Sur la piste du manuscrit 539

Etude d'un témoignage méconnu de l'enluminure parisienne, conservé à Lyon

En 1920, la Bibliothèque de la Ville de Lyon organisait une exposition de manuscrits à peintures faisant partie de sa collection. Parmi les livres présentés figurait un psautier hymnaire du XIIIe siècle conservé sous la cote 539. La description sommaire de ce livre se trouve dans le catalogue de l'exposition, alors dressé par l'abbé Victor Leroquais bibliste connu et spécialiste éminent des manuscrits médiévaux [note]V. Leroquais, Bibliothèque de la ville de Lyon. Exposition de manuscrits à peintures du VIe au XVIIe siècle, Catalogue descriptif, Lyon 1920, p. 12-13 (n. 10).. Trois ans plus tard, le même auteur publiait un petit livre consacré entièrement au manuscrit en question et contenant un grand nombre de reproductions de sa décoration peinte [note]Idem, Le Psautier de Jully, Lyon, 1923. Enfin, en 1940, l'ecclésiastique présentait les résultats de cette analyse, dans son ouvrage sur les psautiers manuscrits des bibliothèques publiques de France [note]Idem, Les psautiers manuscrits latins des bibliothèques publiques de France, vol. 1, Mâcon, 1940-41, p. 232- 236 (n. 197)..

Apparition du Christ à Sainte Madeleine, intiiale historiée dans le Psautier de Jully-sous-Ravières, XIIIème siècle (BM Lyon, Ms. 539, fol. 241 v°)

Le livre qui nous intéresse est un manuscrit de 248 feuillets de parchemin, mesurant 214 x 148 mm, écrit en latin sur deux colonnes de 20 et 21 lignes. Le texte et la décoration du livre ont été réalisés en plusieurs étapes. La partie principale (ff. l-229vo) comporte un psautier hymnaire précédé d'un calendrier à l'usage, identifié par Leroquais comme étant celui de Jully-aux-Nonnains : un monastère féminin de l'ordre bénédictin situé dans le diocèse de Langres. La décoration peinte de cette partie du manuscrit, comprend 24 médaillons du calendrier, 12 miniatures à pleine page et 10 initiales du psautier. Les indices liturgiques ont permis à Leroquais de dater ce psautier : la présence dans le calendrier de saint François, canonisé en 1228, marque le terminus post quem de l'exécution de l'oeuvre [note]Ibidem, p. 233 ; 12 leçons des offices dans le calendrier témoignent de sa provenance monastique. Deux autres mentions, Petrus prior Iuliaci (12.10, bienheureux Pierre de Jully) et Dedicatio ecclesie Iuliaci (13.10) indiquent que le manuscrit a été exécuté à l'usage du monastère de Jully..

La partie psautier de ce manuscrit, quoique très intéressante, ne sera cependant pas l'objet de la présente analyse. Notre intérêt s'est porté sur une partie bien précise de l'ouvrage : un fragment contenant 15 feuillets, réalisé et relié au psautier postérieurement (ff. 230-244). Déjà Leroquais, en examinant ces feuillets, a constaté que leur décoration « forme un groupe à part ». Il a remarqué que ces enluminures d'excellente facture [...] trahissent un art plus avancé, plus savant, plus raffiné que ce qui précède. Il a signalé la ressemblance de leur coloris, « aux nuances foncées », à celui des vitraux de l'époque. Toutefois, il n'est pas parvenu à préciser le milieu artistique dans lequel elles ont été exécutées. A son avis, la décoration de ce fragment du manuscrit « accuse la fin du XIIIe siècle ».

Apparition du Christ à sainte Madeleine, Evangéliaire de la Sainte-Chapelle (BnF, département des manuscrit occidentaux, Latin 8892, fol.12)

L'opinion de Leroquais à propos de la date d'exécution des feuillets en question, a été reprise dans la littérature postérieure, entre autres par Françoise Cotton, auteur du catalogue des manuscrits enluminés de la Bibliothèque de Lyon, paru en 1965 [note]F. Cotton, Les manuscrits à peintures de la Bibliothèque de Lyon, Essai de catalogue, Paris, 1965, n. 14.. Pourtant, déjà, un bref examen de nos folios permet de mettre en question ce jugement et, comme nous le verrons tout de suite, de songer à une date bien antérieure à celle proposée par le chercheur. En même temps, l'excellente qualité artistique de ces enluminures, nous incitera à faire des recherches sur leur provenance artistique, question qui est jusqu'à présent demeurée sans réponse.

