Malheureux garçon

Jing Yinyu, pensionnaire de l'Institut franco-chinois de Lyon, traducteur de Romain Rolland

Dans la liste des anciens pensionnaires de l'Institut franco-chinois de Lyon [note]Institution abritée de 1921 à 1946 dans l?ancien fort Saint-Irénée de Lyon (actuelle résidence André-Allix), où passèrent 473 jeunes Chinoises et Chinois venus suivre leurs études à Lyon. Elle constitua une bibliothèque de plusieurs milliers de volumes, unique en Occident car formée d'après les besoins de lecteurs chinois, et non d'après ceux de sinologues occidentaux. Ces documents sont aujourd'hui conservés à la Bibliothèque municipale de Lyon., nous trouvons, inscrit sous le n° 243, un certain Jing Yinyu, né en 1901 à Suining, province du Sichuan, d'après les indications qu'il donna lors de son arrivée à Lyon. C'est en utilisant l'expression « malheureux garçon » que la sinologue Michelle Loi parle de lui [note]Michelle Loi, « Romain Rolland et les Chinois, Romain Rolland et Luxun », in Europe, n° 633-634 (janv.-fév. 1982), p. 195. Madame Michelle Loi a fait don de sa bibliothèque chinoise à la Bibliothèque municipale de Lyon en 1998., qualificatif qui rappelle de manière stupéfiante l'exclamationle pauvre Hölderlin !qu'avait utilisée la comtesse Caroline de Hesse-Hombourg en septembre 1806, en décrivant comment le poète Friedrich Hölderlin devenu fou vers la fin de son séjour à Bordeaux, était rendu à son pays natal [note]Pierre Bertaux,Hölderlin. Essai de biographie intérieure, 1936.. En effet, les deux auteurs, par ailleurs tout à fait différents, doivent une partie de leur fama à leur « folie » qui contribua notamment à bien des légendes biographiques. Pour Jing Yinyu, c'est sans doute une infection syphilitique, vraisemblablement contractée dans un bordel lyonnais, qui, mal soignée, provoqua une paralysie progressive et des dérangements tels que, peu après son retour à Shanghai, il se suicida en se jetant dans la rivière Huangpu.

Portrait de Jing Yinyu (BM Lyon, Fonds chinois, s.c.)

L'intérêt des historiens de la littérature chinoise pour Jing Yinyu s'est manifesté à deux titres : il est l'un des premiers traducteurs de Romain Rolland en chinois et le premier à traduire en français quelques récits de Lu Xun (1881-1936), le plus important des auteurs chinois du XXe siècle.

Son ancien collègue de l'Institut franco-chinois, Xu Zhongnian, mort en 1981, pensionnaire à Lyon de 1922 à 1930 sous le n° 47, est le premier à avoir divulgué la légende biographique selon laquelle Jing Yinyu aurait fait des études de français à l'université de Pékin. Il le présenta comme un enfant trouvé sur un dépôt d'immondices et élevé par les jésuites de Shanghai, à qui il devait son excellente maîtrise du français et du latin [note]Xu Zhongnian, « Ji Jing Yinyu ji qita » [Notes sur Jing Yinyu et d'autres choses ; 21 mai 1981], inXin wenxue shiliao[Matériaux historiques sur la Nouvelle littérature], n° 16 (3/1982), pp. 145-147.. Les entretiens d'un chercheur chinois avec un des neveux de Jing Yinyu, menés au début des années 1990, donnent une image quelque peu différente : né en 1902, deuxième des cinq fils d'un pharmacien et médecin chinois traditionnel, il perd ses parents en 1911, à l'époque de la chute du dernier empire, et reçoit l'aide du curé de Suining qui l'envoie au collège catholique de Chengdu. En mai 1920, nous trouvons sa trace à Hangzhou où il publie un article sur le mouvement des étudiants du 4 mai 1919 qu'il désigne comme « Mère des mouvements populaires » dans la revue de l'Association générale des étudiants. Un milieu où il a pu rencontrer nombre de futurs francisants, tels le poète Dai Wangshu [note]Dai Wangshu (1905-1950), inscrit à l'Institut franco-chinois de 1933 à 1935, sous le n°345.et d'autres « modernistes ». Après 1921, Jing Yinyu est à Xujiahui (Zikawei), à l'ouest de Shanghai, où se trouvent l'observatoire et le centre de recherche établis par les jésuites en 1873. C'est pendant cette période qu'il fait la connaissance de quelques compatriotes de la province du Sichuan, tous liés à l'association littéraire « Création ». S'y rencontrent le poète Guo Moruo, futur président de l'Académie des sciences de Pékin mort en 1978, Lin Ruji devenu économiste en France, l'essayiste et chercheur Mao Yibo, parti à Taiwan en 1949, mort en 1996, et l'écrivain Chen Weimo. Il est fort probable que Jing Yinyu fît des études de français à l'Université de l'Aurore, établissement catholique très connu à Shanghai.

