Mélancolie et Bibliothèques

Démocrite Junior, auteur apparent de l'Anatomie de la mélancolie, est mélancolique, il ressemble en cela à son créateur, Robert Burton (dont le nom n'apparaît nulle part dans l'ouvrage). Si Burton, homme de mémoire, dont on a dit qu'il n'était qu'un attardé du Moyen-Age, est l'homme du livre par excellence, s'il est mélancolique, c'est peut-être justement parce qu'il vit à l'époque où sont créées les grandes bibliothèques de recherche, parce qu'il est contemporain de l'incroyable foisonnement de livres qui suit l'invention de l'imprimerie. Le Démocrite Junior inventé par Burton - c'est ce qu'il explique dans sa Préface au lecteur - réinvente le livre que Démocrite (le vrai) est en train d'écrire dans la description qu'en donne Hippocrate (le pseudo) lorsque ce dernier vient le soigner à Abdère de sa soi-disant folie ; livre qui, comme tous ceux de Démocrite, ne nous est jamais parvenu.

La pratique des arts de la mémoire telle qu'on la perçoit chez Burton appartient sans doute à une des définitions que donne Jacques Roubaud dans L'Invention du fils de Leoprepes : Hypothèse Camillo-2 : Visée encyclopédiste ; rêve de la bibliothèque-médiathèque individuelle transportable partout avec soi, sans encombrement ni investissement matériel. Rêve, également d'une maîtrise complète du savoir - Burton en Robinson Crusoé régnant sur l'île du savoir mémorisé.

Buste de Robert Burton sur le pilier qui surplombe sa tombe dans la cathédrale de Christ-Church, à Oxford (© Chloé Hoepffner-Pettersson).

Les Arts de la mémoire seraient devenus inutiles à partir du dix-septième siècle du fait de l'avènement de la Science et parce que l'invention de l'imprimerie, un peu plus d'un siècle plus tôt, aurait rendu ces arts caducs - il n'est plus nécessaire de "surcharger" sa mémoire d'informations superflues lorsque l'on peut si facilement les retrouver dans les livres. À partir de Bacon, de Descartes et de Leibniz, la mémoire n'est plus un outil permettant d'emmagasiner les informations (l'encyclopédie du Savoir), elle devient un outil d'investigation de l'encyclopédie, elle cesse d'être image du monde et n'est plus qu'un moyen d'accès aux pages qui s'empilent sur les rayonnages des bibliothèques. À partir de Gutenberg, à partir de la création des grandes bibliothèques, la mémoire se transforme peu à peu en un équivalent de ce que nous appellerions aujourd'hui un pointeur, une adresse informatique, c'est-à-dire le lien qui mène à une information, et non l'information elle-même. Dès le début du dix-septième siècle la mémoire cesse d'être un savoir, elle permet simplement de savoir où se trouve le savoir.

Les 13 133 citations de l'Anatomie de la mélancolie sont apparemment dictées à Burton par sa mémoire - il n'est qu'à voir à quel point elles sont erronées. Burton cite plus de 1 600 auteurs, plus de 2 700 ouvrages qu'il a lus et dont il se souvient suffisamment bien pour se former une image du monde depuis sa chambre de Christ-Church, à Oxford. On pourrait dire que, de façon directe ou indirecte, Burton connaît tout ce qui avait été écrit d'essentiel et qui nous est resté sur le monde et l'homme à la fin de la Renaissance - il a engrangé une certaine vision panoptique du monde, celle qui lui a été léguée par les Anciens, les "autorités".

Burton vit dans les livres, par les livres, au milieu des livres - non seulement il possédait une bibliothèque personnelle d'environ 2 000 volumes (10 fois plus que la moyenne de celles de ses collègues à cette époque), mais il vivait à quelques minutes de la célèbre Bodleian Library, fondée en 1602 ; et il fut bibliothécaire de Christ-Church de 1626 à sa mort en 1640 (ayant accès à des bibliothèques aussi bonnes que celle à laquelle Giovio avait accès). Si le sujet explicite de l'Anatomie est la mélancolie, le thème implicite en est le livre. Comme l'a indiqué Michael O'Connell dans sa biographie de Robert Burton,

L'intérêt que nous portons à l'Anatomie de la mélancolie s'appuie en grande partie sur le fait qu'elle se trouve prise dans le processus qui consiste à digérer l'immense masse de savoir contenue dans les bibliothèques, à tenter de maîtriser une technologie que sa culture n'avait encore qu'imparfaitement assimilée
. Le dilemme de Burton était un peu comparable au nôtre aujourd'hui, alors que nous tentons de comprendre quel usage nous allons faire de l'informatique.

