Vouloir, Penser, Sentir

La bible du collectionneur, selon unE fidèle donatrice de la Bibliothèque, en marge de sa collection Appian.

Vouloir, penser, sentir. Si ces trois volets s'adaptent parfaitement aux artistes, ils sont valables au niveau des collectionneurs. Il faut d'abord «vouloir» l'acquisition d'un objet, d'une oeuvre d'art, une première pièce, puis une deuxième, une troisième, une dixième, qui, très vite deviendra une trentième et cela sans qu'aucune fin ne se déclare dans le désir de possession. L'acte de vouloir est la base première de la collection. La deuxième étape, c'est « penser » sa collection, c'est-à-dire l'orienter en fonction de ses envies, de ses états d'âme, et, pour cela, il faut aussi réfléchir avant d'acheter, donc penser. Enfin, le troisième volet de la trilogie de base de la collection, c'est « sentir », ressentir l'instant où l'objet ou l'oeuvre d'art doit vous appartenir, quel que soit le risque à prendre. Ce dernier volet est le principal atout du collectionneur, car c'est lui qui déclenche la véritable raison, la justification d'une collection qui est accumulation des pièces recherchées. Il y a deux formes d'accumulation, celle que je nommerai impure, qui est destinée à la revente, à la spéculation. Puis il y a l'autre aspect, plus cérébral, qui consiste à posséder le maximum d'éléments pour en jouir personnellement, en esthète, sans but lucratif. C'est cette dernière forme de collection que j'ai recherchée.

Madame Colette E. Bidon entre Messieurs Raymond Barre, Maire de Lyon, et Patrick Bazin, directeur de la Bibliothèque de Lyon, lors de l'inauguration de l'exposition Balthazard-Jean Baron, en octobre 1999 (BM Lyon, Photographie Didier Nicole)

Lyonnaise de naissance et de coeur, j'aime citer ces quelques lignes d'un critique d'art du début du XXe siècle, lyonnais, André Gayot :

Qu'importe aux artistes (ou collectionneurs) l'appréciation d'autrui, ils ne perçoivent que les rumeurs du monde extérieur, ils marchent, sans repos, vers leur but. Ils « veulent ». S'ils ont quelque hésitation, alors ils se souviennent d'un texte de Dante ... qu'aucun de tes pas ne s'abaisse, continue de gravir le mont ». Alors, ils réfléchissent, ils « pensent ».

Ce sommet gravi, ils se reportent à Pétrarque qui leur livrera ces paroles de saint Augustin :

et les hommes vont admirer les hautes montagnes, les flots de la mer qui s'agite au loin, les torrents qui roulent avec fracas, l'immense océan et le cours des astres, et ils s'oublient eux-mêmes dans cette contemplation...

Alors, Pétrarque fermera le livre et gardera le silence. Il médite et il « sent ».

Par artiste interposé, le collectionneur suit cette même voie, il veut, il pense, et il sent ce que ressent l'artiste, si son âme est pure. Une osmose se crée entre le créateur et le collectionneur avide des oeuvres du créateur. Et, comme l'oeuvre d'art ne doit jamais se répéter, le génie artistique - la passion du collectionneur - consiste à créer - donc à acquérir - quelque oeuvre entièrement originale chaque fois différente de la précédente. On voit ainsi que le lien qui unit le collectionneur et l'artiste est très puissant et constitue une harmonie palpable entre ces deux activités, l'artiste ayant besoin du collectionneur pour survivre dans le temps et le collectionneur rejoignant l'artiste dans ses idées créatrices.

L'étang de Virieun, par Adolphe Appian. Eau-Forte, 1er état, épreuve avant la letrre, 1897 (BM Lyon, F19APP008127)

Des oeuvres que l'on côtoie, avant de se les approprier

Il faudrait pouvoir écrire l'histoire d'une vie pour approfondir ce qui pousse un être humain à accumuler des papiers, qu'ils soient autographes, dessins, gravures, cartes postales ou documents divers témoignant d'actes passés. Histoire mythique d'une vie consacrée aux travaux de la main et aux encres de toutes sortes. Histoire d'artistes multiples qui, pour notre bonheur, ont créé des oeuvres que l'on côtoie avant de se les approprier. Il faudrait des dizaines de pages pour narrer les recherches, les joies, parfois les déceptions de cet amateur qui joue avec le temps, faisant revivre en son domaine personnel la propre vie d'artistes qui l'ont touché. Il faudrait encore beaucoup d'autres pages pour décrire les techniques de ces artistes graveurs, de ces écrivains qui ont laissé leur empreinte sur une lettre ou sur un document, de ces chercheurs qui ont annoté des ouvrages plus ou moins précieux, et de ces feuilles volantes qui ont traversé les âges.

