Photos de Chine

Le père Joseph de Reviers de Mauny : un explorateur du regard

En 1999, la Bibliothèque municipale de Lyon a reçu en dépôt, pour une durée de 50 ans, la collection jésuite des Fontaines, provenant de Chantilly. Riche d'environ 500 000 documents, cette prestigieuse collection compte parmi ses trésors un fonds chinois rare, constitué de textes classiques et de traductions. Composé d'apports successifs, ce fonds jésuite s'est enrichi, en 1960, d'environ 250 photographies sur plaques de verre, qui témoignent de la mission en Chine du père de Reviers de Mauny, en 1932. En 2001, alors que je menais une recherche sur les photographies de Chine comme matériau d'analyse historique, j'ai découvert ces images exceptionnelles qui complètent des tirages sur papier, déposés aux OEuvres pontificales missionnaires, à Lyon.

Scène de la vie quotidienne chinoise : un homme à table (BM Lyon, coll. jésuite des Fontaines, s.c.)

En 1932, le père de Joseph de Reviers de Mauny, surnommé par ses proches « le père Jo », est délégué auprès du procureur de la Mission de Chine pour étudier les questions missionnaires. Le voyage en Chine, qui durera 10 mois, a pour but principal de dresser un bilan de la présence missionnaire depuis un siècle. Au total, ce sont près de 4 000 images qui seront prises, de Marseille à Pékin, en passant par Shanghai et en suivant le Grand Canal impérial, cette artère majestueuse construite à bras d'hommes, sur 2 000 kilomètres, au Ve siècle, reliant le Sud et le Nord de l'empire. Explorateur du regard, le père Jo nous offre un véritable reportage photographique, mais avec la discrétion et l'humilité de l'anthropologue et de l'homme de Dieu.

Parti avec un matériel moderne et précieux, un Plaubel Makinette, un Curt Bentzin Gurlitz, le Leica modèle 1932 et tout ce qu'il faut de plaques, de papiers, de bacs, c'est un véritable laboratoire portatif qui encombre ses malles lorsqu'il embarque à Marseille, à bord du Félix Roussel, le 9 septembre 1932. La traversée dure à l'époque 33 jours entrecoupés par quelques escales mythiques : Port Saïd, la mer Rouge, Djibouti, Saigon, Hong Kong et Shanghai. Port d'attache, lieu d'exil et d'accueil, Shanghai s'impose pour devenir le principal centre des jésuites à Xujiahui (ou Zikawei).

Shanghai est en fait la base de départ de ce voyage insensé à travers la Chine du Grand Canal. Il faut imaginer toutes les difficultés qui ne cessent de gêner l'entreprise du père de Reviers. D'abord, le poids du matériel à transporter alors que, vêtu de sa soutane, il emprunte bicyclettes, sampans et pousses ; ensuite les mauvaises conditions climatiques qui rendent délicats le développement et la conservation des plaques ; le froid qui gèle l'encre et les doigts, et enfin l'humidité qui déforme le papier. Mais le Père s'adapte, trouve des astuces pour contourner ces obstacles. Avec ses appareils, il tient un véritable journal visuel. Il est pris pour un magicien et son matériel pour un instrument, tantôt de destruction, tantôt de curiosité, la prise de vue photographique étant censée, selon les Chinois, accélérer le processus de vieillissement de l'individu. Le père de Reviers effraye ou amuse plus d'un enfant.

Des sampan accostés (BM Lyon, coll. jésuite des Fontaines, s.c.) Ces bateaux constituent l'un des habitats traditionnel de la région de Jiangnan.

Ni sinisant, ni missionnaire, mais homme de terrain

Les photographies du père Jo constituent une source homogène, d'une valeur iconographique réelle, et n'ont pas d'équivalent répertorié. Impatiente de connaître ce reporter inconnu, j'ai exploré les archives jésuites à Vanves et découvert d'autres traces de son périple : fiches bristol crayonnées, cartes postales, croquis, aquarelles, courriers sur papier à en-tête des Messageries maritimes, cartes de visite en chinois, billets de transport, menus, plans et même des bagues de havanes, sans compter une biographie et son testament. Tout cet inventaire incroyable et hétéroclite a permis la reconstitution de son itinéraire.

