Disparitions, apparitions, reparution

La presse quotidienne lyonnaise à la Libération

Dans son dixième numéro du 15 octobre 1944, Le Mois à Lyon [note]BM Lyon, cote 950975., dont les responsables de la rédaction étaient Marcel E. Grancher [note]Marcel E. Grancher (1897-1976) quitta la soierie pour le journalisme en entrant au Salut Public, puis pour créer la revue Le Mois à Lyon et la maison d'édition Lugdunum. On lui doit aussi des romans dans lesquels il observe, avec humour et férocité, le monde lyonnais et beaujolais. Il laissa plus de cent ouvrages. et Henry Clos-Jouve [note]Henry Clos-Jouve, pseudonyme de Henry Belin, fut journaliste dans plusieurs périodiques lyonnais des années 1930-1950. Il laissa un unique roman, Le Prétoire dans la boutique, publié en 1941 par les éditions Lugdunum., poussait un profond soupir dans son éditorial : « Ainsi, nous voilà délivrés... ». Pour la ville, la Libération avait ajouté une date historique, celle du dimanche 3 septembre. Pourtant, chagrins, souffrances et deuils tempéraient cette joie qui avait transporté les foules ; et combien d'efforts restaient à prodiguer ! Grancher faisait l'inventaire : Et les ruines à relever... Les finances à rétablir... Les chemins de fer sans voies et sans matériel... Les routes à refaire... Les ponts à reconstruire. Cet inventaire était lourd. Au moins, la presse

puisqu'il faut, disait Chateaubriand, vous résoudre à vivre avec elle
, était-elle de nouveau présente. D'autant qu'
ici, comme le soulignait un historien local, Sébastien Charléty, le corps est insignifiant, la tête seule importe.
Il n'empêche qu'en cet automne 1944, les titres des quotidiens lyonnais avaient quelque peu changé...

Lyon Libéré, n°3, 5 septembre 1944 (coll.part.)

Souvenons-nous. A la déclaration de guerre, en septembre 1939, Lyon comptait six quotidiens. Le Salut Public, né en 1848, et son édition du soir, Lyon-Soir ; Lyon Républicain, fondé en 1878 sous le titre Le Lyonnais ; Le Nouveau Journal, issu de la fusion de La Dépêche de Lyon et de L'Express ; Le Nouvelliste, lancé en 1879 et enfin Le Progrès dont le premier numéro avait été publié le 12 décembre 1859. Mais seul ce dernier avait décidé de se saborder, le 12 novembre 1942, lorsque les Allemands, réoccupant la zone Sud, avaient réimposé leur présence. Les autres, malgré la censure de plus en plus contraignante, avaient continué de paraître jusqu'en août 1944. Entêtement fatal, puisque tous ces organes de presse ne furent pas autorisés à reparaître à la Libération. Une information avait été ouverte contre eux, en conformité avec l'ordonnance promulguée le 30 septembre 1944. Celle-ci mettait à l'index tous les titres nés sous l'Occupation et ceux existant avant l'armistice de 1940 mais ayant continué à paraître quinze jours après sa conclusion. Pour la zone dite « libre », cela touchait les titres qui, quinze jours après sa réoccupation par les Allemands, le 11 novembre 1942, avaient continué leur parution.

Un quotidien unique, toutes tendances confondues

Ces informations judiciaires se soldèrent par des verdicts de « dissolution-confiscation » qui intervinrent essentiellement de 1946 à 1948, confirmant les suspensions. Et le jour même de la Libération, c'est un tout nouveau et premier titre qui apparaissait...