Les sources de l'Albarine, par Adolphe Appian. Eau-forte, 3ème état, épreuve avant la lettre, 1870 (BM Lyon, F19APP008134)

Mais l'amateur qui s'adresse à vous, lecteurs, n'a que quelques pages pour faire ressurgir un passé d'amour de l'art entièrement voué à sa ville natale, Lyon. Il rédige ainsi une sorte d'encyclopédie de la Cité, classée maintenant dans des cartons à dessins, des classeurs, des carnets ou parfois de simples pochettes transparentes, pour en assurer la protection et la survie. Devant l'immensité de ce travail, l'amateur doit se résoudre à élaguer son texte pour le réduire à des dimensions raisonnables. Cependant, il va tenter de vous décrire ce mini Cabinet des Estampes qu'il a installé dans son appartement, pour lui seul. Car l'oeuvre d'art est possessive comme l'amateur qui la collectionne dans ses multiples, et qu'il s'efforce parfois d'ouvrir à ses amis.

Les gravures, par exemple, narrent les sentiments des peintres. On peut élaborer leurs joies ou leurs peines à travers l'expression de l'image qu'ils nous imposent. Ils sont issus du temps qu'ils ont su traduire sur leurs planches, de la présence d'êtres humains ou animaliers qui peuplent leurs images, et ils savent nous imposer leurs recherches du site gravé dans le métal par l'eau-forte ou la pointe sèche, dans une splendeur que sait reconnaître l'amateur de gravures. Le travail en noir et blanc permet de créer un pont commun entre l'artiste et l'amateur, ce noir et blanc tellement travaillé dans les tailles d'une gravure que l'on peut aussi y voir le vert des arbres, des prairies, les rochers colorés et les bleutés des horizons. Magie de l'imagination, mais surtout talent du graveur qui apporte l'éclat de la lumière ou l'obscurité des ombres, sans avoir à utiliser la palette du peintre. Alchimie des gestes des personnages qui font revivre l'instant vu et vécu par l'artiste, permettant aux amateurs de recréer l'ambiance d'un siècle en arrière, dans une société différente dans sa vêture, et dont l'artiste a laissé des traces réelles, enfermant l'oeuvre dans un encadrement bordé de blanc, les marges. La douceur du papier que l'on palpe avec précaution pour ne pas le froisser, avec tendresse, presque avec sensualité, fait partie des joies sereines et secrètes du collectionneur. Il faut une certaine délicatesse pour appréhender une gravure, car l'artiste y a laissé un peu de son âme, qu'il convient de respecter.

Entrée de Lyon par le quai de Vaise, par Balthazard-Jean Baron, 1858 (BM Lyon, F19BAR008001)

L'une des curiosités les plus précieuses d'une gravure, consiste en l'ajout par l'artiste, en général dans la marge du bas, de diverses mentions, le chiffre concernant le nombre d'épreuves tirées, un autre désignant les états, d'autres notant l'heure ou le jour de la création, l'emplacement du site. Toutes ces précisions sont inscrites au crayon, comme si l'artiste craignait de salir le papier ou de nuire à sa gravure en étouffant son sujet. Les plus belles gravures sont d'ailleurs celles qui sont annotées par l'artiste, tissant un lien complémentaire avec l'amateur qui est pris au piège et va s'efforcer de recueillir d'autres pièces annotées, surtout avec la signature manuscrite de l'artiste ! Mystère de la communication avec l'au-delà, avec l'artiste, qui vous pousse à aller toujours plus loin dans les recherches d'oeuvres absentes de la collection.

Trois pêcheurs dans la rivière, par Balthazard-Jean Baron lavis de sépia sur papier beige, s.d. (BM Lyon, Ms. 6922, fol. 85)

Le déclic inattendu

Nous en arrivons enfin à la question fondamentale : qu'est-ce qu'un collectionneur ? Sobrement, le Littré le définit comme « celui, celle qui fait des collections ». Vérité de la Palisse complétée par ce savant ouvrage qui entre plus avant par la précision du mot collection, « recueil de plusieurs ouvrages ou des divers numéros d'une publication ou de diverses pièces en morceaux ». Plus particulièrement, au XVIe siècle, la collection était ainsi définie par Estienne de la Roche, dans Arismétique f° 42 « nombre est pris icy largement, en tant qu'il est collection de plusieurs unités ».

