Dans les petits cahiers d'un savant
Il y a quatre-vingts ans, le fonds Lacassagne entrait à la Bibliothèque, donné par le père de l'école lyonnaise d'anthropologie criminelle
Un petit cahier d'écolier semblable aux 61 autres qui lui sont joints, un cahier d'écolier sur lequel un scripteur a écrit soigneusement Répertoire Jean Grobel. Recueil de chansons et monologues. Ce cahier est celui d'un détenu de la prison Saint-Paul, de Lyon, incarcéré pour vol à la fin du XIXe siècle. Il contient plusieurs dizaines de chansons (Fleur de Seine, Mon Petit Frère, Folichonnade, L'Amour boiteux...), des chansons que fredonnaient les prisonniers de droit commun dans les établissements français de cette fin de siècle et que le propriétaire du cahier a noté ou peut-être recopié pour tuer le temps et chasser l'ennui [note] Littérature des prisons [?], dossier 56, cahiers Ms 5286-5287-5288 (Bibliothèque municipale de Lyon)..
Sur un autre cahier, une liste de 538 titres de livres, numérotée et rédigée sur deux colonnes. Ces ouvrages sont ceux de la bibliothèque de la prison de Lyon ; un détenu en avait la charge et, avec patience, il a recopié l'inventaire complet des livres que les détenus d'alors pouvaient lire : des manuels (ceux de l'horloger, du menuisier, du terrassier...), des classiques (Plutarque, Racine, Pascal), des biographies (Jeanne d'Arc, Colbert...), des romans d'aventure (ceux notamment de Walter Scott)... Un énorme manuscrit composé de près de 25 cahiers de 32 pages, écrit lui aussi à la prison Saint-Paul : le journal d'un condamné à mort, un dénommé Nouguier qui, en 1899, assassina avec ses camarades une vieille femme pour faire la caisse de son modeste débit de boissons. Un journal personnel qui dit la prison au jour le jour, le silence, les faux espoirs, les derniers petits bonheurs d'une existence qui va s'arrêter net [note]Nouguier. Souvenir d'un moineau [?]. Bibliothèque municipale de Lyon, Ms 5369. Une liasse de lettres, celles écrites à l'adresse d'un médecin de l'administration pénitentiaire de Cayenne par des bagnards ; un homme qui se plaint des chaînes qui le font souffrir ; un autre qui demande à être opéré ; un troisième, aliéné, qui narre son existence... des lettres de l'existence ordinaire au sein du bagne, des mots parfois ultimes traces de leurs auteurs, des traces de vies ratées [note]Bibliothèque municipale de Lyon, Ms 5285.
Cachet apposé en 1921 sur les documents de la "Collection du Pr Lacassagne"Sur un cahier, il a rédigé un lexique de conversation Français-Toucouleur [note]Bibliothèque municipale de Lyon, Ms 5267, comme un autre un dictionnaire Français-Argot [note]Bibliothèque municipale de Lyon, Ms 5301. Lui s'appelait Vidal ; il avait suivi son frère dans deux expéditions au Soudan entre 1896 et 1899, c'était avant ses crimes, l'assassinat de deux jeunes femmes sur la Côte-d'Azur. A la prison de Nice ou à celle de Lyon, il couvrit de nombreux cahiers de son écriture et parmi ceux-ci, outre des souvenirs de voyages, ce lexique, archive des langues, mémoire d'une rencontre insolite entre un employé d'hôtel et un peuple. Sur la couverture, son auteur a noté « ne peut être lu que par des docteurs en médecine », il a pris des précautions, le texte qu'il a rédigé n'était pas, selon lui, à mettre entre toutes les mains : il s'intitule État mental et psychologique d'un inverti parricide [note]Bibliothèque municipale de Lyon, Ms 5366. Charles Double, son auteur, y décrit longuement sa déviance, son hermaphrodisme mental. Ligne après ligne, il dit les souffrances endurées, les trahisons, les errances. Cette vie coupable, il la raconte dans un discours hybride formé de ses mots et de ceux des médecins de son temps. Ces manuscrits appartiennent tous, comme plusieurs dizaines d'autres présentant la même richesse et un semblable intérêt historique au fonds que le Professeur Alexandre Lacassagne donna à la Bibliothèque de Lyon, au début des années 1920. Comment la lettre d'un bagnard à son médecin, l'autobiographie d'un inverti... furent-elles conservées ? Parcours dans la bibliothèque d'un savant et dans ses archives.