D'autres témoins, diplomates, missionnaires, écrivains, archéologues ou journalistes, ont rapporté d'étonnants récits de voyages sur cette terre de Chine. Les photographes de génie qui ont parcouru le pays ne manquent pas non plus, mais ils soignent les cadrages, attendent la lumière parfaite ou privilégient certains types de sujets parfois déshumanisés : architectures, temples, pagodes. Le père de Reviers n'est pas un professionnel, il nous aide à comprendre une Chine qui traditionnellement se dérobe au regard. Il suit les empreintes des missionnaires et réalise une gigantesque chronique visuelle qui nous renseigne sur la vie quotidienne du peuple, celui des paysans et des pêcheurs, dans son expression la plus ordinaire.

En 1932, parmi tous ceux qui contribuent à forger et à véhiculer l'image d'une certaine Chine, les jésuites constituent un groupe tout à fait privilégié. Leur érudition en même temps que leur longue implantation leur ont permis de multiplier échanges et contacts. Ils ont choisi de s'installer dans les campagnes, où il leur semble plus facile de convertir les « païens » et les pauvres. Ce réseau si patiemment tissé sert d'appui et de base au travail du père de Reviers. Il a préparé son voyage avec la minutie d'un explorateur à la découverte d'un monde qui lui est inconnu. Ni sinisant, ni missionnaire, il est homme de terrain. Voici donc un des tout premiers reportages, une des premières enquêtes ethnologiques effectuées auprès de la population flottante de l'arrière-pays de Shanghai, le Jiangnan. Cette chronique se distingue de tous les témoignages visuels où la mise en scène coloniale est constante. Ici pas d'évangélisation, mais seulement un regard instantané sur une Chine intérieure, encore profondément rurale et religieuse. A chaque étape, le « père Jo » est accueilli par un missionnaire qui lui sert d'interprète et d'accompagnateur. Grâce à la connaissance du terrain et à l'implantation des missionnaires dans les zones lacustres, il pénètre une Chine intimiste. Ce réseau constitue pour lui un véritable « laissez-passer ».

La brouette à grande roue : un moyen traditionnel de transport (BM Lyon, coll. jésuite des Fontaines, s.c.)

Dans ce voyage sur les eaux, le père Reviers témoigne d'une Chine séculaire, intemporelle et active. Avec bien plus de sensibilité que ne le ferait importe quel récit, ses photos révèlent les traits dominants et l'homogénéité d'un milieu amphibie. Il porte un regard aigu sur les habitudes des petites gens qui vivent dans cette région, la plus riche du pays. Elle est traversée par cette grande artère artificielle fluviale nord-sud, le Grand Canal, qui a permis depuis deux millénaires de créer une unité politique et économique dans une Chine morcelée. Le Grand Canal impérial, la plus longue voie navigable du monde, assure le transport du sel, du grain et des hommes entre Pékin et Hangzhou, sur 2 000 kilomètres.

Jusqu'au début du XXe siècle, le succès de la gestion du Grand Canal est perçu comme un test de viabilité pour l'Etat et pour l'Empereur. Dans les années 1930, seule la partie sud est en service, mais le canal reste néanmoins le symbole de l'unité fragile d'un monde mouvant. Le père de Reviers suit son tracé et ses ramifications sur des centaines de kilomètres, le plus souvent à bord d'un sampan. Il en a saisi toutes les sortes de paysages et surtout d'acteurs dans leurs expressions laborieuses : pêcheurs, gaffeurs, haleurs. Ils invitent à une double lecture, esthétique et ethnographique. La nature aquatique façonnée par l'homme et adaptée à ses besoins vitaux : canaux, écluses, ponts, norias, sampans, jonques, voiles, rames, gaffes, godilles n'échappent pas à son oeil attentif. Les rituels attisent également sa curiosité : mariages, enterrements, fêtes populaires. Cet empressement à photographier, nourrit son regard humble et curieux.