Sixième parole : Tout est consommé, série "Les sept paroles de Jésus en croix "(suite de 8 estampes), par Marcel Roux (BM Lyon, F20ROU004010)

Comment devient-on collectionneur ? Par diverses orientations, dont la plus rationnelle est le déclic inattendu qui vous absorbe totalement. La collection d'Adolphe Barthélemy Appian, entre autres réunies, l'artiste lyonnais talentueux dont il a fallu 40 ans pour réunir une grande partie des planches gravées et lithographiées, est due à un enfant de 10 ans qui offrit un jour à sa maman, pour le 1er de l'an, un ouvrage illustré d'une des gravures d'Appian, « Marine aux mouettes », n° 64 du catalogue de l'oeuvre gravé établi par Paul Prouté et Atherton Curtis, fervent admirateur de l'artiste, illustrant en hors texte un recueil de poèmes Provençales d'Alfred Gabrié, épreuve signée en haut à droite et datée 1874. Cet ouvrage fut découvert dans la boîte d'un bouquiniste des quais de Seine, que fréquentait régulièrement son père. La petite gravure, d'une infinie délicatesse, déclencha un phénomène émotionnel intense et une passion réelle pour l'oeuvre de l'artiste lyonnais. La collection d'Appian venait de naître.

Les mains de la mort s'approchent, série "Lazare le ressuscité" (suite de 15 estampes), par Marcel Roux, 1908 (BM Lyon, F20ROU003991)

Les recherches furent facilitées par l'emplacement du collège et du lycée des enfants, l'Ecole Alsacienne, sise dans le 6e arrondissement de Paris. Le 6e regroupe la plupart des marchands d'estampes de la capitale. Il est le fief des galeries de notoriété internationale, telles celles de Paul Prouté, de Raymond Michel ou de Marcel Lecomte. Au fil des années, ces marchands devinrent des amis susceptibles de guider et d'orienter, de former et d'expliquer l'eau-forte, la pointe sèche et les diverses techniques de la gravure. Car, si le collectionneur novice connaissait bien l'oeuvre peinte de l'artiste, les gravures lui étaient totalement inconnues, tant le monde de la gravure est secret et complexe.

Les après-midi, avant la sortie des classes, étaient consacrés à la poursuite des oeuvres d'Appian, ou des artistes lyonnais du XIXe siècle. Nous nous contenterons ici d'Appian puisqu'il est la cause première de cet articule! Combien de cartons a-t-il fallu consulter pendant tant d'années pour découvrir une épreuve nouvelle? Combien de kilomètres parcourus pour aller visiter les marchands spécialisés, cités plus haut, combien de déplacements à Drouot pour étudier les catalogues, voir les oeuvres, assister aux enchères et parfois aboutir au succès, c'est-à-dire à l'acquisition de l'oeuvre convoitée, en luttant parfois contre des marchands hostiles à la présence d'un particulier qui venait s'interposer dans leur monde fermé et réservé !

Combien de stress lorsque l'enchère était emportée à un prix raisonnable. Et combien de critiques de ces marchands qui voyaient arriver une passionnée de l'Ecole lyonnaise, qui en accumulait les oeuvres, alors que pour le prix d'un certain nombre d'entre elles il aurait été possible parfois d'obtenir déjà l'oeuvre d'un artiste reconnu à Paris. « Vos petits Lyonnais » disait avec un certain sourire le grand marchand Raymond Michel qui devint pourtant le meilleur ami de la famille jusqu'à sa mort... Les «petits Lyonnais» ont depuis fait leur chemin. Leur accumulation a permis d'en sortir un certain nombre de l'enfer de l'oubli, tels B.J. Baron, Paul Borel, Marcel Roux ou L.H. Allemand, tous reconnus maintenant, présents même sur Internet, avec publications aux Nouvelles de l'Estampe, à la Bibliothèque nationale rue de Richelieu, dans la revue Gryphe à la Bibliothèque municipale de Lyon, et dans de nombreuses revues artistiques, avec expositions cataloguées.

En ce qui concerne Adolphe Appian, son nom n'est pas à reconnaître, il est plus recherché en Angleterre et aux USA qu'en France !