L'acte criminel comme fait social
Page de titre du premier tome des Archives de l'Anthropologie Criminelle [...], fondées et dirigés par le professeur Alexandre Lacassagne, Lyon, Storck, 1886 (BM Lyon, Fonds Lacassagne, 135190) 1921. Le professeur Lacassagne parvenu au terme d'une longue carrière et, après avoir publié une impressionnante somme d'articles, de livres, de traités et de rapports, dont un ultime ouvrage sur la vieillesse (La Verte Vieillesse) décide de prendre sa retraite et de confier sa bibliothèque et ses archives à la Bibliothèque de la ville qu'il habite depuis le milieu des années 1880 et dont il est devenu l'un des principaux notables. Au total, ce sont près de 12 000 pièces que le professeur Lacassagne remet au maire de la ville, Edouard Herriot, ce 28 février 1921. Si la municipalité débloque une importante subvention pour établir le catalogue de cette collection [note]Catalogue du fonds Lacassagne : Bibliothèque de la Ville de Lyon. Lyon : Imp. nouvelle lyonnaise, 1921, 222 p., ce n'est pas seulement qu'Alexandre Lacassagne est l'un des plus célèbres médecins lyonnais de l'époque, mais aussi parce qu'en cet homme s'incarne le développement depuis quarante ans de la médecine légale et de l'anthropologie criminelle française.
Fils aîné d'un modeste hôtelier, Alexandre Lacassagne naît en 1843 à Cahors, ville qu'il quitte à l'âge de dix-huit ans pour Paris. Il prépare le concours pour l'école impériale du Service de santé militaire, qu'il intègre en 1863. Au début de l'année 1864, il va s'installer à Strasbourg dont il devient interne des hôpitaux en 1866. Un an plus tard, Lacassagne soutient sa thèse en médecine sur les effets physiologiques du chloroforme. Il retourne à Paris le temps d'un stage au Val-de-Grâce avant d'être nommé aide-major à l'hôpital militaire de Marseille, puis répétiteur de pathologie générale et médicale à Strasbourg. Au terme de la guerre de 1870, on le désigne pour convoyer, par la Suisse, des blessés à l'hôpital de la Charité à Lyon. Il suit alors sa faculté transférée à Montpellier. C'est là qu'en 1872, il passe brillamment le concours d'agrégation de médecine générale et de médecine légale avec une thèse sur la putridité morbide. Cependant, cette même année, l'École du service de santé militaire disparaît et Lacassagne est envoyé à Sétif en Algérie. Il profite de ces deux années outre-mer pour préparer l'agrégation du Val-de-Grâce qu'il obtient en 1874. Mais, à Paris, il ne parvient pas à obtenir de poste et est renvoyé par l'autorité militaire pour un nouveau séjour en Algérie. A Alger, on lui propose la place de professeur d'hygiène et de médecine légale à l'Ecole de Médecine ; il refuse, et une nouvelle perspective s'ouvre à lui lorsqu'à la toute fin de la décennie, on lui propose la chaire de médecine légale et de toxicologie à la faculté de médecine de Lyon.