Plis en cuvette

Le texte qui figure sur nos feuillets, constitue un recueil d'hymnes, d'antiennes et d'oraisons en l'honneur des principaux événements de la vie du Christ et de la Vierge, dont chacun est orné d'une initiale historiée pour la plupart introduites par une rubrique [note]Cette partie du manuscrit a été certainement exécutée pour une femme - ce sont des prières rédigées primitivement au féminin, corrigées ensuite et mises au masculin qui en témoignent (p. ex. la prière O intemerata au fol. 239vo). Les folios qui clôturent le livre (fol. 244vo-248vo) comportent des oraisons écrites de mains différentes, mais sans doute contemporaines à celle qui précède (il s'agit de trois oraisons à Dieu le Père au fol. 244vo, de Subvenite sancti Dei au fol. 246 et des oraisons à la Vierge au fol. 248vo). Nous trouvons, là aussi, des prières au féminin mises postérieurement au masculin (fol. 244vo et 248vo). On peut supposer que la destinataire du manuscrit était une nonne de Jully et c'était peut-être elle qui a commandé des textes supplémentaires. Plus tard, le livre aurait dû se trouver entre les mains d'un homme pour lequel a été modifiée la rédaction de certaines prières.

Un tel contenu textuel répondait bien à la dévotion privée du clergé censé réciter tout le psautier pendant une semaine. Les hymnes chantés dans la liturgie des heures canoniales, étaient souvent joints au psautier à l'époque qui précédait la constitution du bréviaire; le psautier hymnaire jouait donc souvent le rôle du livre de prières pour le clergé. Des offices et oraisons supplémentaires étaient fréquemment ajoutés au psautier pour satisfaire à la piété individuelle du destinataire du livre.

. De toute évidence, ces compositions ont été réalisées par un seul artiste. Le nombre de représentations figurées dans ce texte, pourtant de longueur relativement restreinte, est considérable : 16 folios ont été décorés de 50 enluminures! [note] L'abondance de la décoration peinte, qui joue ici un rôle nettement prépondérant par rapport au texte qui l'accompagne, permet de supposer que cette partie du manuscrit a servi à la méditation à travers les images. Ce codex est un exemple précoce d'un type particulier du livre de dévotion, sorte de légende en images dont des témoins nous trouvons dans l'enluminure franco flamande à partir de la deuxième moitié du XIIIe siècle. Le programme iconographique de ce remarquable manuscrit fera l'objet d'une analyse séparée.

Au niveau du style, notre manuscrit s'apparente à des oeuvres exécutées à Paris durant la première moitié du XIIIe siècle. Le trait distinctif de ces travaux est la façon spécifique de peindre les draperies dont les plis, mous et épais, prennent la forme de fines canules leur conférant un caractère tridimensionnel. Ce style des «plis en cuvette» nommé par des chercheurs allemands le « Muldenfaltenstil » - le style des « plis vallonnés » -, est apparu dans la peinture livresque, à Paris, au début du XIIIe siècle. Peu de temps après il a été adopté par tous les ateliers d'enluminure parisiens où il a dominé jusque vers le milieu du siècle. [note]Voir: R. Branner, Manuscript Painting in Paris During the Reign of Saint Louis, Berkeley-Los Angeles-London, 1977 (particulièrement p. 22-26) et The Year 1200, cat. de l'exposition, New York, 1970 2 vol.

Apparition du Christ à Sainte-Madeleine, Evangéliaire de la Sainte-Chapelle (BnF, département des manuscrits occidentaux, Latin, 8892, fol. 12)

Nous observons cette manière de faire chez l'enlumineur de notre oeuvre : il peint les draperies ayant des plis mous et tuyautés, doucement ondulés qui mettent en relief les silhouettes des personnages représentés.

Néanmoins, dans sa façon de traiter les draperies, nous remarquons déjà l'évolution vers une certaine simplification. Les plis ne sont pas si serrés et profonds et le modelé trop peu contrasté pour faire ressortir l'aspect spatial des vêtements. La manière de notre artiste, quoiqu'elle appartienne au style des « plis en cuvette », s'éloigne donc de sa phase classique qui nous est connue par de nombreuses oeuvres exécutées pendant les années 1220-1230, tels que le fameux recueil d'esquisses de Villard de Honnecourt (Paris, BnF, ms. fr. 19093) ou les deux Bibles moralisées aujourd'hui conservées à Vienne (Ôsterreichische Nationalbibliothek, mss. 2554 et 1179).