Manoeuvre à la godille (BM Lyon, coll. jésuite des Fontaines, s.c.)

Un grand reporter

En quelques mois, le père de Reviers analyse le génie hydraulique, la tradition agraire, les techniques de pêche, les habitudes et moeurs d'un peuple qui vit de l'interpénétration de l'eau et du sol. C'est l'oeuvre d'un grand reporter. A la manière des poètes chinois, il accorde une place privilégiée aux brumes, à l'eau, au mouvement, au vide. Ses photos évoquent aussi, parfois, celles de Capa ou de Cartier-Bresson. On peut dire qu'il est un grand reporter-photographe amateur. La Chine est son vrai territoire expérimental dont la dimension humaine, spatiale et temporelle le touche. Les images qui émergent ici, portefaix en action, petits métiers, outils, paysans ou bateliers, sont originales parce qu'elles défilent au rythme de la voile et de la godille. Il sait merveilleusement disparaître derrière son objectif et se faire accepter des gens qu'il rencontre.

Chroniqueur visuel, le père Jo crée des séquences. Ses photos annoncent une intention : raconter des histoires plutôt que faire de l'Histoire. Il nous donne ainsi à partager sa vision du monde chinois, vu sous un angle qui n'est ni celui du missionnaire évangélisateur ni celui d'un historien, mais d'un homme de Dieu, doublé d'un explorateur du regard. De ce pays secoué par les agressions étrangères depuis les guerres de l'opium et déchiré par des anachronismes et des contradictions exacerbés, le père de Reviers nous montre, à l'inverse, la surprenante et paisible unité.

Quand le père Jo débarque à Shanghai, il est pris d'une intense émotion : celle de l'attente après cette longue traversée, celle de la découverte, de la soif de voir et de comprendre. Son ardeur photographique est visible, dès les premiers clichés. Il n'existe pas de voyageur sensible qui ne soit interpellé par Shanghai. Le bruit d'abord, celui des sirènes, des cornes de brume, du brouhaha de la foule sur les quais. Les odeurs ensuite, celles de la vase du fleuve, des fumées des paquebots, de l'huile des moteurs qui chauffent en manoeuvrant. La précipitation enfin, celle de quitter cette demeure flottante qui, même une fois le pied à terre, vous fait tanguer comme si vous étiez encore à bord. Et puis, la ville évoque des légendes, des envies, des désirs. Elle est ce prodigieux carrefour d'aventures humaines, cet inépuisable repaire de diplomates, de missionnaires, d'hommes d'affaires et de migrants en transit.

Création des temps modernes, Shanghai est une ville unique et singulière, propulsée dans la tourmente coloniale du XIXe siècle et dans les déchirures mondiales du XXe. Mythifiée par Victor Segalen, magnifiée par Albert Londres, industrieuse selon André Malraux, Shanghai demeure attractive et féerique, chargée d'images réelles ou fantasmées. Il y a d'abord l'approche, l'attente de cette ville étourdissante dont tout le monde parle, l'incontournable escale qui, parfois, se transforme en un séjour plus long, voire une installation définitive. L'arrivée à Shanghai s'effectue par le fleuve Huangpu aménagé par les Occidentaux pour servir leurs intérêts économiques et diplomatiques. Avant d'accoster, la remontée du fleuve permet de mesurer cette pénétration étrangère : les docks, les chantiers navals, les compagnies pétrolières et, en permanence, les navires de guerre - torpilleurs américains ou japonais - qui rappellent qu'ils sont déjà les maîtres du monde. Le père de Reviers déclenche ses appareils : l'usine française des eaux, les trains de bambous que chargent les sampans jusqu'à l'accostage, le quai de France qu'on évacue de ses barques pour laisser le Félix Roussel manoeuvrer.

