires désireux d'envoyer tout ce qu'ils trouvent sur la guerre. Ainsi, dès juin 1915, le consulat général de France au Paraguay envoie-t-il un dossier regroupant des journaux d'Asuncion, la capitale paraguayenne : y figurent des publications pro-alliées, neutres et pro-allemandes. Des ouvrages de propagande des deux bords viennent aussi du Pérou - par Monsieur Kiefer, marchand, conseiller du commerce extérieur basé à Lima - de Bolivie, de Panama...

On le voit, l'accent est mis sur l'Amérique du Sud à la forte population d'origine allemande et dont les intentions sont encore mal connues. C'est une des raisons de la constitution de ce fonds, encore renforcé par le sentiment qu'a Edouard Herriot, de la baisse de l'influence de la France aux niveaux politique et économique [note]En mars 1916, en pleine guerre, la création de la Foire de Lyon, s'inspirant de la fameuse Foire des échantillons de Leipzig, procède un peu de la même démarche.. Dans une note instituant le fonds, il est écrit que : Dès les premiers jours de la Guerre, la lutte par les écrits s'est déchaînée, aussi violente que la lutte par les armes. Se rendre sympathique l'opinion des neutres, les incliner à servir de préférence les intérêts de tel ou tel des belligérants, au besoin les décider à entrer eux-mêmes dans le conflit. [...] L'ensemble des publications répandues par elle [l'Allemagne...] forme déjà une masse énorme. Les Alliés ont fait moins de frais et se sont peut-être un peu trop reposés sur la justesse de leur cause.

Enfin, dernière source : le contrôle postal [note]En 1916, il y avait 8 commissions de contrôle postal : Pontarlier, Bourg-en-Bresse, Lyon et Bellegarde pour l'Europe centrale ; Marseille et Narbonne pour l'Europe méditerranéenne ; Bordeaux pour l'Ouest et Dieppe pour les pays du Nord-Ouest.. Edouard Herriot a obtenu du ministère de l'Intérieur que les ouvrages « venant de l'ennemi » interceptés au poste de Bellegarde, sur la frontière franco-suisse, soient envoyés à la Bibliothèque municipale de Lyon, plutôt qu'au pilon. C'est-à-dire à la destruction. En 1916, 200 kg de publications allemandes sont convoyés vers Lyon ; un peu plus tard, c'est 600 kg de saisies provenant du contrôle de Pontarlier qui sont expédiés.

Le Vide-Boche, journal bi-mensuel à gros tirage [n°1], 1er juin 1918 (BM Lyon, 151000)

Les documents saisis sont parfois tout à fait inoffensifs, comme ces almanachs austro-hongrois, comportant des séries de petites annonces et des planches en couleurs permettant l'étude approfondie du cochon... et les meilleures parties à cuisiner.

Une propagande omniprésente

La censure est liée à la propagande et au développement des moyens de communication. La plupart des photographies dans des journaux tels que L'Illustration, Miroir ou J'ai vu sont retouchées et les saisies de périodiques fréquentes.

La propagande, de n'importe quel bord, se retrouve dans toutes les publications, périodiques ou monographies provenant des pays belligérants, documents pour lesquels il nous manque énormément voire totalement de recul afin d'analyser les faits relatés. Pour trouver un semblant d'esprit critique, il faut consulter des périodiques scandinaves ou espagnols, lesquels combinent les deux sources d'information. La Grande Guerre est le premier conflit de l'ère industrielle où les effets de masse sont primordiaux : mobilisation des populations, production à grande échelle de documents et de journaux... De plus, la majorité de la population maîtrise dorénavant l'écrit et la lecture, et c'est pour cette raison que ce conflit a laissé des milliers de témoignages sous forme de carnets de guerre, de journaux ou tout simplement de lettres de soldats à leurs famille et amis.

L'information devient stratégique, le 2e Bureau, chargé du renseignement militaire, prend de l'ampleur, les services de renseignements se multiplient, l'information et la désinformation deviennent des armes redoutables.

