Célébration de Robert Morel

Présence de l'inventeur de la collection « Les O » à la Bibliothèque

Portrait de Robert Morel par Blaise Adilon, 1981 (coll. Blaise Adilon) Une centaine de feuillets circulaires, ne mesurant guère plus de 6 cm de diamètre, qui s'articulent autour d'un anneau en laiton pour moitié moins grand? Tels nous apparaissent aujourd'hui ces singuliers ouvrages de la collection « Les O » , lancée en 1967 par l'éditeur Robert Morel. Les 70 titres qui la composent, aux noms souvent humoristiques, se déploient dans diverses typographies sur des couvertures aux couleurs vives : Les Mots de Che Guevara, Les Mots de Picasso, 36 Trucs pour mieux conduire, 100 Trucs pour gagner du temps, Secrets de rebouteux, Comment reconnaître les insectes nuisibles ou bien encore 99 Menteries [note]Les ouvrages de la collection « Les O » conservés à la Bibliothèque municipale de Lyon sont réunis sous les cotes Rés.810995 (17 vol.) et Rés.810743 à Rés.810761.. Au-delà de l'anecdote, ces petits livres ronds, destinés à être accrochés à la ceinture ou à un clou, placés dans une poche, dans une cuisine ou dans une voiture, constituent bien plus qu'un « coup » d'éditeur, même s'ils contribuèrent pour beaucoup au succès public de cet artisan du livre.

Pour autant, lorsque paraissent « Les O », Robert Morel n'est pas complètement inconnu des milieux littéraires. Né le 22 mars 1922, sa carrière débute au cours de la Seconde Guerre mondiale, d'abord à Lyon entre 1941 et 1942, comme diffuseur de littérature clandestine émise par la Résistance, puis comme écrivain, activité qui lui permet d'entretenir des relations épistolaires, quelquefois des amitiés durables, avec nombre d'écrivains, aux rangs desquels on compte André Malraux, Loys Masson, Max-Paul Fouchet et Stanislas Fumet, ainsi qu'avec l'imprimeur Maurice Audin ou l'éditeur René Julliard. C'est d'ailleurs chez ce dernier qu'il publie en 1942 son premier roman, L'Annonciateur, livre « un peu austère », tel qu'il le définit lui-même [note]« A Monsieur André Billy, [L'Annonciateur], un peu austère, mais quand-même ! R.» Cette dédicace datée du 14 février 1943 apparaît sur l'exemplaire envoyé au romancier et critique littéraire du Figaro. Cet exemplaire est aujourd'hui conservé à la Bibliothèque municipale de Lyon, 461528 (Don André Billy,1943)., suivi deux ans plus tard par La Littérature clandestine : 1940-1944 [note]Robert Morel, La Littérature clandestine, Périgueux, Pierre Fanlac, 1945, 61 p. Bibliothèque municipale de Lyon, Collection des Fontaines, IF 541/21, court ouvrage devenu aujourd'hui introuvable. Si Robert Morel est l'auteur de nombreux romans, poèmes et essais jusqu'en 1954, il faut bien reconnaître que l'écrivain a quelque peu été oublié. Il est par contre passé à la postérité pour une toute autre activité : celle d'éditeur.

Prenez garde, texte manuscrit de Robert Morel (Collection Odette Ducarre)

Sa seconde carrière prend naissance en 1949 à la suite de sa rencontre avec Odette Ducarre. Celle qui deviendra sa femme n'était alors qu'une jeune artiste diplômée de l'école des Beaux-Arts, remarquée à Lyon pour sa décoration du Couvent des dominicains. Pour nombre de lecteurs, elle reste associée aux maquettes et à l'architecture d'un grand nombre de ces livres-objets fabriqués dans les années 60. Ensemble, ils fondent à Paris, en 1953, leur première maison d'édition spécialisée dans la publication d'ouvrages religieux : Le Club du livre chrétien. L'expérience est cependant de courte durée : au printemps 1962, Robert Morel et Odette Ducarre quittent l'agitation parisienne pour la province et s'installent dans un hameau en ruines, Le Jas du Revest-Saint-Martin, à douze kilomètres de Forcalquier. C'est là que le couple va concevoir ses ouvrages les plus célèbres, aujourd'hui tant recherchés par les collectionneurs et par les amateurs de beaux livres et que l'on trouve toujours, ici et là, (mais pour combien de temps encore ?) sur les catalogues en ligne des librairies de livres anciens.