Shanghai est ce port agité où une fourmilière de coolies s'active en tous sens à l'arrivée des paquebots. La ville a été agressée au début de cette année-là par les Japonais dont les plans expansionnistes conduisent à une annexion pure et simple de territoires chinois. Mais elle a repris ses activités.

De janvier à mai 1932, les troupes japonaises sont en effet entrées dans la ville et ne se sont retirées qu'en raison d'une médiation internationale. Shanghai a gardé une haine profonde envers les Japonais [note]Ils récidiveront en 1937, lors d'une guerre humiliante et meurtrière. En mars 1932, ils ont instauré un Etat fantoche en Mandchourie, à la tête duquel ils ont placé Pu Yi, le dernier empereur de l'ancienne dynastie des Qing.. Ces derniers sont encore bien présents au Nord de la ville où ils ont installé leurs quartiers. Car Shanghai a cette particularité d'être une ville de métissage, c'est une cité séparée en trois pôles : la cité chinoise, la concession française et l'International Settlement dominé par les Britanniques. Cette cohabitation forcée ou spontanée reflète l'histoire locale et mondiale. Expulsés par la misère ou la famine, les migrants sont nombreux à se réfugier à Shanghai, une ville prospère depuis seulement le milieu du XIXe siècle, qui se nourrit et s'enrichit de tous les apports extérieurs.

Petits orphelins recueillis par les religieux (BM Lyon, coll. jésuite des Fontaines, s.c.) Chacun d'eux porte une planchette où est gravé son nom.

Une ville imprégnée de toutes les cultures et de toutes les confessions

Jusqu'alors, la cité n'a jamais attiré l'attention des étrangers, ni celle des missionnaires catholiques du temps de Matteo Ricci [note]Matteo Ricci (1552-1610) est un jésuite italien figurant parmi les tout premiers missionnaires qui ont pénétré en Chine en 1583, et ont fondé l'Eglise chinoise.Respectueux de la civilisation qu'il a découverte, il est souvent considéré comme le premier sinologue étranger. Il a fourni aux Européens l'une des premières descriptions précises de la Chine et offert aux Chinois une approche intellectuelle de l'Occident., qui lui préférèrent l'ordonnancement de la ville de Pékin. Mais le développement commercial de la ville est étroitement associé à sa région, le Jiangnan. Son essor repose sur l'approvisionnement en coton, ses richesses agricoles, ses échanges facilités par le réseau de canaux. Cette croissance repose sur l'entreprise et l'initiative privées. Une foule d'artisans, de colporteurs, de boutiquiers et d'agents itinérants contribuent au développement du port et de la cité.

A la différence des autres villes chinoises, Shanghai s'imprègne de toutes les cultures sans limites ni distinction de races. Ville ouverte, ville refuge, centre économique prospère, elle invite à l'aventure humaine, elle semble être le lieu de tous les possibles. L'originalité de la cité, c'est en effet son aspect composite et baroque. D'entrée, ce sont des milliers de Chinois qui s'activent à vous étourdir. Car si la ville est internationale, il faut préciser qu'en 1934, sur 3,5 millions d'habitants, elle ne compte que 19 000 étrangers dont 1 430 Français [note]Les étrangers les plus nombreux, sont alors les Russes (8 260), suivis par les Anglais (2 630), enfin par les Français, venus accompagnés par 980 Tonkinois.. La masse est donc chinoise et ce sont ces petites gens, les « laobaixing », qui interpellent le voyageur. Sur les docks, le père de Reviers observe comment on débarque, on charge, on mange, on chante, on porte. Les porteurs à palanches, coolies, vendeurs, brouettiers, tireurs de pousse, portefaix ne cessent de gesticuler. Les commerçants de Shanghai viennent de toutes les régions de Chine, mettant à profit les possibilités d'enrichissement qu'offre la ville. Ces exilés se regroupent en associations locales ou professionnelles qui structurent toute la communauté marchande.