Le chariot, par Louis-Hector Allemand Eau-forte, 4ème état, 1849 (BM Lyon, F19ALL005319)

Le rôle du collectionneur

Collectionner n'est pas suffisant pour qui aime l'art et les artistes. Il faut, nous venons de le voir, faire apprécier les artistes, souvent même les faire reconnaître, car presque tous ont eu autrefois leurs moments de gloire et de célébrité. Il est nécessaire de faire ressurgir du passé leur vie, leurs actions, leurs expositions, parfois leurs écrits, donc de révéler au public intéressé, tous les éléments susceptibles de les voir revivre dans un monde moderne. C'est donc à ce moment qu'il faut ajouter à la recherche des oeuvres, la chasse aux documents.

La première action qui s'avère judicieuse est alors de fréquenter les bibliothèques qui abritent la plupart des archives existantes, et en particulier la Bibliothèque nationale qui regroupe l'ensemble des dépôts légaux des ouvrages écrits et gravés.

C'est à la B.N. que j'ai fait mes premiers pas en matière de documentation. Par l'intermédiaire de Paul Prouté, j'eus la chance inespérée de me lier d'amitié avec Claude Bouret, le Conservateur en chef du département des estampes du XIXe siècle au Cabinet des Estampes. Ce dernier me servit à la fois de guide et de conseil, m'orientant sur les ouvrages à consulter, sur la manière de travailler dans ce lieu privilégié, lieu culte du silence et de la concentration, au point que le Cabinet des Estampes devint mon second domicile. J'en pénétrai l'âme secrète, les coulisses prestigieuses, trouvant à chaque instant un appui précieux auprès de tous les collaborateurs du Cabinet des Estampes. Monsieur Adhémar, Monsieur Melot, Madame Beaumont-Maillet, les successifs dirigeants du Cabinet des Estampes, m'apportèrent leur soutien dans mes travaux.

Durant des heures, je pouvais me plonger dans l'oeuvre d'Appian en feuilletant les albums enfermant ses gravures, en découvrir les états, apprendre à décortiquer une estampe en notant la moindre différence d'une épreuve à une autre, préciser les papiers ou les encres utilisés avec, pendu au bout d'une chaîne, l'indispensable loupe grossissante, compte-fil, pour ne rien laisser passer. Et c'est à force de faire défiler devant mes yeux les gravures d'Appian - à l'époque on pouvait encore travailler avec les gravures originales, et non par écran interposé - que sa personnalité s'affirmait, s'humanisait, reprenait vie près de 65 ans après sa mort.

Devant ce désir fou et illimité d'acquérir des estampes et des dessins d'artistes lyonnais du XIXe siècle, Paul Prouté me proposa d'établir avec lui le catalogue illustré de l'oeuvre gravé d'un autre lyonnais du XIXe siècle, bien oublié, Louis Hector Allemand, dont il possédait un fonds d'atelier. La même passion me submergea lorsque le grand marchand me proposa de travailler, au premier étage de sa Galerie, dans son bureau cerné de toutes parts de rayonnages emplis de cartons de gravures : ceux de L.H. Allemand, mais aussi ceux de Balthazar Jean Baron, au milieu des grands noms de la gravure, reposaient ici depuis plus de 50 ans, répartis sur plusieurs mètres !

L'étang de la Dombes, par Louis-Hector Allemand. Eau-forte, 1er état, 1869 (BM Lyon, F19ALL005339).

C'était là l'occasion inespérée de remplir mon rôle de collectionneur désireux de faire connaître aux autres un personnage demeuré en arrière du monde de l'Art. Bien sûr, j'achetai un certain nombre de gravures de l'artiste ... beaucoup d'oeuvres car l'élève attentive et la cliente fidèle ne faisaient qu'un : la plupart des pièces de ma collection sort d'ailleurs de chez Paul Prouté. Je pus ainsi apprendre les diverses techniques de la gravure, sous la houlette de mon professeur qui m'initia aux mystères de l'établissement d'un catalogue, tout en poursuivant mes achats lyonnais. En cette époque reculée, il était encore possible de se faire plaisir en achetant des estampes à des prix raisonnables. Le magasin de Prouté regorgeait d'oeuvres d'artistes lyonnais. Je ne comprenais pas pourquoi il y en avait tant. Depuis j'ai réalisé que pendant les années glorieuses, le Lyonnais n'achetait pas les oeuvres d'artistes lyonnais. Il venait à Paris recueillir des oeuvres susceptibles de prendre de la valeur, donc s'orientait sur des noms parisiens ou de grands noms étrangers. Pour ma part, naïvement, je continuai mes achats, comme tous les novices en matière d'estampes. Mais dans mon cas, c'était plutôt une forme de chauvinisme...