"Leurs espions", dessin par A. Wilette, page de couverture de La Baïonnette, n°7, 19 août 1915 (BM Lyon, 151018)

La rumeur colportée et déformée renforce l'impression que l'information n'est pas contrôlée. Les Cahiers de la Ligue des Droits de l'Homme publiés dans les années 1920 et 1930 donnent des comptes rendus de procès en réhabilitation de civils, fusillés sommairement pour avoir eu des comportements suspects. La puissance économique allemande, admirée et crainte à la fois, par Edouard Herriot entre autres, fait naître le fantasme que la France est contrôlée par des capitaux d'Outre Rhin tels le champagne Mümm et les conserves suisses Maggi.

Le déclin de la France est également un thème fréquent, notamment en ce qui concerne la chute de la natalité qui met la France en situation d'infériorité face à l'Allemagne, une lutte à deux contre cinq, comme l'explique un document exposant les dangers de la dépopulation. La haine des nations se déchaîne férocement pendant le conflit. Dans les journaux satiriques français, telle La Baïonnette, les enfants allemands sont des sortes de gnomes à lunettes, tantôt efflanqués par une nourriture trop pauvre, tantôt difformes. Les prisonniers allemands sont parqués dans des enclos derrière une pancarte « Ne nourrissez pas les animaux ». Le journal de tranchée du 82e régiment d'artillerie lourde, Le Vide-Boche [sic] met en scène une allégorie de la France à la poitrine généreuse, éventrant un porc coiffé du casque à pointe, dont les tripes sont jetées à des chiens lubriques. Apparemment, seuls deux numéros sont sortis avant que l'unité soit appelée en première ligne, en 1918.

"Les loustics", dessin par Gus Boffa, page de couverture de La Baïonnette, n°38, 23 mars 1916 (BM Lyon, 151018)

La propagande souligne les fantasmes pour chacune des nations. L'Allemand n'est plus que « le boche », dont l'origine est incertaine. Les dictionnaires d'argot poilu comme Le Poilu tel qu'il se parle de Gaston Esnault [note]Voir Gaston Esnault, Le Poilu tel qu'il se parle : dictionnaire des termes populaires récents et neufs employés aux armées en 1914-1918 : étudiés dans leur étymologie, leur développement et leur usage, Paris, Bossard, 1919 (BM Lyon, B 488809)., restent flous sur l'étymologie de ce mot. Les Allemands seraient des têtes carrées, des sales caboches, des boches en somme ! Ou bien des « schwob», en alsacien, ce qui, à l'envers, donnerait boche à la fin du 19e siècle. Une chose est sûre : la déclinaison du terme en de multiples désignations, l'Allemagne devient la Bochie, alors que le bocheton ou le bochaillon est le petit du boche... En Allemagne, c'est plutôt le tirailleur, que l'on suppose sénégalais et confondu avec le turco, qui est mis en exergue par la propagande. Le jeune Allemand peut voir dans son album le petit Willi descendre les « turcos », présentés comme des singes pendus aux arbres.

Le choc des images

"Ombre de guerre", dessin de Jacques Nam, page de couverture de La Baïonnette, n° 137, 1er février 1918 (BM Lyon, 151018)

Il est à noter que la représentation de la guerre évolue au cours du conflit. Les gravures de 1914 et 1915 n'ont rien à voir avec celles des années 1916 à 1918, car les premières permissions datent de l'été 1915. Auparavant, seuls les blessés revenus du front avaient décrit la réalité des tranchées. Des héroïques charges de cavalerie et des attaques à la baïonnette, on passe à des relèves en ligne de nuit et dans la boue, à des corvées de soupe dans la neige et à des scènes de camaraderie au front. Il y a un changement d'échelle, l'idéalisme du début laisse la place à la glorification du simple poilu dans son quotidien.