En 1923, le jeune écrivain commence à publier dans les diverses revues de l'association « Création », ainsi que dans le quotidien homonyme paru sous forme de supplément auNouveau Journal de Chine(Zhonghua xinbao) pendant cent jours seulement. Ces textes comprennent des poèmes, en chinois et français, la traduction française d'un récit de son collègue Guo Moruo, des traductions de Maupassant, de Lamartine et d'Anatole France.

En fait, l'entrée de Jing Yinyu sur la grande scène littéraire se fait par le biais d'une lettre que lui adresse Romain Rolland le 17 juillet 1924, lettre publiée dans laXiaoshuo yuebao, sous-titrée « Short Story Monthly », revue devenue la plus prestigieuse du pays, dirigée par le critique et futur romancier Mao Dun mort en 1981. C'est Mao Dun qui, en 1920, avait déclaré que Romain Rolland était un de ses héros littéraires. L'auteur du Théâtre de la Révolution est ensuite devenu assez connu grâce à des traductions anglaises, mais surtout en raison de ses activités pacifistes et de ses sympathies « asiatistes », sans qu'aucune de ses oeuvres ne soit traduite. L'intention de Jing Yinyu de traduireJean-Christophe(1907-1911) est donc si spectaculaire que la revue reproduit la lettre en fac-similé avant d'en donner la traduction faite par Jing Yinyu lui-même. Romain Rolland lui écrit :Je suis heureux que vous veuillez traduire mon Jean-Christophe en chinois. Je vous y autorise très volontiers. C'est une tâche assez lourde, et qui vous prendra beaucoup de temps. Ne l'entreprenez que si vous êtes bien décidé à la mener jusqu'au bout !. Mais Jing Yinyu n'ira pas au terme de cette tâche, et sa traduction s'arrêtera après les trois premiers chapitres du premier livre, publiés de janvier à mars 1926 dans cette même revue.

Recueil rarissime

Cette lettre de Romain Rolland n'a jamais été transcrite ni publiée. Il n'est sans doute pas inutile d'en livrer ici quelques passages qui témoignent d'une attitude assez paternaliste, voulant à tout prix conserver une image de l'éternelle Asie qui ne correspondait nullement aux réalités de l'entre-deux-guerres :Mais je n'ai jamais pu avoir, jusqu'à ce jour, que des rapports très superficiels avec les Chinois. Et je me souviens que Tolstoï, à la fin de sa vie, exprimait le même regret. Cependant, j'ai toujours été attiré par l'esprit chinois ; j'en admire, dans le passé, la maîtrise sur soi-même [?] Je crois que, depuis une trentaine d'années, la politique et les questions pratiques absorbent le meilleur de ses forces [?] Votre élite intellectuelle est plus occupée de sciences, de sociologie, de technique, et d'activité politique et sociale que d'art ou de pensée pure. C'est une heure de votre évolution millénaire. Elle passera [?] [note]« Jindai da wenxuejia Luoman Luolan ji gei Jing Jinyu de yi feng xin » [Une lettre du grand écrivain contemporain Romain Rolland à Jing Yinyu ; Villeneuve/VD (Suisse), 17 juillet 1924], inXiaoshuo yuebao, vol. XVI, n° 1 (Shanghai, janv. 1925), 2 p..

Bulletin d'identité de Jing Yinyu à l'Institut franco-chinois de Lyon (BM Lyon, Fonds chinois, s.c.)