Le Christ chez Marthe et Marie, initiale historié dans le Psautier de Jully-sous-Ravières, XIIIème siècle (BM Lyon, Ms. 539, fol. 235 v°)

Le style que nous venons de décrire, c'est-à-dire une version un peu relâchée de la pratique des « plis en cuvette », apparaît parmi les travaux des artistes qui ont collaboré à la décoration de la Bible moralisée dite OPL (partagée actuellement entre les bibliothèques à Oxford, à Paris et à Londres, d'où son nom) [note]Oxford, Bodieian Library, ms. 270b; Paris, BnF, ms. lat. 11560; Londres, BL, ms. Harley 1526 et 1527. . On le trouve aussi dans le premier Evangéliaire de la Sainte-Chapelle, manuscrit fort apparenté au milieu artistique de la Bible OPL, précisément dans sa première partie réalisée pendant le deuxième quart du siècle dans le « Muldenfaltenstil ». C'est aussi dans ce manuscrit-ci que l'on trouve les plus importantes analogies de l'iconographie et du style, pour notre codex de Lyon.

Le Christ chez Marthe et Marie, Evangéliaire de la Saint-Chapelle (BnF, département des manuscrits occidentaux, Latin 8892, fol. 13)

L'Evangéliaire de la Sainte-Chapelle, conservé dans la Bibliothèque nationale de France sous la cote ms. Lat. 8892, est orné d'une trentaine de miniatures illustrant les passages de la Bible lus pendant les principales fêtes de l'année liturgique. Parmi de nombreuses peintures qui décorent les deux manuscrits, nous en relevons plusieurs qui accusent une similitude frappante. La première scène que j'aimerais évoquer à ce propos, est Noli me tangere (fol. 241vo dans le psautier de Lyon et fol. 12 dans l'Evangéliaire de Paris). L'enlumineur du psautier [fig. 1] a peint des personnages grands aux silhouettes un peu élancées, remplissant entièrement l'espace de la scène. Marie-Madeleine se tient à genoux sous un arbre, elle tend ses mains jointes vers le Christ. Le Sauveur, vêtu d'une longue robe couverte d'un manteau, une croix à la main, dirige les yeux vers la sainte. On voit des plaies sur ses mains et ses pieds nus. L'arbre à deux troncs penchés qui délimite l'espace de la scène remplit le vide au-dessus de la sainte agenouillée. La scène correspondante dans l'Evangéliaire de la Sainte-Chapelle est traitée de façon semblable [fig. 2]. Le peintre ne laisse pas non plus d'espace vide : ici aussi l'image est remplie de grandes figures sveltes et la place libre au-dessus de leurs têtes, est comblé par des troncs d'arbres.

Arrestation du Christ, initiale historiée dans le Psautier de Jully-sous-Ravières, XIIIème siècle (BM Lyon, Ms. 539, fol. 237)

Les poses des personnages représentés dans les deux scènes démontrent une similitude saisissante. Surtout l'attitude du Christ, la courbure de son corps, la disposition des mains dont la gauche embrasse le haut de la croix et la droite, un peu soulevée, semble toucher à la hanche, enfin, les vêtements des deux personnages, drapés de cette façon que la ressemblance entre les deux n'est sûrement pas accidentelle - tout cela crée des liens entre les deux représentations et laisse supposer que leurs auteurs ont puisé à la même source iconographique.

Flagellation du Christ, initiale historiée dans le Psautier de Jully-sous-Ravières, XIIIème siècle (BM Lyon, Ms. 539, fol. 237 v°)

Trois scènes et deux livres

Une autre scène qui devrait être évoquée ici est le Repas dans la maison de Marthe (fol. 235vo du psautier, fig. 3 et fol. 13 de l'Evangéliaire, fig. 4). Les deux versions de cet épisode représentent quatre personnages. Trois d'entre eux sont installés à table : le Christ, figuré à gauche, s'adresse à deux hommes assis à son côté. Marthe qui se tient debout à l'extrême gauche de l'image, près de la table, regarde les convives. La composition de ces deux scènes, de même que le choix de détails et des accessoires, sont très similaires. Des ressemblances se manifestent dans la disposition des personnages, dans le rapport entre eux- mêmes, dans leurs vêtements et les gestes, enfin dans la représentation de Marthe : ici et là, elle est vêtue d'un long habit ceint à la taille, une grande clef pend de sa ceinture, sa tête est couverte d'un couvre-chef blanc. Elle reste à l'écart ; elle vient d'entrer dans la pièce avec une cruche à la main, comme si préparer le repas valait plus qu'écouter les paroles du Christ.