Des soupes aux confitures

Volontairement isolé dans le Midi de la France, Robert Morel poursuit ou inaugure plusieurs collections de petits livres aux formats étranges, rectangulaires ou oblongs, quelquefois proches du carré, exceptionnellement cintrés, triangulaires, circulaires ou trapézoïdaux. La collection « Célébration », dont chaque texte est issu d'une commande à un auteur, ne comporte pas moins d'une soixantaine de titres et autant de thèmes ordinaires : célébration du rouge-gorge et de la chouette, du fromage et du tabac, de l'éponge, du bois ou de la neige. En tout, quatorze de ces petits livres au format carré, parus entre 1961 et 1971, sont aujourd'hui conservés à la Bibliothèque municipale de Lyon. De 1967 à 1970, les ouvrages de la collection « Les Eglises de tous les jours », identifiables à leur forme trapézoïdale, exhibent fièrement une hostie, incrustée sur le premier plat d'une couverture en percaline de soie orange [note]Jean Biès, Les Eglises des monts, Revest-Saint-Martin, Ed. R. Morel, coll. « Les Eglises de tous les jours », 1967, 120 p. Bibliothèque municipale de Lyon, Rés.160713. De 1969 à 1971, il y a encore la collection « La Cuisine rustique », une douzaine de recueils de recettes regroupées en fonction de pays ou de régions françaises, comme cet ouvrage d'Huguette Couffignal consacré à la Charente, la Gascogne, la Guyenne et le Quercy [note]Huguette Couffignal, La Cuisine rustique : Charente, Gascogne, Guyenne, Quercy, préf. par R. Morel, Manne, R. Morel, 1969, 235 p. Bibliothèque municipale de Lyon, 811948. Destinés à une utilisation quotidienne dans la cuisine, tous ces livres sont recouverts d'une toile cirée, blanche, jaune ou rouge et augmentés, sur le dos, d'un cabochon métallique permettant de les entreposer comme des tiroirs. En 1968, Robert Morel lance également la « Collection Blanche », dont le texte commence sur la couverture qui porte le numéro un de la pagination, tel ce Saint Jacobde Jean Cabries [note]Jean Cabries, Saint Jacob, Les Hautes-Plaines de Mane, R. Morel, 1968, 450 p. Bibliothèque municipale de Lyon, B500677, ouvrage un peu particulier car s'ouvrant en accordéon, et dont les deux parties sont disposées tête-bêche si bien qu'il est nécessaire de retourner le livre horizontalement et verticalement pour le lire dans sa totalité.

Livres de la collection "Les O" (BM Lyon, Rés. 810995 et Rés. 810761)

Les livres des Editions Robert Morel se distinguent d'abord par des thèmes récurrents (la spiritualité, la gastronomie et la littérature) mais surtout par des formats inusités dans l'édition. A cela s'ajoute une véritable sensibilité aux matériaux, qu'ils soient nobles ou communs, riches ou pauvres, durs ou mous, lisses ou rugueux, froids ou chauds, modernes ou anciens. Rien de gratuit pourtant dans toutes ces bizarreries éditoriales, mais de véritables recherches pour qu'une forme puisse s'adapter et s'identifier au texte. Ainsi, l'extraordinaire Frère aux vaches [note]Serge Bonnet, Le Frère aux vaches, Revest-Saint-Martin, Morel, 1963, 157 p. Bibliothèque municipale de Lyon, Rés. B496515du Père Serge Bonnet, histoire d'un frère convers en charge des étables, dont le texte est intimement lié à la reliure de toile bleue - comme un tablier de vacher - où est cousue une poche qui reçoit le titre ; ou le curieux Livre des Soupes de Robin Howe [note]Robin Howe, Le Livre des Soupes, Haute-Provence, R. Morel, 1967-1968, 416 p. Bibliothèque municipale de Lyon, Rés. B496804., rond et blanc comme une écuelle sous une couverture en toile cirée, facilement lavable, dont les feuillets circulaires, découpés à l'emporte-pièce, sont assemblés à l'aide de deux boulons poêliers ; ou encore Le Livre des Jurons et des Gros Mots [note]Le Livre des Jurons et des Gros Mots. Préf. par Maurice Lelong. Le Jas du Revest-Saint-Martin : R.Morel, 1965, 169 p. Bibliothèque municipale de Lyon, Rés. 810612, relié de soie rose et à la gouttière arrondie en forme de bouche, maintenue close par une chaînette métallique pour que n'en sorte pas quelque obscénité ; ou enfin cet étincelant Livre des Confitures et des Confiseries [note]Le Livre des Confitures et des Confiseries, d'après Le Cuisinier Royal et bourgeois. Haute-Provence : R.Morel, 1967. Bibliothèque municipale de Lyon, Rés. B496512, aux gardes et tranches acidulées, couleur framboise, recouvert d'un cuivre évoquant les plus beaux chaudrons et pour lequel il était recommandé de ne pas nettoyer la couverture ! Cette part d'humour, indéniable chez l'éditeur, se retrouve jusqu'à la présentation de certains ouvrages comme La Nuit aveuglante d'André de Richaud [note]André de Richaud, La Nuit aveuglante, Revest-Saint-Martin, R. Morel, 1966, 261 p. Bibliothèque municipale de Lyon, B496286., agrémentée d'un masque à système qui s'anime à l'aide de deux cordonnets. Pour peu que l'on soit attentif, il se poursuit souvent au colophon des ouvrages, toujours très détaillés, et auxquels Robert Morel ne manquait jamais d'ajouter quelques lignes amusantes. Ainsi pour La Cuisine paléolithique de Joseph Delteil [note]Joseph Delteil, La Cuisine paléolithique, Le Jas du Revest-Saint-Martin, R. Morel, 1964, 11 p. Bibliothèque municipale de Lyon, B492217, ouvrage doté d'un anneau sur le dos et d'une couverture de toile écrue bordée d'un liseré rouge, à la façon d'un torchon, il inscrit au colophon : L'anneau est prévu pour suspendre le livre dans votre cuisine, entre le chapelet déail, les bonnes herbes et les saucissons. Le bon torchon, marqué aux initiales de l'auteur, qui lui sert de reliure, est pour vous essuyer les mains avant de l'ouvrir ; mais, beaux cuisiniers, ne vous les essuyez jamais avant de manger.