La propagande se réjouit évidemment des mésaventures des adversaires. Les caricatures sont très utilisées pour ridiculiser ces derniers. Ainsi, le 7 février 1916, l'hebdomadaire humoristique Kladderadatsch met en couverture deux personnages grotesques sur le quai d'une gare, un petit nain qui s'avère être le roi d'Italie Victor-Emmanuel III, et un gros assez pitoyable qui est Nicolas Ier, le roi du Monténégro. Ce dernier porte une valise avec la direction « Lyon ». C'est que l'hiver 1915-1916 voit la fin des résistances serbe et monténégrine succombant sous les coups des armées allemande, austro-hongroise et bulgare. L'intervention franco-anglaise n'y pourra rien. Les monarques vaincus doivent partir en exil. Nicolas est le beau-père de Victor-Emmanuel qui a épousé sa fille, Hélène, en 1896. Ne pouvant l'accepter sur le sol italien, il l'expédie à Lyon où sera installé le siège du gouvernement monténégrin. Mais Lyon grouille d'espions des empires centraux (proximité de la Suisse, peut-être), et la cour sera obligée de déménager à Bordeaux puis à Paris.

Hurra ! : Ein Kriegs Bilderbuch, par Herbert Rikli Stuttgart, Ferd, Carl., s.d., couverture et illustrations p. 1 et p. 13 (BM Lyon, 151625)

Près d'un siècle après, il convient donc de déchiffrer les caricatures pour retrouver le contexte des évènements montés en épingle par les propagandes.

En novembre 1918, la défaite de l'Allemagne est occultée dans les journaux allemands comme Jugend, Die Grosse Zeit, Die Lese, Fliegende Blätter. C'est le retour des soldats qui est mis en avant, le retour au « heimat [note]Mot allemand difficilement traduisible en français, qui évoque à la fois la terre natale, le terroir, les ancêtres... ». Le Kaiser et ses représentations sont alors complètement évacués. Cette héroïsation du soldat détaché des valeurs qui ont fait la nation allemande renforce le sentiment qu'il y a une trahison de la part du système. D'ailleurs, les soldats français occupant la rive gauche du Rhin émettront dès 1919 des craintes sur ce pays qui n'avait pas l'air d'être vaincu, alors que le Nord-Est de la France avait été rayé de la carte.

Face à l'enfant

La collection des « Livres Roses » pour la jeunesse est publiée par les éditions Larousse. Elle traite des faits et des histoires de la Guerre ; sa périodicité est bimensuelle. La série possédée par la Bibliothèque municipale s'arrête au n° 247 d'avril 1919.

Fin 1915, la collection entre dans sa 8e année et les éditeurs, dans un préambule, remercient les lecteurs : Aussi comptons-nous vous témoigner notre gratitude à vous ainsi qu'à vos maîtres et à vos maîtresses. [...] Que cette année nouvelle [1916], mes chers enfants, voie le triomphe définitif de nos armes et notre belle France délivrée des hordes barbares ; qu'elle nous donne une paix glorieuse qui nous rende nos chères provinces depuis trop longtemps perdues !. Le préambule du n° 180 de mai 1916 nous éclaire un peu plus sur les intentions de l'éditeur : Nos jeunes lecteurs, ainsi que leurs parents et leurs maîtres, ont compris que les " Livres Roses " sont avant tout destinés à leur donner des lectures saines, morales, instructives, propres à développer les intelligences, à former les coeurs, et à combattre les livres nuisibles, si nombreux avant la guerre, dont la plupart venaient d'Allemagne.

Signé des auteurs : Mademoiselle Brès, inspectrice générale des écoles maternelles, Monsieur Charles Guyon, inspecteur d'académie honoraire...

Dans le numéro du 4 septembre 1915, intitulé Nos braves toutous à la Guerre, il y a les chiens alliés, courageux, dévoués, frêles mais intrépides et les molosses boches, féroces et idiots. Il y a l'histoire de Saragosse [sic], chien kabyle, qui préférait servir les Français que les Turcs et guidait des colonnes dans les massifs de l'Atlas... Tom, le chien sanitaire, qui était dressé pour la recherche des blessés sur le champ de bataille et devait rapporter le képi du malheureux à secourir, puis montrer le chemin aux brancardiers. Mais Tom, à défaut de képi, rapporta un jour un mouchoir taché de sang signifiant qu'il y avait quand même quelqu'un à secourir. Mais il y aussi les toutous belges harnachés et entraînés à tirer les mitrailleuses. Quant aux Allemands, leurs intentions sont plus troubles, ils ont des chiens espions qui traversent les lignes, faisant la liaison avec les agents doubles...