Le dimanche 3 septembre 1944, Lyon Libéré est proposé aux Lyonnais. Il a été

imprimé, raconte Henri Amoretti, ancien responsable de la rédaction du Progrès, sur la rive gauche du Rhône, rue Villeroy, dans l'atelier abandonné par Paris-Soir [note] Il s'agissait de l'édition lyonnaise de ce quotidien parisien, qui parut à Lyon pendant la guerre, alors que d'autres titres de la capitale, « repliés » sur la ville, eurent des durées de vie plus ou moins longues. Le Figaro et Le Temps se sabordèrent également en novembre 1942.. Les numéros s'arrachent.
II s'agit en fait d'un titre provisoire, dont la réalisation incombe essentiellement à Amoretti et à Maurice Fonsèque, encore que le rédactionnel (sur un modeste format recto-verso) se limite surtout à diffuser les proclamations, avis, recommandations, communiqués de tout genre diffusés par les nouvelles autorités. Il n'a d'autre ambition que de publier les informations indispensables, en attendant la sortie des journaux autorisés pour chaque parti ou chaque mouvement de Résistance ; ils en sont encore à constituer leurs équipes. Il convient de préciser que le retour à la vie normale est très progressif :
II faut attendre que la distribution de l'électricité, du gaz, de l'eau, coupée par la rupture des ponts, se rétablisse dans la presqu'île. Il reste encore à répartir les imprimeries entre les groupements qui désirent publier un journal. Ce à quoi s'emploient entre autres Georges Duhamel, Jean Laborde, Fernand Nugues, la décision revenant au Comité de Libération [note]Henri Amoretti, Lyon Capitale. 1940-1944, Paris, France-Empire, 1964..
En haut, à droite de sa Une, le premier quotidien de la Libération à Lyon porte la mention des journaux au nom desquels il paraît : La Liberté, La Marseillaise, Le Patriote, Le Progrès auxquels se joint, au quatrième numéro, La Voix du Peuple.

Le 7 septembre, Lyon Libéré publie son cinquième et ultime numéro. A partir du 8, sept quotidiens « autorisés » prennent la relève...

Avec La Liberté [note]BM Lyon, 6672, se présente un journal quotidien indépendant d'information du Sud-Est. Il se défend, dès son premier éditorial, d'assumer une certaine continuité que son adresse, au 14 rue de la Charité, pourrait trahir :

... S'il est en fait imprimé dans les locaux et avec le matériel du Nouvelliste de Lyon, mis sous séquestre par le gouvernement provisoire de la République et dont celui-ci nous a attribué l'usage, il n'en est pas la suite : il n'a rien de commun avec lui...

Le Patriote, "quotidien lyonnais du front national de lutte pour la libération et l"indépendance de la France", 9 septembre 1944

La Liberté, "quotidien d'information indépendant du Sud-Est", n°14, 23 septembre 1944

La Voix du peuple, "quotidien régional d'information du Parti communiste français", n°193, 28 et 29 avril 1945

La Marseillaise de Lyon et du Sud-Est, "organe quotidien du mouvement de libération nationale", n° 14, 14 septembre 1944.

Même si une partie des journalistes a appartenu à l'organe traditionaliste déchu, les inspirateurs et les dirigeants de La Liberté représentent la tendance catholique qui n'a pas accepté la défaite, encore moins la collaboration, et s'est regroupée en un Comité de Coordination d'Action Chrétienne (C.C.A.C.). Aux côtés de Claudius Sabot, directeur général, on trouve Joseph Hours, professeur de lettres nommé directeur politique, qui fut l'un des animateurs des Temps nouveaux jusqu'en août 1941, pouvant ainsi défendre, malgré la censure, l'idéologie chrétien hors des compromissions. A la rédaction, Maurice Guérin, membre de la C.F.T.C., complète l'organe directionnel de ce « Mouvement Républicain de Libération » (M.R.L) qui ne tarde guère à se transformer en « Mouvement Républicain Populaire » (M.R.P.) [note]Le MRP fut le grand parti centriste français, sous la IVe République.. Ce sigle, précise Pierre Mazel, prêtant beaucoup moins à confusion avec celui du « Mouvement de Libération National » (M.L.N.), d'inspiration différente. Publiant dans le souvenir et la droite ligne tracés par les deux jeunes résistants Gilbert Dru et Francis Chirat, assassinés le 27 juillet 1944 place Bellecour, La Liberté se double d'un quotidien du soir, Les Nouvelles [note]BM Lyon, 6665.. L'un des titres de gloire de sa courte carrière (sa publication, sous le titre Les Nouvelles du Soir, s'achèvera le 31 décembre 1945), sera d'avoir annoncé, avant même les grands confrères parisiens - et lyonnais - la capitulation de l'Allemagne nazie, le 7 mai 1945.

Quant à La Liberté, elle ne survivra guère aux départs, en 1947, de Maurice Guérin, réélu député, de Claudius Sabot, en conflit avec le conseil d'administration et dont le nom, comme celui de Joseph Hours, à partir du 4 mars, ne figurera plus sous le titre du journal. Malgré un rapprochement avec La Dépêche de Lyon, La Liberté sera absorbée le 8 octobre 1948 par son concurrent direct, L'Echo du Sud-Est...