Pour aller mieux

La vie entière de Robert Burton est fondée sur la mélancolie ; sa tombe, dont son frère rédigea l'épitaphe, nous dit : Connu de peu, inconnu d'un peu moins, ici repose Démocrite Junior, à qui la mélancolie a donné vie et mort ; 25 janvier 1640. Il note dans son livre, j'écris sur la mélancolie en m'évertuant à éviter la mélancolie. Cette mélancolie ou "mal d'être" était la maladie de son temps, la "maladie anglaise". Sir William Osler, historien de la médecine du début du vingtième siècle, précise bien que le livre de Burton est le plus grand traité de médecine écrit par un non-médecin, mais, selon d'autres auteurs, il estune structure de paradoxe, un artefact qui s'autodétruit, une lente et instable dérive par laquelle Burton crée un objet littéraire qu'il nomme Démocrite Junior.

Dès les premières pages de sa préface, Burton annonce : pour aller mieux j'ai parcouru tous les médecins que j'ai pu trouver dans notre bibliothèque ou que mes bons amis ont bien voulu me prêter, j'ai fait de grands efforts on remarquera qu'il n'écrit pas, pour que vous alliez mieux mais pour aller mieux, c'est autant pour se guérir lui-même que pour guérir le lecteur que ce livre a été rédigé. Il a parcouru tous les médecins, a lu tous les livres, pensant y trouver un remède à cette maladie ; pourtant, au début du deuxième volume, il nous apprend, citant Sérapion le Vieux, que c'est doncques chose fort fâcheuse & dangereuse, de l'exercer seulement par livres, sans avoir raison consommée & parfaite, avec grande habileté & entendement, il est dangereux de croire et de faire confiance aux auteurs. Il va encore plus loin en semant le doute, non seulement sur l'utilité du livre en général mais aussi sur l'utilité du livre même que nous sommes en train de lire : Et je conseillerai donc (en conséquence, je le répète, au risque de provoquer une nausée chez le lecteur, car je préfère encore répéter dix fois les mêmes phrases que d'omettre quoi que ce soit) à toute personne mélancolique de ne pas lire ce passage sur les symptômes, de peur qu'elle ne s'inquiète ou aggrave momentanément son état, qu'elle ne devienne plus mélancolique qu'elle ne l'était précédemment, ajoutant que,

dans le monde entier, on estime généralement que l'érudition émousse et diminue les esprits vitaux et queper consequens, elle provoque la mélancolie
.

Ce paradoxe entre le but déclaré de l'Anatomie et les affirmations par lesquelles Burton le désavoue pourrait être, aujourd'hui, compris comme une plaisanterie, mais ce n'est pas le cas, Burton veut tout dire et, ce faisant, ne peut que se contredire. L'humanisme de la Renaissance est en partie la conséquence de la production de milliers de copies d'un même livre sous une forme invariable, canonique. La bibliothèque permet de rassembler tous les livres (à cette époque-là on pouvait encore croire qu'une bibliothèque pouvait contenir la totalité de tous les livres) et contient de nombreux livres qui n'ont pas été lus, ou qui ne sont même pas connus - au contraire du savoir ancien fondé sur la mémoire et sur un petit nombre de textes légués de génération en génération. La bibliothèque permet surtout, et c'est là que nous touchons au problème de Burton, de comparer les livres, je pourrais fort bien regretter et avec raison [?] d'avoir lu beaucoup de livres en vain, faute d'une méthode efficace ; je me suis rué de manière confuse sur divers auteurs dans nos bibliothèques, sans grand profit, [?] tout mon trésor est dans la tour de Minerve.

Atteindre à la réalité du monde

Epitaphe au buste de Robert Burton, cathédrale de Christ-Church, Oxford : "Connu de peu, inconnu d'un peu moins, ici repose Démocrite Junior, à qui la mélancolie a donné vie et mort ; 25 janvier 1640"

Burton reprend à son compte la célèbre expression de Térence, rien de ce qui est humain ne m'est étranger, et son livre devient lui-même une immense bibliothèque où les livres sont le seul moyen d'atteindre à la réalité du monde qui s'étend en dehors des murs, où les livres, à la manière de la carte dont parle Borges, à l'échelle 1:1, deviennent le monde : tout est là, à portée de main, sinon à portée de mémoire ; ainsi, puisque les arts de la mémoire ont apparemment perdu de leur utilité dans une bibliothèque bien ordonnée, Burton a perdu la maîtrise qu'il pensait avoir sur son matériau. Burton sait que l'on n'écrit pas du neuf, que l'on ne fait que réordonner les textes qui ont été légués, cependant, devant l'immensité de la bibliothèque, devant l'invention de l'index, il sait aussi que tout ce qu'il écrit, tout ce dont il se souvient peut être, d'abord vérifié, puis contredit à partir d'une autre source, ailleurs, dans un livre qu'il ne connaît pas.