Notes du professeur Lacassagne prises lors de l'autopsie du président Sadi Carnot, assassiné à Lyon le 24 juin 1894. Le carton, qui porte les mesures du foie du défunt, est maculé de son sang. Dossier de pièces manuscrites sur l'affaire Caserio(BM Lyon, Fonds Lacassagne, Ms 5272) En 1880, après quelques semaines de négociations, il est nommé et titularisé dans cette ville qu'il ne quittera plus jusqu'à sa mort, en 1924. Il devient l'un de ses ambassadeurs les plus brillants. Enseignant, Lacassagne forme pendant plus de trente années des centaines d'étudiants, en dirige les thèses, en accompagne les travaux. Médecin expert, il est sollicité dans les affaires les plus célèbres de cette fin de siècle. Praticien enfin, il contribue à nourrir les débats sur la déontologie de la profession.
Chercheur, il développe et anime, grâce notamment à la revue Archives d'Anthropologie criminelle et de Médecine légalequ'il fonde en 1885, un réseau international d'échanges scientifiques. Acteur des principaux congrès d'anthropologie criminelle de l'époque, il contribue par ses travaux souvent précurseurs (de ceux sur les tatouages à ses études sur la vieillesse), mais aussi par l'ouverture des colonnes de sa revue à de nombreux travaux (ceux de Tarde, de Binet...) à faire entrer la médecine du crime dans l'espace public.
Souvenir d'un moineau ou les confidences d'un prisonnier. Couverture de premier des six cahiers constituant le récit autobiographique rédigé par emile Nouguier de juillet à septembre 1899 à la prison de saint-Paul, à l'adresse du professeur Lacassagne (BM Lyon, Fonds Lacassagne, Ms 5369)Féru d'histoire, de philosophie et de littérature, Lacassagne, comme certains de ses confrères, entreprit non de faire l'histoire de la médecine mais de relire l'histoire au regard des connaissances médicales contemporaines. Ainsi consacra-t-il une partie de ses recherches à la Révolution française et notamment à Marat. Le professeur admirait Auguste Comte, Sainte-Beuve, Renan et Taine. Il milita dans les rangs des Dreyfusards tout en étant partisan de la peine de mort. Bien que plurielle, l'?uvre de Lacassagne est essentiellement axée sur la médecine légale et le développement de la criminologie. Si l'on considère brièvement la naissance du mouvement criminologique français, il est possible de retenir comme point de repère l'offensive fondatrice des criminologues français contre la doctrine italienne de Lombroso, lors du second Congrès d'anthropologie criminelle en 1889, à Paris. L'Ecole française à laquelle Lacassagne appartient s'attache à prendre en compte tous les aspects scientifiques du phénomène criminel ; elle se démarque de la conception lombrosienne du criminel-né. Ainsi, les Lyonnais dénoncent l'influence du milieu social qui est, à leurs yeux, un véritable bouillon de culture de la criminalité, et c'est à ce titre que leur école fut nommée : l'Ecole du milieu social. Leur lecture du crime se veut plurielle : le criminel est soumis à des influences multiples, en particulier sociologiques ; aussi, l'acte criminel est un fait social en intime corrélation avec le milieu auquel appartient le criminel. Cette doctrine se différencie de celle de l'Ecole italienne pour qui le criminel est, du fait d'une hérédité ou d'une constitution anormales, incapable de respecter les lois qui protègent la société. Pour l'Ecole française, le criminel est un individu apparemment normal mais prédisposé au crime de par un déséquilibre cérébral. Cet équilibre instable, empêchant toute adaptation à la vie sociale, place l'individu dans une situation périlleuse, à la merci d'une action extérieure : la misère ou l'oisiveté.
Ce ne sont donc pas les livres et les papiers d'un simple médecin que Lacassagne remet à la Bibliothèque de Lyon, mais ceux d'un savant qui marqua l'histoire des sciences de la Belle-Epoque, ceux d'un directeur de revue, ceux enfin d'un intellectuel fin-de-siècle. Le fonds Alexandre Lacassagne est à l'image de la personnalité de son auteur. Par cette bibliothèque et ces archives, ce sont les pratiques de Lacassagne qui sont mises à jour ; chacun des documents éclaire en effet l'?uvre du criminologue lyonnais.