Du point de vue religieux, là aussi, le « Paris de l'Orient » s'affiche comme un port ouvert à toutes les confessions. Catholiques, protestants, musulmans, juifs cohabitent avec les taoïstes, les bouddhistes, les animistes et tous les autres croyants. Par la convention de Pékin, la France a obtenu, en 1860, la protection de tous les missionnaires catholiques de Chine. Shanghai est alors le principal centre missionnaire de Chine, où les missions catholiques sont dominées par l'influence des Jésuites, et ce sont les Français qui fournissent le principal contingent de missionnaires. En 1932, la ville compte 41 000 catholiques, 7 paroisses et un très grand nombre de jésuites [note]L'aventure a commencé en 1152, quand saint François-Xavier échoue et meurt sur une île près de Canton. Après lui, des Dominicains, des Lazaristes, des Franciscains ont vainement tenté d'évangéliser la Chine. Mais ceux qui ont marqué le plus par leur présence et leurs écrits, sont les Jésuites aux XVIIe et XVIIIe siècles. Leur présence à Pékin, jusqu'au coeur du Palais ainsi qu'en province, fut au centre de querelles et de conflits entre les divers ordres religieux. Les Jésuites étaient la cible privilégiée d'ordres rivaux qui condamnaient leur laxisme et leur tolérance du culte du Ciel et des ancêtres chez leurs adeptes chinois convertis..

Scène de l'orphelinat de Sheng mu yuan, à Shangai (BM Lyon, coll. jésuite des Fontaines, s.c.). L'établissement était tenu par des religieuses françaises.

Renouant avec la tradition léguée par Ricci, ils sont installés depuis 1842 au coeur de la Concession française et à l'extérieur, au sud-ouest, à Xujiahui. C'est à partir de cette base que les missionnaires gagnent les provinces intérieures. Mission religieuse, certes, mais éducative avant tout, car les jésuites, en installant leurs collèges, visent à former les élites chinoises avant même de les convertir. Cet élitisme dans l'enseignement repose sur la complémentarité traditionnelle entre lettrés chinois et scientifiques européens depuis le XVIIe siècle. Leur oeuvre est aussi humaniste et caritative, et répond à un besoin d'aide sanitaire, à un moment où le gouvernement chinois, ébranlé par les rébellions intérieures et les agressions extérieures, n'est pas à même de protéger ses populations. Aubaine pour tous les religieux, en particulier pour les Jésuites qui s'engouffrent dans cette faille, et tentent de convertir le petit peuple à travers un enseignement de base. Le collège Saint-Ignace est créé dès 1849, pour venir en aide aux familles chinoises démunies, victimes d'inondations ou de famines. Les enfants y reçoivent une éducation pieuse en vue de devenir prêtres de la Compagnie. En 1936, Shanghai compte 523 écoles catholiques.

Mais parmi toutes ces institutions éducatives, L'Aurore, est le fleuron des établissements français implantés en Chine. Cette université a été créée en 1902 par la volonté d'un lettré chinois chrétien, Ma Xiangbo, ancien élève de Saint-Ignace. Dès 1890, l'idée est née de fonder à Shanghai une université française, sur le modèle de l'université Saint-Joseph de Beyrouth, dirigée par les jésuites. Une fois calmé le tumulte de la révolte des Boxers, qui menaçait en particulier les catholiques, ce nom d'Aurore incarne bien tous les espoirs de son fondateur. Après cinq ans d'enseignement, anglais, lettres, mathématiques et sciences naturelles, une querelle entre les pères jésuites et Ma Xiangbo, concernant la direction de l'institution, provoque la rupture. Les jésuites poursuivent alors leur oeuvre en imposant le français comme langue d'enseignement et en créant trois facultés : médecine, droit et lettres.