Armistice du 8 mai 1945, photographie par André Gamet (BM Lyon, s.c.) Défilé populaire devant l'immeuble du Progrès, rue de la République, à Lyon.

Exigences et divergences

Autre nouveau quotidien à apparaître le 8 septembre 1944 : La Marseillaise de Lyon et du Sud-Est [note]BM Lyon, 6661.. D'abord implanté aux 65-67 cours de la Liberté, il se veut « l'organe du Mouvement de Libération Nationale » (M.L.N.) et affiche déjà... un numéro 9. Il fut en effet une feuille de la Résistance lyonnaise, fondée le 1er décembre 1943 par trois Résistants qui ne devaient pas connaître la Libération : « Vélin » (André Bollier), « Clerc » (René Leynaud) et « Fabrice » (Robert Cluzan). Huit numéros clandestins ont paru, prenant la relève, après la constitution des M.U.R. (Mouvements Unis de la Résistance) des trois mouvements de zone Sud : « Combat », « Libération » et « Franc-Tireur ».

C'est l'une des grandes figures de la Résistance locale, l'ancien responsable régional des F.F.I., Alban-Vistel, également président du Comité Départemental de la Libération (C.D.L.), qui en assure la direction et les éditoriaux. La Marseillaise s'inspire de ses idées, imprégnées d'humanisme et à la recherche d'une voie socialiste originale. Aux côtés d'Alban-Vistel, on trouve le professeur Mazel (Léonce Clément), auteur d'un précieux et tragique Mémorial de l'Oppression, Maître Bernard Farbmann (« Platane ») et les deux « pionniers « de la « presse libérée » : Henri Amoretti et Maurice Fonsèque. Fort d'un tirage de 45 000 exemplaires (qui atteindra un plafond de 60 000), La Marseillaise, dont le siège a été transféré au 10 de la rue Bellecordière, ne supportera pas longtemps, ni les exigences de l'après-guerre, ni les divergences au sein des partis de la Résistance : son dernier numéro, le 593e, sera bouclé le 7 août 1946...

Il est vrai que la concurrence, au sein du M.L.N., joue avec un « organe du soir », Lyon Libre [note]BM Lyon, 6664, qui a son siège 71 rue Molière et dont la parution ne démarre que le 9 septembre 1944. 0n y retrouve Alban-Vistel, directeur général, avec à ses côtés André Guerre au poste de gérant et André Ferrat en tant que directeur politique qui présente ainsi le titre : ... Expression de l'avant-garde des peuples libres, d'une France profondément démocratique et socialiste, d'une Europe fédérée d'où seront bannies la guerre et l'exploitation de l'homme par l'homme. Le bénéfice du réel succès de Lyon Libre va cependant être entamé par la querelle opposant Alban-Vistel à Ferrat au sujet de la fusion des différents mouvements de la Résistance en un rassemblement fédératif. Le premier est pour, le second contre. Alban-Vistel est finalement écarté de la direction du journal.

Lyon Libre, après la disparition de Lyon-Matin (un quotidien « démocrate-socialiste » éphémère, lancé en février 1946) et de La Marseillaise, figure comme le dernier quotidien socialiste de Lyon (tirage autorisé à 36 000 exemplaires). Il va connaître ensuite un certain nombre de tribulations, car son éloignement progressif de l'affirmation politique qu'il affichait initialement, le fait entrer en concurrence avec un autre quotidien du soir apparu le 10 octobre 1945 : L'Echo du Soir [note]BM Lyon, 6668..

Celui-ci, installé au 65 du cours de la Liberté, s'engage auprès de ses lecteurs à « les renseigner, à les instruire et à les distraire », davantage qu'à leur livrer une information politisée. Il a l'atout de disposer du « patronage moral » du maire Edouard Herriot, de retour à Lyon en mai 1945. Mais il devient malgré tout difficile de tenir sur le terrain lyonnais ces deux titres du soir. L'Echo du Soir arrête sa publication avec son numéro du 18-19 juin 1948 alors que Lyon Libre en fait de même à cette date. Ils ont décidé de fusionner et de paraître sous le titre Le Soir Sud-Est (siège : 71 rue Molière), avec pour directeurs Jean Tournassus, qui était à la tête de L'Echo du Soir, et Marcel Cottigny, ancien directeur du bref quotidien socialiste Lyon-Matin. Moins de deux ans plus tard, la publication doit s'interrompre, très exactement le 4 mars 1950...