Un gosse héroïque, par R. Lortac collection "Patrie", n° 47, f. Rouff éditeur, s.d. (coll.part.)

Des pièces de théâtre sont aussi publiées, ainsi Une famille héroïque, trois actes en prose, avec comme principaux protagonistes, Charlot, un petit garçon de 13 ans débrouillard, et Titine, sa soeur de 10 ans, ainsi que des Allemands occupants. Evidemment, les boches sont des ivrognes et sont finalement faits prisonniers par les zouaves qui réoccupent le village. Et le tout se termine par une vibrante Marseillaise.

Un autre numéro est consacré aux chansons adaptées au conflit : Sur le pont des nations reprend l'air de Sur le pont d'Avignon. Au premier couplet, il faut dire « les Français font comme ça »... en simulant la charge à la baïonnette, puis « les Anglais font comme ça » en faisant le geste du lancer de grenades...

Ou alors, l'air fameux de « Au clair de la lune », devient, évoquant Guillaume II :

Au clair de la lune Guillaume croyait Doubler sa fortune Comme il le voudrait « J'enfonc' votre porte, Dit-il aux Français, Quand la Franc' s'ra morte Ca m'plaira z-assez. »

De plus, des concours de dessin et de coloriage sont organisés, car les illustrations des revues sont en noir et blanc. Une liste de lauréats pour les coloriages du n° 159 des « Livres Roses » nous donne les noms et âges des gagnants : cela va de 5 à 17 ans, 22 ans, filles et garçons confondus, avec une majorité de candidats nés entre 1900 et 1903. En effet, les sujets sont plutôt adaptés aux adolescents.

Héros en culottes courtes

Autre publication en série destinée aux jeunes lecteurs, la collection « Patrie » (éditions Rouff à Paris) ; même fourchette de prix que les « Livres Roses » (entre 10 et 20 centimes), même présentation (entre 30 et 40 pages), avec des illustrations en noir et blanc et du texte. Seule la couverture est en couleurs, soulignant la représentation dramatique des scènes évoquées. A la Bibliothèque municipale, les ouvrages proviennent du fonds Claudius Roux, bibliothécaire de l'Académie de Lyon depuis 1912. « La collection " Patrie " raconte chaque semaine un épisode de la Grande Guerre, émouvant, dramatique, vécu, puisé dans la glorieuse épopée. La collection " Patrie " est la véritable publication destinée à perpétuer l'admiration pour les héros et l'exécration pour les barbares » note l'éditeur. La collection semble être plus tardive que les « Livres Roses » : elle débute en 1917, et une liste de l'été 1918 donne 113 numéros parus. Soit au total, 154 fascicules.

Les numéros ne mettent pas systématiquement en scène des enfants. Excepté quelques-uns comme Un gosse héroïque, dont nous allons reparler, les sujets traités sont en rapport avec l'actualité du conflit que l'on peut reconstituer chronologiquement. Ainsi, L'Allemagne vaincue, probablement fin 1918, dont la couverture évoque une « Germania » casquée et à genoux, la couronne impériale à ses pieds et le glaive brisé, tentant de sauver un sac de milliards de pièces que l'on imagine en or. Triomphants, des soldats alliés la menace, le Français en bleu horizon, l'Américain reconnaissable à son chapeau de feutre et l'Anglais, casqué du « plat à barbe », sobriquet donné à cette protection.

En 1917, paraît un numéro sur Le Grand Couronné de Nancy, une bataille de septembre 1914 mettant en scène le général De Castelnau. Les icônes du conflit sont permanentes : Guynemer, l'As des As, comme la trilogie Joffre, Pétain et Foch. Joffre, le « bon papa » réconfortant un jeune poilu, Pétain, le vainqueur de Verdun adulé par des jeunes filles, et enfin Foch, le généralissime allié.

Les sans-grade sont aussi glorifiés à travers des titres comme : Zizi, agent de liaison aux Eparges, Les Cuistots du moulin de Laffaux, Les Souvenirs d'un vaguemestre, Un parisien à Salonique ; alors que les techniques de guerre sont évoquées avec Dans les usines de guerre, La Guerre en masque ou La Saucisse infernale [sic], histoire d'un ballon d'observation.