De son côté, Ma Xiangbo fonde la Nouvelle Aurore (Fudan) et, en 1912, le gouvernement républicain reconnaît officiellement l'université jésuite française. L'une des caractéristiques de L'Aurore est la double reconnaissance des diplômes par les deux gouvernements, chinois et français. Les « Auroriens » occupent des postes clefs, notamment en médecine et en droit, et s'expatrient en Europe où ils ont des situations importantes [note] Il existe encore une Association européenne des anciens de L'Aurore, basée à Dôle. L'université L'Aurore n°2, devenue l'université de médecine de Shanghai, est au coeur d'un important programme de coopération franco-chinoise de formation des médecins francophones.. C'est à L'Aurore que loge le père de Reviers. Avec le célèbre hôpital Sainte-Marie, qui accueille les diplômés de la faculté de médecine de l'Aurore, et le Musée Heude d'Histoire naturelle, qui échange de précieuses collections avec l'étranger [note]Le musée est l'oeuvre du père Heude, collectionneur d'insectes et de petits animaux qu'il capture en Chine et en Asie. En 1874, il est le correspondant du Museum d'Nistoire naturelle de Paris. , c'est donc tout un quartier où des oeuvres religieuses, caritatives, éducatives, sociales coexistent et se mêlent à la vie chinoise.

Un petit coin de France

A peine arrivé, et confortablement installé à l'Université l'Aurore, avenue Dubail, le père de Reviers recharge ses appareils et parcourt les quais de déchargement. En quelques jours, il croque les rues, les coolies au travail, les scènes de la vie quotidienne. Avenue Dubail, rue Lafayette, rue du Maréchal-Joffre ou du Général-Montauban, car les Concessions étrangères ont baptisé les rues du nom de leurs chefs militaires. Ce petit coin de France existe depuis 1849 et se distingue par son système d'administration autonome, sa propre police, son conseil municipal, ses écoles, ses hôpitaux, sa justice. Le consul a un rôle primordial, il est le représentant et le délégué direct de l'Etat. Contrairement aux autres nationalités, les Français ont résisté à l'absorption par les Britanniques de tous les étrangers, dans une grande concession internationale. Soucieux de leur identité, ils ont préféré garder leur autonomie.

Ces enclaves étrangères, sortes de verrues greffées sur un corps chinois, s'expliquent par le statut de la Chine qui n'est ni colonie, ni protectorat, ni comptoir. Malgré la pénétration étrangère, le gouvernement chinois, vaincu à la suite des guerres de l'opium (1840-1860), a plus ou moins maintenu sa souveraineté en accordant quelques concessions sur lesquelles les Occidentaux exercent leurs propres juridictions. Si bien qu'à Shanghai le dépaysement n'est pas tant celui d'un exotisme chinois, que celui produit par un mélange, curieux et riche, de civilisations différentes.

Axe de communication Nord-Sud, symbole d'unification de l'Empire, source nourricière de toute une population, le Grand Canal (Da Yun He), est une oeuvre pharaonique géniale, sans cesse remodelée, détournée et consolidée. Moins remarqué que la Grande Muraille, c'est pourtant une construction plus utile. La construction du Grand Canal est devenue le pivot politique de centralisation et d'unification de la Chine après des siècles de soulèvements. Le Canal exprime aussi une vision stratégique nouvelle qui implique une conquête territoriale, des mouvements démographiques ainsi qu'un développement économique et commercial à plus grande échelle. Avec cette centralisation politico-économique et territoriale, les dynasties Sui (581-618) et Tang (618-907) ont achevé l'intégration entre le Nord et le Sud. Le long fleuve est alors relié par le Canal impérial au Fleuve jaune. Le programme ambitieux des Sui est de centraliser la distribution de céréales dans tout l'empire pour faire face aux famines et aux aléas climatiques. Cette oeuvre n'exprime pas seulement l'unification mais aussi une marque indélébile de l'institution impériale elle-même, reliant le canal à l'Etat jusqu'à la fin de l'âge impérial (1911). Le Canal de transport du tribut impérial n'est donc pas sorti d'un coup du cerveau d'un ingénieur habile et il ne peut nullement être comparé aux canaux d'Europe, creusés régulièrement d'un fleuve à l'autre. Ce sont les circonstances qui l'ont imposé et il est l'oeuvre, sur plusieurs siècles, de millions d'hommes et de femmes.