Pénurie de papier

Le Patriote [note]BM Lyon, 6660. est lui bien sorti le 8 septembre 1944, s'affichant comme le quotidien du « Front National », mouvement né en mai 1941 à l'initiative des communistes pour regrouper autour du P.C.F. toutes les forces venues d'autres horizons, mais qui ont en commun de combattre l'occupant et Vichy afin de préparer en France l'avènement du socialisme. Le Patriote est toutefois plus orienté vers une clientèle communiste. Sa directrice, Madeleine Braun, fut, avec Georges Maranne, l'instigatrice en zone Sud du mouvement « Front National » sur lequel le P.C. a misé pour élargir son audience. Le titre a cependant été créé à Lyon en août 1943 par Jean Savy. Il s'est installé à la Libération au 10 bis de la rue Bellecordière dans les locaux de Lyon Républicain, suspendu. Animé par Jean Marcenac et Paul Garcin pour les pages locales, Le Patriote atteint les 37 000 exemplaires mais souffre visiblement d'un double handicap : être concurrencé par La Marseillaise et La Voix du Peuple communiste... et avoir à payer régulièrement de fortes sommes à l'administration des séquestres pour pouvoir être tiré sur les presses de feu Lyon Républicain. Obligé de chercher le secours des rotatives du Progrès puis de La Marseillaise, il rend l'âme le 19 décembre 1945.

Avec La Voix du Peuple [note]BM Lyon, 6647., qui reparaît également le 8 septembre, il s'agit d'une résurgence de l'organe lyonnais du parti communiste, dont le premier numéro était sorti avant la guerre, le 12 novembre 1932. Il avait été suspendu en 1939, consécutivement à l'interdiction touchant le P.C. après la signature du pacte germano-soviétique. Sous la direction du docteur Georges Lévy, maire de Villeurbanne, épaulé par Joanny Berlioz et Auguste Hugonnier, il traduit d'abord avec succès le développement du parti, allant jusqu'à diffuser quatorze éditions rayonnant sur sept départements rhonâlpins. Installé 12 rue de la Charité, La Voix du Peuple (tirage 66 000 exemplaires) lance toutefois des appels pressants à ses lecteurs, fin 1947 et début 1948, mais elle devra cesser sa parution quotidienne le 22 mars 1948 pour devenir hebdomadaire.

Difficile redémarrage

Finalement le plus solide s'avère être le vétéran... né le 12 décembre 1859. Le Progrès [note]BM Lyon, 950002, sous la direction d'Emile Brémond, est déjà le seul à pouvoir afficher, ce 8 septembre 1944, un numéro 30 038, bien qu'amputé des mois de silence qu'il s'est imposé en se sabordant en novembre 1942 (son dernier numéro, le 30 037, était sorti le 12 de ce mois-là). Cet acte retentissant lui vaut, bien sûr, d'être autorisé à reparaître, le seul parmi les grands de la presse quotidienne lyonnaise d'avant-guerre. L'éditorial du 8 septembre retrace les heures tristes, celles de 1943, qui ont vu la Milice, de sinistre mémoire, emménager dans les bureaux de la rue Bellecordière, déployer sa propagande dans ce hall emblématique connu de tous les Lyonnais, au 85 de la rue de la République. Désormais, Le Progrès reprend sa place et « se remet au service de la liberté ». « Notre tâche est lourde, reconnaît-il, nos moyens d'action réduits ; nous repartirons comme devra repartir la France tout entière, appauvris par quatre années de privations et de paralysie. »

Le Progrès, "journal républicain quotidien", 8 mai 1945

Le redémarrage est effectivement difficile, en dépit du potentiel de lecteurs que le journal a conservé : Cela vient surtout de la pénurie de papier qui oblige les quotidiens lyonnais à un tirage maximum de 60 000 exemplaires. Et à une pagination, comme pour tous ses confrères et concurrents, des plus réduites...

Mais, progressivement, le Progrès retrouve un tirage qui le rapproche de ses chiffres d'avant la guerre : 150 000 exemplaires en 1946 pour dix éditions, 275 000 en 1950 et dix-sept éditions, 310 000 en 1954 et vingt-deux éditions .

Alors que, progressivement, à Lyon, tous ses concurrents quotidiens qui avaient été suscités par la vague de la Résistance et de la Libération ont disparu...