Le baptême du Christ, initiale historiée dans le Psautier de Jully-sous-Ravières, XIIIème siècle (BM Lyon, Ms. 539, fol. 234 v°)

Enfin, une autre enluminure que j'aimerais analyser est une initiale quadripartite du fol. 21 de l'Evangéliaire de la Sainte-Chapelle [fig. 5]. Elle représente quatre épisodes dont trois ont été figurés dans le manuscrit de Lyon. Au niveau de la composition, ces trois scènes dans les deux livres en question révèlent de nouveau des affinités frappantes. Voyons la première d'entre elles, l'Arrestation du Christ (fol. 237 du psautier lyonnais, fig. 6). Dans les deux cas, la scène se compose de deux groupes de personnages figurés aux extrémités de l'image, qui assistent le Christ et Judas représentés au milieu. Le Christ fait un geste de la main et tourne la tête vers Judas qui, se penchant vers le Sauveur, approche de lui son visage. Le geste du soldat à droite qui pose la main sur l'épaule du Christ est aussi présent dans les deux enluminures, de même que la représentation de Malchus éclairant la scène d'une lampe tenue à la main soulevée, à qui saint Pierre figuré derrière lui coupe une oreille avec une longue épée. La Flagellation au fol. 237vo du psautier [fig. 7] s'apparente à celle de l'Evangéliaire par la disposition et les attitudes des personnages, même si les artistes ont placé deux bourreaux en ordre inverse. Dans les deux versions de la Crucifixion (fol. 238 du psautier, fig. 8) la similitude va jusque dans les détails : le geste de Marie qui pose la main sur son livre, Jean qui appuie une joue sur une main, une forme similaire du corps du Crucifié, le croisement de ses jambes, la tête inerte qui tombe sur l'épaule, les mains très minces et un peu trop longues, même le perisonium froncé de manière analogue... Tous ces motifs connectent les deux images et suggèrent une même provenance.

Crucifixion du Christ, initiale historiée dans le Psautier de Jully-sous-Ravières, XIIIème siècle (BM Lyon, Ms. 539, fol. 238)

L'Evangéliaire de la Sainte-Chapelle a fait l'objet d'une large étude de Robert Branner [note]R. Branner, « Le premier Evangéliaire de la Sainte-Chapelle », Revue de l'art, 3 (1969), p. 37-48. Cf. aussi : Idem, ManuscriptPainting..., p. 61 [supra n. 8. A la base de ce codex le chercheur a distingué une dizaine de livres enluminés qu'il a cru provenir d'un même atelier. Cette famille de manuscrits a obtenu le nom du « groupe de Leber », un terme dû au fameux Psautier Leber (Rouen, BM, ms. 3106), exécuté à Paris durant les années 1220, considéré par Branner comme l'exemple précoce du style de cet atelier. Parmi les livres de ce groupe, Branner a classé un psautier parisien conservé à Philadelphie (Free Library, ms. Lewis 185), apparenté, à son avis, à l'Evangéliaire de la Sainte-Chapelle du point de vue de l'iconographie. Comme preuve de cette parenté, le chercheur a relevé les représentations du Baptême du Christ dans les deux manuscrits mentionnés (fol. 7 dans le Psautier Lewis, fig. 9 et fol. 18vo dans l'Évangéliaire, fig. 10). Tout en signalant des différences de style, il a accentué les ressemblances dans la disposition et le maintien des personnages et a conclu que « ces deux oeuvres ont eu une source commune » . [note]Idem, Le premier Evangélîaire..., p. 45.

Saintes femmes au tombeau, Evangéliaire de la Sainte-Chapelle (BnF, département occidentaux, Latin 8892, fol. 8v°)

Des affinités saisissantes

En effet, certaines similitudes iconographiques sont manifestes. Mais les traits de style, si différents dans ces deux manuscrits, nous empêchent absolument de les considérer - tel que le fait Branner - comme produits d'un même atelier. Il sera toutefois utile de rapprocher le Baptême de l'Evangéliaire de la scène analogue dans notre psautier de Lyon (fol. 234vo, fig. 11) : l'analyse de ces enluminures, qui relève des affinités saisissantes, confirme une fois de plus la parenté iconographique entre les deux manuscrits.