Un catalogue, deux expositions

Parallèlement à ces innombrables collections, les rencontres du couple avec des artistes et des écrivains donnent lieu à une série d'ouvrages tout aussi aboutis dans leur conception. Si Odette Ducarre réalise la majorité des maquettes et des habillages, véritable marque de fabrique de l'éditeur, plusieurs artistes locaux, quelquefois même des artistes de renom, participent occasionnellement à l'aventure. C'est ainsi qu'un texte de Robert Filliou est publié dans la collection « Les O » [note]Robert Filliou, Petite Histoire un peu sainte, Les Hautes-Plaines de Mane, R. Morel, 1969 (« Les O », n° 58). Bibliothèque municipale de Lyon, Rés. 811906, que Jean Arp illustre de 12 dessins ses propres poèmes réunis dans L'Ange et la Rose [note]Jean Arp, L'Ange et la Rose, Le Jas du Revest-Saint-Martin, R. Morel, 1965, 96 p. Bibliothèque municipale de Lyon, B495151., que Georges Mathieu fait de même avec cet étonnant livre triangulaire,Le Privilège d'être [note]Georges Mathieu, Le Privilège d'être, Revest-Saint-Martin, Morel, 1967, 230 p. Bibliothèque municipale de Lyon, Rés. A496712., dont un cabochon en cuivre assure la fermeture, ou qu'une peinture originale d'André Cottavoz orne la couverture de Mise à feu de Pierre Della Faille [note]Pierre Della Faille, Mise à feu, Les Hautes Plaines de Mane, Morel, 1968, 223 p. Bibliothèque municipale de Lyon, B498168.. Par la difficulté même des problèmes techniques liés à leur fabrication, ces ouvrages ont donc entraîné leur éditeur à travailler avec des professions habituellement étrangères au monde du livre : des fabricants spécialisés dans le travail du cuivre ou des boulons poêliers, un grossiste pour les différentes qualités de toile (jute, lin, flanelle, etc.), un manufacturier travaillant dans l'industrie de la chaussure pour les emporte-pièce et les éléments de découpe...

Masque a système sur la couverture de La Nuit aveuglante d'André de Richaud, R.Morel, 1966 (BM Lyon, B 496286)

Depuis la faillite des éditions (1973) et la mort de Robert Morel survenue le 15 janvier 1990, plusieurs études lui ont été consacrées, notamment Robert Morel Editeur [note]Collectif, Robert Morel Editeur, Maneou, Les Amis de Robert Morel, 1996., publiée à la suite de la première exposition rétrospective organisée par Marcel Garrigou à la Bibliothèque municipale de Toulouse. La dernière en date, commémorant le dixième anniversaire de sa mort, est constituée par l'imposant ouvrage que les éditions Equinoxe ont publié à l'occasion de l'exposition Robert Morel inventaire, qui vient de s'achever à la Médiathèque Louis-Joseph de Château-Arnoux, dans les Alpes de Hautes-Provence, non loin du Jas du Revest-Saint-Martin. Outre les nombreux repères biographiques qu'il dispense, ce catalogue propose un premier « Essai de bibliographie » (800 numéros), dû à Georges Fenoglio-Le Goff. De son côté, la Bibliothèque municipale de Lyon a puisé dans ses collections afin que Robert Morel figure parmi les éditeurs exposés ce printemps à l'« Espace Patrimoine ». Une quinzaine de livres, dont Les Cacagons de Marc Beigbeder (1966) ou J'aime les Keftédèsde Daniel Spoerri (coll. « J'aime? », 1970), a enfin été acquise récemment auprès d'un libraire parisien. Ils complètent de façon significative les ouvrages de cet éditeur déjà conservés à la Bibliothèque municipale de Lyon.