Les années 1924-1925 apportent les premiers succès littéraires à Jing Yinyu, notamment avec la publication de quatre récits. L?été 1925, l'écrivain part pour la France (et non pas en 1921, comme le prétend Xu Zhongnian), donc avant que ces récits ne soient réunis en décembre 1925 dans un volume qui tire son titre,Marie, d'un des textes. L'exemplaire de ce recueil rarissime, possédé par la Bibliothèque municipale de Lyon [note]Fonds chinois, cote CH 899., est dédié à un certain Shisun, nom d'usage du diplomate Wang Jingzhi [note]Chargé d'affaires à l'ambassade chinoise de Bruxelles et directeur du comité exécutif de la branche européenne du Guomindang, Wang Jingzhi meurt à Genève en 1941.. Celui-ci était probablement de passage à Lyon ou à Paris pour des contacts avec Zhou Enlai (1898-1976) quand il reçutMariedes mains de Jing Yinyu.

Arrivé en Europe, ce dernier gagne aussitôt Villeneuve, en Suisse, pour rendre visite à Romain Rolland, comme en fait mention le feuilleton intituléAu bord du lac Léman, écrit à Lyon en septembre 1925. Pour être admis comme pensionnaire de l'Institut franco-chinois, Jing Yinyu doit encore écrire une petite composition sur ses premières impressions en France, où figurent ces lignes enthousiastes :A Lyon, j'ai changé souvent de domicile et vu beaucoup de petits propriétaires. Tous, ils sont simples, travailleurs, honnêtes, hospitaliers, bonasses [?] Mais, c'est déjà un pays intérieur de la France : on y rencontre peu d'étrangers ; partout on entend la langue française ; partout on dévoile un peu la vieille et touchante âme française. Sur la montagne de St-Just, ce sont de mélancoliques vestiges de l'Empire romain, c'est l'esprit du Moyen-Age, le christianisme qui vit et revit dans l'admirable église de Notre-Dame-de-Fourvière ; c'est, enfin, la simplicité et la tranquillité orientales [note]« Mes impressions de séjour en France depuis mon arrivée », 2 feuilles, in IFCL,dossier n° 243, f1v/a-2v/a..

Ce qui pourrait paraître comme une image stéréotypée de l'Asie en général et de la Chine en particulier de la part de Romain Rolland est donc alimenté par Jing Yinyu : le Moyen Age lointain est là, encore souligné par de prétendues qualités orientales.

Nous pouvons conclure de la dissertation présentée à l'Institut franco-chinois par Jing Yinyu que celui-ci avait déjà séjourné pendant quelque temps à Lyon avant de devenir pensionnaire de l'Institut. Durant cette période, entre 1925 et 1928, il voyage en Suisse, à Paris, prépare ses traductions de Lu Xun pour la revueEuropefondée par Romain Rolland, et se fait payer par celui-ci des traitements médicaux devenus nécessaires en raison de sa maladie vénérienne. Il rassemble uneAnthologie de conteurs chinois modernes(1929) et entretient une correspondance régulière avec Lu Xun, d'après les journaux de ce dernier. Sa traduction deClarté(1919), roman de Henri Barbusse, est sans doute préparée pendant cette période.

Mais la maladie de l'écrivain chinois s'aggrave de telle façon que son ami Lin Ruji tente par deux fois, pendant l'hiver 1929, de le renvoyer en Chine. La première fois, il l'accompagne à Marseille et lui achète un billet pour Shanghai, mais Jing Yinyu retourne à Lyon sans monter sur le bateau. La seconde fois, Lin Ruji confie son ami à un steward, sans plus de résultat. La dernière mention de Jing Yinyu se trouve évoquée dans le journal de Lu Xun, à la date du 24 février 1930 :Jing Yinyu est venu, je ne l'ai vu. Cette remarque ambiguë a depuis intrigué les spécialistes, car elle pourrait indiquer que Lu Xun avait refusé de recevoir son compatriote. Il semble pourtant improbable que Lu Xun n'ait pas voulu revoir celui qui avait contribué à sa gloire auprès d'un personnage aussi célèbre en Chine que Romain Rolland.

"Certificat de bonne vie et moeurs" délivré par le Consulat général de la république de Chine (BM Lyon, Fonds chinois, s.c.)