Histoire d'un orphelin de la guerre, par Mme Pascal-Saisset collection "les Livres roses", n° 192, Paris, Librairie Larousse, [1916] (BM Lyon, 405766)

Dans Un gosse héroïque, en revanche, Justin Pougin, dit Tintin, est un jeune garçon d'une dizaine d'années, originaire du Pas-de-Calais. Son père est mort à la mine, sa mère, devenue trieuse de charbon, est morte des suites d'une pneumonie. C'est son « pépé » qui l'élève, mais il est déporté par les Allemands lors de l'invasion. Justin erre alors, seul, dans des colonnes de réfugiés en cet automne 1914 qui voit le Nord de la France envahi par l'ennemi. Un petit groupe de chasseurs à pied le récupère et lui donne une bonne soupe réconfortante. Sûr qu'on a pas un bath pucier à t'offrir, avec un édredon de plume et des colonnes en or comme chez des myriardaires ! [sic] Mais quoi, y a du feu, et je vas te prêter ma couverte et ma toile de tente !. Ce sont les cuistots de la compagnie qui vont s'occuper de Justin, car ce sont ces drôles de loustics qui sont les plus débrouillards et les plus autonomes dans les régiments, et pourront passer inaperçus.

Le capitaine, mis au courant de la présence de cet enfant de troupe, essaie de le renvoyer à l'arrière. En vain. Justin, sauvé par ces soldats devenus ses parents, revient de lui-même, ne voulant pas se retrouver dans une unité de vulgaires biffins, alors qu'il est un chass'bi (un chasseur à pied), déjà touché par l'esprit de corps.

Ce sera donc des cuistots, représentés par deux figures classiques de soldats, un Parigot, débrouillard et le verbe haut, et un Vosgien, paysan rassurant et paternel, qui protégeront leur demi-poil (poilu ne l'étant pas encore). Justin aura donc son uniforme, son fusil et ravitaillera les hommes restés en première ligne. Un beau jour, il participera à la défense de la tranchée et, emporté par un élan patriotique et de reconnaissance envers sa nouvelle famille, il partira à l'assaut et fera prisonnier deux boches, dans un trou d'obus.

De la fiction à la réalité

De l'autre côté, les livres pour enfants allemands ne sont pas en reste, qui insistent sur le génie germanique. Ainsi le petit Willi : après avoir défait les Français et les Anglais, épaulé par son « frère » austro-hongrois face aux cruels Balkaniques, il massacre en masse des Russes, misérables moujiks qui ne méritent même pas d'être sauvés de la noyade... comme un Français. Après une blessure au combat, Willi repart dans son U-boot (sous-marin) ou son Zeppelin (dirigeable), deux spécialités allemandes. Bref les deux « copains » volent de victoire en victoire, alors que sont évoqués le drame du Lusitania en 1915 [note]Paquebot britannique, le Lusitania fut torpillé par un sous-marin allemand, près des côtes irlandaises, le 7 mai et les premiers bombardements aériens de villes situées loin du front, préfigurant la Seconde Guerre mondiale...

Dramatique raccourci menant de la fiction littéraire et graphique jusqu'à la réalité historique et humaine, certains enfants s'engageront volontairement en falsifiant leur état-civil et leur geste sera volontiers mis en avant par la presse. Des gamins de 15 ans se retrouveront au front, et devront attendre leurs 17 ans pour contracter un engagement régulier. Des classes entières de jeunes adultes sortant à peine de l'adolescence, partiront ensemble, emportées par la vague nationaliste du début de la guerre, quel que soit leur pays...

Dans l'Annuaire des élèves du collège et du lycée de Roanne, on peut voir les portraits de deux frères, Jean James, engagé à 18 ans et mort quelques mois plus tard, en 1916, et Stéphane James, mobilisé à 19 ans et tué en 1917 à 21 ans. En Allemagne, ce sont des divisions entières constituées d'étudiants, qui seront jetées dans la bataille, sans véritable formation. En Angleterre, il s'agira de bataillons de « pals », littéralement « potes », issus des quartiers des grandes villes, qui sont constitués et partiront se faire massacrer sur la Somme. Car là, la littérature a cédé le pas à la réalité.