Il faut noter que la systématique de Branner en ce qui concerne le « groupe de Leber » a été mise en doute. Reiner Haussherr veut exclure quelques oeuvres de cette famille, entre autres le psautier de Philadelphie [note]R. Haussherr, "Robert Branner, Manuscript Painting in Paris During the Reign of Saint Louis. A study of styles (compte rendu)", Kunstchronik, 33 (1980), p. 165-173.. Ellen Beer suggère que les différences de style entre la plupart des manuscrits rassemblés par le chercheur n'autorisent pas leur classement à l'intérieur d'un même groupe [note]E. Berr, "Pariser Buchmalerei in der Zeit Ludwigs des Heiligen und im letzten Viertel des 13. Jahrhunderts. Bericht zur Forschungslage", Zeitschrift fur Kunstgeschichte, 44 (1981), n° 1, p. 62-91.. Effectivement, certaines attributions de Branner paraissent discutables, toutefois quelques-unes de ses observations méritent réflexion. Nous y reviendrons.

L'adoration des Mages, initiale historiée, dans le Psautier de Jully-sous-Ravières, XIIIème siècle (BM Lyon, Ms. 539, fol. 233)

Je crois avoir prouvé l'existence d'affinités iconographiques très proches entre l'Evangéliaire de la chapelle royale et le fragment du manuscrit de Lyon. Il faudrait ajouter à cette parenté des ressemblances formelles. Celles-ci se manifestent dans les silhouettes des personnages - grandes et élancées, dans la façon de traiter les draperies ou bien dans la manière dont les deux artistes peignent les visages. Evoquons à ce propos les figures de deux Maries : celle de l'Epiphanie de Lyon (fol. 233, fig. 12) et celle représentée à droite de l'image des Saintes femmes au tombeau dans l'Evangéliaire (fol. 8v°, fig. 13) - leur têtes légèrement allongées, à des traits fins et délicats, en fournissent un bon exemple.

Les deux peintres se servent d'une palette de couleurs similaire. Nous observons dans leurs travaux la prépondérance du bleu (azurite) et du rouge lie de vin, surtout l'alternance de ces couleurs utilisées pour les vêtements (le trait distinctif de toute la peinture livresque parisienne de cette période). Ils emploient aussi une riche gamme de couleurs supplémentaires : le vermillon, le vert cuivre et le vert malachite, l'ocre, le gris (dérivé du noir), le blanc, le noir et l'or en feuille bruni employé pour le fond des miniatures ainsi que pour certains accessoires.

Parmi les ressemblances de style il faut également évoquer un motif intéressant dont les deux artistes munissent des personnages vêtus de robes courtes. Sur les jambes de certains d'entre eux, nous remarquons des taches rondes blanches ressemblant à des reflets de lumière. Nous trouvons ce motif surtout chez des personnages négatifs - bourreaux qui flagellent le Christ, soldats qui l'arrêtent, tortionnaire qui assiste au portement de la croix [fig. 5, 6, 7], mais il apparaît aussi sur les jambes des bergers qui apprennent la bonne nouvelle [note]Evangéliaire de la Sainte-Chapelle, fol. 5v°.. Il est difficile d'établir si cet élément est uniquement un trait de style ou bien s'il porte une signification symbolique. Une étude plus poussée de ce problème permettrait sans doute de résoudre cette question. Les similitudes formelles entre les travaux de ces deux artistes se laissent observer aussi dans la sphère de l'ornementation. L'élément symptomatique est ici le motif des griffons ailés à deux pattes dirigées vers deux sens opposés (cf. le psautier, fol. 234vo, fig. 11 et l'Evangéliaire, ff. 6, 7vo, 9vo). Egalement sont caractéristiques les griffons à tête humaine présents dans les deux manuscrits (p. ex. le psautier, fol. 237vo, fig. 14 et l'Evangéliaire, ff. 4vo, 7,13) [note]Cf. J. Lowden, The making of the Bibles moralisées, University Park (Pa) 2000, vol. 1, p. 73. L'auteur évoque quelques manuscrits contenant des initiales avec des griffons à tête humaine, entre autres l'Evangéliaire de la Sainte-Chapelle (fol. 13)..