Quand le père de Reviers emprunte le Grand Canal, seule la partie sud est active. Il chevauche toujours les deux riches provinces du Jiangsu au nord et du Zhejiang au sud. Il parcourt une zone d'une grande unité : paysages et climats, sols et genres de vie dessinent ici un domaine continu. Dans les années 1930, cette entreprise de génie technique permet d'assurer la circulation des marchandises, des secours en cas de disette, du sel produit dans les salines. Le trafic au sud du long fleuve est toujours très dense. La barque ou la jonque demeurent le moyen de déplacement par excellence. D'une dynastie à l'autre, de l'empire à la république, le Grand Canal est devenu ce grand régulateur modelé, sans cesse dragué et remanié dans son trajet, puis prolongé. Espace entre ciel et terre, entre terre et soleil, où tout un monde de particules, de poussières, d'hommes, de femmes et d'enfants, d'embruns et d'arômes nourrit la curiosité et stimule l'intelligence du regard.

Dans toute cette zone, de grands centres économiques ont fleuri et sont devenus de véritables carrefours dont la richesse n'est pas seulement économique, mais aussi culturelle. Cette région de fleuves et de lacs héberge, depuis plusieurs siècles, certains des plus grands artistes et hommes de lettres du pays. Le peintre, le calligraphe ou tout autre visiteur s'y rend en bateau par le Grand Canal.

L'image comme matériau d'analyse historique

L'originalité des photographies du « père Jo » est de nous offrir un panorama complet de la vie de ces bateliers, pêcheurs, paysans qui vivent entre ciel et eau. Il en a capté toutes les émotions, les gestes, la quotidienneté, sans regard inquisiteur. La disparition de l'auteur derrière son sujet révèle les qualités du reporter : le respect de l'autre et l'humanité. Peut-être ces vertus sont-elles autant celles de l'homme de Dieu que celles du photographe.

Vue du Bund de Shangai et alignement de limousines (BM Lyon, coll. jésuite des Fontaines, s.c.)

Pendant longtemps, la photographie n'a servi que d'illustration à l'histoire et non de matériau d'analyse venant compléter, enrichir ou contredire les textes. Depuis plusieurs années, l'Institut d'Asie orientale travaille avec l'université de Berkeley sur cette nouvelle approche de l'histoire, considérant l'image comme une source d'archives à part entière. L'auteur d'une photo a une intention, esthétique, alarmiste, caricaturale ou propagandiste. Selon les sources, l'historien est donc confronté au message que transmet la photographie. De nombreux albums retrouvés dans les archives diplomatiques témoignent le plus souvent du rôle prestigieux de la France à l'étranger, alors que les albums privés ou d'amateurs offrent une intimité et une spontanéité qui nous apprennent beaucoup sur le contexte historique, celui dans lequel des millions d'hommes et de femmes se construisent. C'est sur ces fonds variés et sur cette nouvelle démarche que nous construisons nos bases de données, que nous souhaitons rendre accessibles aussi bien aux chercheurs qu'aux curieux de tous bords.

Les amateurs de photographies, comme les historiens ou les chercheurs, pourront exploiter ce fonds inédit qui complète merveilleusement les tirages sur papier des OPM et nous renseignent non seulement sur la présence des jésuites à Shanghai et en Chine, mais surtout nous offrent un patrimoine visuel que les Chinois eux-mêmes devraient inscrire sur la liste de leurs trésors. Après un classement thématique, deux publications et la préparation d'une exposition, notre travail se poursuit par la création d'une base de données, qui réunit et analyse tous les éléments iconographiques, textuels ou animés, collectés auprès de différentes institutions et de la famille du « père Jo. » A l'heure où la Chine se tourne vers l'avenir, il faut savoir comment elle était à toutes les époques, pour comprendre ce qu'elle est devenue et la part invisible d'elle-même qu'elle garde de son passé et qu'il faut préserver.