Le Mal des villes

Le recueilMarieparu en 1930, réunit quatre récits. Trois d'entre eux, « Marie », « Nianuo » et « Nourrir la vérité » (publié d'abord sous le titre « Chagrin sans bornes ») ont comme protagoniste un jeune homme venu de province qui raconte son expérience à sa bien-aimée Zhenru (« comme la vérité ») qu'il a laissée à Chengdu, dans la région du Sichuan. En revanche, dans « Baobao » (d'abord paru sous le titre « Scène de soirée »), la protagoniste est une femme qui parle à son enfant et se souvient des débuts de son mariage rendu malheureux par la folie de son mari. Tous ces personnages, d'origine modeste, apparaissent comme mal intégrés à un monde urbain dans lequel ils se sentent étrangers, comme l'écrit l'auteur de la lettre à Marie :Chaque fois que je voyais de grands palanquins ou de grands chevaux sur la route, je tournais pour les éviter. Alors que les hommes sont unis par la nature et le sang, les classes de la société les ont séparés ! Chaque jour j'allais ainsi difficilement de la ville haute à la ville basse [de Chongqing] en endurant les désagréments et peu à peu je me suis aperçu que sur mon chemin il y avait un fossé très profond : d'un côté se trouvaient les soldats, les politiciens, les intellectuels carriéristes et les commerçants malhonnêtes. Du matin au soir ils mangent des plats luxueux, embrassent les filles publiques, fument et font commerce de l'opium, jouent aux jeux de hasard, trichent, pratiquent le chantage ou envoient les soldats de leur garde piller dans les rues retirées. Eux qui ne reculent devant aucun méfait sont des héros, des grands hommes, et constituent l'heureuse société [note]Jing Yinyu, « Mali », pp. 27-28..

Ce qui donne un goût particulier aux récits de Jing Yinyu est sans doute l'utilisation de citations latines qu'il y glisse ici et là. Il en appelle volontiers à Cicéron et àL'Enéidede Virgile, ce qui a provoqué les commentaires ironiques de certains écrivains chinois ses contemporains, même si ceux-ci ne se privaient guère de puiser pour leur part dans les auteurs de langue anglaise.

Dans le feuilletonAu bord du lac Lémanécrit peu après sa visite chez Romain Rolland, la démarche est autre : l'auteur est fier d'être accueilli dans ce monde des célébrités européennes, avec les oeuvres de Tolstoï et Gandhi découvertes sur le bureau de Rolland. Jing Yinyu fut probablement le tout premier voyageur chinois à avoir mis en parallèle le lac Léman et le lac de l'Ouest à Hangzhou, lieu fameux d'inspiration poétique depuis l'époque de Su Dongpo [note]Su Dongpo (1036-1101) est considéré comme l'un des grands poètes de la dynastie des Song (960-1279) ; il est aussi connu comme peintre et calligraphe..

Le nom de Jing Yinyu, notamment son prénom d'emprunt « Jean-Baptiste », mérite quelques mots : quant aux transcriptions qu'il utilise, la plupart du temps « Kyn Yn-yu », mais aussi « Kin Yn Yu » et autres variantes, il s'agit d'une pratique très répandue dans la Chine du début du XXe siècle, inspirée par des choix personnels et une prononciation dialectale selon la région d'origine d'une part, et du pays de destination de l'autre. Or, pour « Jean-Baptiste », il s'agit vraisemblablement d'un nom qui lui a été donné par des gens d'église, selon la tradition du « nom d'école » (xueming). Son prénom original était en fait « Xianda » (« éminente arrivée »), mais son xueming « Jean-Baptiste » devint en chinois « Jingyu ».

"Mes impressions de séjour en France depuis mon arrivée", composition française écrite par Jing Yinyu lors de son entrée à l'Institut franco-chinois de Lyon (BM Lyon, Fonds chinois, s.c.)

Comme l'a démontré Michelle Loi, la syllabeyureprésente une complexe sinisation du grecichthus(« poisson »), acronyme pour « Jésus-Christ, fils de Dieu et sauveur », donc symbole du christianisme. En chinois, le « poisson »yu, par homonymie, est aussi symbole d'abondance. Et il suffit d'ajouter au « poisson » l'élément sémantique « eau » pour obtenir le verbe « pêcher » ou le substantif « pêcheur ». « Yin » signifiant occulte, secret, caché (cf.yinetyang), le prénom « Yinyu » se traduirait donc par « pêcheur [chrétien] secret », donc contiendrait le désir de la part de ceux qui lui ont donné ce prénom, que « le malheureux garçon » Jing (ou « Kyn ») remplisse un rôle missionnaire comparable à celui de Jean-Baptiste.

Mort dramatiquement en 1930, Jing Yinyu peut donc être considéré comme un pionnier parmi les écrivains chinois écrivant en français. Une lignée aujourd'hui toujours bien illustrée comme avec Gao Xingjian auquel a été attribué récemment le prix Nobel de littérature.