Bibliothèque nationale et Cabinet des Estampes, marchands, courtiers qui relancent sans arrêt, foires diverses, salles des ventes dans lesquelles se trouvaient parfois des pièces inconnues, se succédèrent à un rythme de plus en plus accéléré.

Bien sûr, j'ai commis des erreurs. Il m'est arrivé de choisir parfois le meilleur état, mais lorsque le prix dépassait les limites que je m'étais fixées pour acquérir une oeuvre, je choisissais un deuxième état, voire un troisième. J'étais ignorante du mot « valeur », et je ne savais pas encore que le premier état était peut-être le plus cher, mais aussi le plus recherché, le plus convoité. J'ai beaucoup regretté plus tard la gravure d'Appian « Marais de la Burbanche », grande planche, n° 49 du catalogue de Prouté et Curtis établi en 1968, très coûteuse à l'époque, et que je n'ai jamais retrouvée par la suite

Un appartement envahi

Après l'acquisition des oeuvres, une autre étape se présente inéluctablement. Il s'agit de l'étape des libraires. II fallut s'inscrire chez tous les libraires vendant leurs ouvrages par correspondance, ouvrages anciens aussi bien que livrets récents concernant les artistes lyonnais, voire la ville de Lyon. En quarante ans, une bibliothèque avait vu le jour, avec des centaines de pièces lyonnaises, ouvrages précieux aussi bien que documentaires, qui couvrirent les murs d'une puis de deux pièces, envahissant l'appartement, diminuant la largeur des couloirs... Mais il était possible maintenant de travailler, d'écrire sans déplacements devenus difficiles, l'âge étant venu... Enfin vint l'heure du classement, il fallut acheter des cartons, préparer les marie- louise, répertorier les oeuvres, en établir le catalogue, tout un travail matériel s'ajoutant ainsi à la recherche permanente d'autres gravures, d'autres dessins, d'autres documents.

L'arche de pierre, par Louis-Hector Allemand. Eau-forte, 3ème état, 1849 (BM Lyon, F19ALL005339)

Peu à peu les gravures d'Adolphe Appian s'étaient entassées, celles des autres graveurs ou dessinateurs lyonnais prenaient place dans leurs cartons respectifs. Le soir venu, une « Exposition » des oeuvres acquises était organisée dans la salle à manger, sur un canapé face à la table du repas. Puis tout rentrait dans l'ordre, les dernières venues allaient rejoindre dans les cartons, les plus anciennes...

Dès le démarrage de la collection d'Appian, j'avais acheté le catalogue de l'oeuvre gravé de l'artiste, établi en 1963 par Paul Prouté et Atherton Curtis. Dès cet instant, je le « farcissais» de tous les renseignements collectés, notant les prix des marchands pour chaque état, à chaque nouveau catalogue envoyé, avec les dates correspondantes, les prix en salles de vente et de nombreux autres documents. Pendant quarante ans, le catalogue multiplia par 7 ou 8 son épaisseur d'origine, mais j'avais rempli mon rôle : Appian revivait chaque semaine d'un ou plusieurs éléments nouveaux. C'était la courbe artistique et marchande de l'artiste, longtemps après sa mort, qui surgissait dans ces feuillets comprimés, les soubresauts de sa côte apparaissaient nettement et le mythe Appian se « peaufinait » de jour en jour.

Les années ont passé. Que faire de toutes ces oeuvres, stockées dans un appartement devenu lieu de mémoire pour les artistes lyonnais du XIXe siècle. Les enfants n'ont plus le même goût de l'art, leur vie ne correspond plus à celle que nous avons connue... Je songeai alors à les mettre en vente. Tout m'y poussait, elles étaient répertoriées, cataloguées. Vente de la collection d'estampes de CEB, critique d'art ! C'était tentant. La pensée m'en est venue. Puis le regret de cette pensée. Comment pourrait-on disperser une collection que l'on a mis près d'un demi-siècle à réunir ?

C'est ainsi que mon mari et moi-même avons pris la décision de faire don de ces longues années de recherches et d'acquisitions à la Bibliothèque municipale de la Part Dieu, à Lyon, lieu de décès de l'artiste. Les Conservateurs de cette institution ont déjà su mettre en valeur, en 1999, l'oeuvre du dessinateur et graveur Balthazar Jean Baron. Ils sauront un jour refaire découvrir celle d'Adolphe Appian, ce talentueux graveur lyonnais du XIXe siècle, en mettant à la disposition d'éventuels chercheurs les oeuvres déposées dans leur prestigieuse Bibliothèque. Nous leur léguons cette opportunité.