Pilate se lavant les main, initiale historiée dans le Psautier de Jully-sous-Ravières, XIIIème siècle (BM Lyon, Ms. 539, fol 237 v°)

L'oeuvre d'un très habile peintre

Si nous revenons maintenant à la systématique de Branner, nous remarquerons que les traits que nous venons de mentionner peuvent être appliqués à un autre manuscrit classé dans son groupe : une bible en quatre volumes conservée à Paris (BnF, ms. lat. 11359-11542, l'enlumineur en chef) [note]R. Branner, Le premier Evangéliaire..., p. 45, fig. 13 (lat. 11359, fol. 181), 14 (lat. 11540, fol. 26v°) [supra n. 10] ; idem, Manuscript Painting..., p. 61, fig. 106 (lat. 11541, fol. 35v°) [supra n. 8].. L'enlumineur de ce manuscrit a aussi décoré un grand nombre de folios dans la Bible moralisée OPL déjà évoquée (BnF, ms. lat. 11560 ; à comparer p. ex. fol. 212 avec le psautier lyonnais, fol. 234) [note]Cf. particulièrement : A. de Laborde, La Bible moralisée conservée à Oxford, Paris et Londres: reproduction intégrale du manuscrit du XIIIe siècle, Paris 1911-27, vol. 3, pl. 411, 414, 436, 437 entre autres ; R. Branner, Le premier Evangéliaire..., p. 45 ; idem, Manuscript Painting..., p. 61 ; J. Lowden, op. cit. [supra n. 14], vol. 1, p. 139-187. ; ces travaux présentent la même façon de peindre les têtes et les visages ainsi que les similitudes dans la taille des personnages et dans leur rapport à l'espace représenté. Ce peintre a travaillé également à la décoration des Vie des saints aujourd'hui à Londres (BL, ms. Royal 20.D.VI, seconde main) [note]R. Branner, Manuscript Painting..., p. 61, fig. 108 : Martyre de saint Jacques Mineur (fol. 41) ; à remarquer le motif des reflets de lumière sur les jambes des bourreaux.. Il faudrait encore ajouter à son oeuvre le second volume de la Bible glosée de Guy, évêque de Clermont (BnF, ms. lat. 388), dont les griffons aux pattes en sens inverse, rappellent ceux du manuscrit lyonnais. Il paraît donc évident que notre fragment du psautier de Lyon provient du même atelier d'enluminure que l'Evangéliaire de la Sainte-Chapelle et les autres manuscrits mentionnés plus haut.

Encore nous reste-t-il à établir la date de l'exécution de nos folios. L'élément qui nous aide à la préciser, se trouve être le décor filigrane du manuscrit, systématisé dans la publication de Patricia Stirnemann consacrée à ce type d'ornementation : les initiales filigranées des folios lyonnais correspondent à celles que l'on trouve dans les oeuvres parisiennes des années 1230 [note]P. Stirnemann, « Fils de la vierge. L'initiale à filigranes parisienne: 1140-1314 », Revue de l'art, 90 (1990), p. 58-73 (particulièrement p. 67-68).. Il faut noter que d'autres manuscrits de cet atelier ont été réalisés au cours la même période. L'Evangéliaire royal dans sa forme primitive date, comme le veut Branner, des alentours de l'année 1230 [note]Récemment aussi Marie-Pierre Laffitte : Le trésor de la Sainte-Chapelle, cat. d'exposition., Paris, Musée du Louvre, 2001, sous la dir. de J. Durand et M.-P. Laffitte, Paris, 2001, n° 35, p. 149.. L'exécution du second volume de la Bible glosée de Guy de Clermont remonte, elle aussi, aux années 1230 [note]R. et M. Rouse, op. cit., vol. 1, p. 63-70 [supra n. 19].. Vraisemblablement, c'est également le temps de la naissance de la Bible moralisée OPL.

Les observations que je viens de présenter nous permettent d'établir la provenance et la date d'exécution du fragment de Lyon. Réalisé durant la quatrième décennie du XIIIe siècle, c'est l'oeuvre d'un peintre très habile, actif dans un milieu artistique parisien. L'atelier dans lequel il travaillait, responsable de la décoration du premier Evangéliaire de la chapelle royale, a également produit d'autres manuscrits pour des destinataires de la couche sociale suprême, comme en témoignent des enluminures de la Bible moralisée OPL, ou les manuscrits exécutés sur commande épiscopale.

Les 15 folios lyonnais se situent parmi les meilleurs produits de l'enluminure parisienne de la première moitié du XIIIe siècle.