C'est quand il réalise à quel point sa mémoire (pourtant immense) est dérisoire en comparaison des volumes qui l'entourent, que s'aggrave sa mélancolie :

quel immense catalogue de nouveaux ouvrages sortis cette année, à notre époque, et exposés à notre foire de Francfort et à nos foires nationales ! [?] Quel glouton insatiable pourra lire ces livres ? Comme c'est déjà le cas, nous serons confrontés à un immense chaos, à une confusion de livres, ils nous écrasent, nos yeux sont usés par la lecture, nos doigts fatigués à force de tourner les pages. Quant à moi, je ne le nie point, je fais partie de ceux-là
. La bibliothèque déstabilise, il perd la stabilité que lui conférait le savoir ; c'est pourquoi, ce qui a souvent frustré de nombreux lecteurs, l'Anatomie de la mélancolie devient, en dépit sans doute de Burton, l'exemple même de l'instabilité - mais le contraire du déséquilibre -, toute opinion est suivie d'une autre qui la contredit, elle-même suivie par un commentaire de Burton indiquant qu'il ne sait pas bien quelle option choisir. Nous sommes témoins de la transformation de la copia de la Renaissance humaniste en scepticisme du fait même de la méthode - copia, qui en latin signifiaitabondance, ressources, devient au Moyen Age, copiare, commenter, transcrire abondamment, et c'est sur l'abondance de ressources que bute Burton, qui n'est certainement pas en mal de copie. Comme nous l'apprend Ruth Fox (A Tangled Chain[Une chaîne enchevêtrée]),
L'anatomie et la mélancolie ont une affinité ; toutes deux sont l'effet d'une perte - la perte de sens, la perte d'un chemin évident vers la vérité ; la perte de maîtrise sur un monde incertain. [?] La notion mélancolique d'avoir perdu quelque chose incite à faire une anatomie - anatomie elle-même productrice d'une perte. L'anatomie est donc une cure de la mélancolie créant les conditions qui la produit. Ne nous étonnons donc pas que Burton ne cesse de rédiger sonAnatomie de la Mélancolie
.

Frontispice pour The Anatomy of Melancholy de Robert Buton, détail (BM Lyon, Rés. 167407)

Il montre lui-même avec humour cette contradiction qui l'entraîne à une infinie ratiocination : Je pourrais très bien m'inspirer du gymnosophiste qui avait expliqué à Alexandre (lequel voulait savoir qui de ses collègues parlait le mieux) que chacun d'eux avait répondu mieux que les autres, et dire la même chose de ces causes de la mélancolie : à celui qui me demandera laquelle est la plus grave, je répondrai que chacune est plus grave que les autres et que la passion est la plus sérieuse de toutes. Ce paradoxe est visible partout : tant de chapitres se terminent, non pas sur une conclusion, mais sur une liste d'auteurs et de livres à consulter ; tant de "&c." (2 452) indiquent qu'aucune conclusion ne peut être arrêtée. La structure parataxique de l'oeuvre montre bien que l'ordre dans lequel Burton ordonne a ses arguments n'est ni hiérarchique ni productif d'un jugement de valeur, c'est simplement l'ordre que sa mémoire leur a imposé,

J'ai mêlé le sacré au profane, avec l'espoir de n'avoir rien profané et j'ai mentionné les auteurs en notant leur nom, per accidens, sans suivre de chronologie ; et parfois les Modernes viennent avant les Anciens, selon les hasards de la mémoire
, et La mémoire collecte toutes les apparences transmises par les sens et les conserve à la manière d'un bon archiviste, afin qu'elles soient disponibles lorsque l'imagination ou la raison en a besoin; comme le dit Michael O'Connell, La bibliothèque est bien trop riche pour que la recherche puisse aboutir rapidement ; elle ne nous permet pas d'atteindre une conclusion définitive.

Le langage, le flot ininterrompu de mots qu'égrène Burton sont ses antidotes à la mélancolie. Mais c'est là un autre sujet.