Amateur d'archives et expert érudit
Au centre du fonds Lacassagne, il y a les travaux du professeur lyonnais ; tout se passe en effet comme si la bibliothèque et les archives n'étaient que des développements, des appendices de ses travaux publiés, comme si, selon les propres termes de Lacassagne, sa bibliothèque dessinait son portrait intellectuel, comme si cette masse documentaire était un corps dont l'?uvre de Lacassagne formerait les organes .
Alexandre Lacassagne publia près de 150 textes dont une vingtaine qu'il co-signa, notamment avec son collègue Étienne Martin. Ces publications sont très hétérogènes : des préfaces, des conférences, des leçons, des notices nécrologiques, des articles de dictionnaire (du dictionnaire médical Dechambre), des rapports d'expertise, des articles de revue, des traités, des comptes rendus d'ouvrages. Cet ensemble est complété de sa correspondance et de diverses notes et manuscrits du professeur, mais également par la revue Archives d'Anthropologie criminelle et de Médecine légale, qu'il dirigea pendant de nombreuses années et par la collection, la Bibliothèque de criminologie, qu'il anima chez Storck et où parurent plus d'une trentaine de titres.
Portrait d'Henri Vidal, le "tueur de femmes" pris à la prosion Saint-Paul en juin 1902. Dossier de pièces manuscrites sur l'affaire Vidal(BM Lyon, Fonds Lacassagne, Ms 5263)Ces écrits couvrent la totalité de l'activité de Lacassagne, de sa thèse de médecine soutenue à Strasbourg sur les effets physiologiques du chloroforme (1867) et ses analyses de l'épidémie de choléra dans la province de Constantine en 1873-1874, jusqu'aux ultimes recherches sur la sénilité et son livre La Verte vieillesse (1921). Ces recherches se caractérisent par une extrême diversité des sujets traités : Lacassagne publia aussi bien sur les châtiments corporels en Angleterre que sur la révision du Code civil, les variations de la rigidité cadavérique que sur la pédérastie. Derrière cette diversité, se dégagent les lignes de force d'une activité intellectuelle et sociale intense.
Comme bon nombre de ses collègues du second XIXe siècle, Lacassagne s'est passionnément intéressé à l'histoire, et notamment à la Révolution de 1789 (600 pièces l'ont pour sujet) ; s'il ne consacre qu'un article à Jean-Paul Marat (« La Médecine légale dans l'histoire : l'assassinat de Marat. Blessure, autopsie, embaumement », 16 p., 1891) , il rassembla l'une des plus importantes collections de documents relatifs à ce personnage avec plus de 500 pièces comprenant ses ?uvres médicales et scientifiques, philosophiques, sociologiques et politiques, les journaux qu'il dirigea, ses placards, ses pamphlets, ses ?uvres posthumes, sa correspondance publiée et plusieurs autographes ainsi qu'une grande quantité de travaux ou de documents relatifs à ce médecin révolutionnaire.
Portrait de Charles Double, homosexuel qui tua sa mère à Belley en 1903. Il laissa quatre cahiers autobiographiques. Affaire du parricide CH. Double (BM Lyon, Fonds Lacassagne, Ms 5366)L'histoire de la médecine occupe en effet une place importante dans la bibliothèque de Lacassagne et notamment les ouvrages du docteur A. Cabanes (dont le criminologue préfacera l'un des ouvrages : Les Morts mystérieuses de l'Histoire. Souverains, de Charlemagne à Louis XVI, 1901) . Lacassagne produira quelques travaux dans cette perspective : ainsi en 1901, pour la Revue scientifique, l'article « La médecine d'autrefois et le médecin du XXe siècle », ou encore un livre inédit avec le docteur H. Chartier en 1889 portant sur les Caractères, Passions et Criminalité sous les Antonins. Ces médecins revisitent le passé et cherchent à produire des diagnostics sur les « grands hommes». C'est le cas de Jean-Jacques Rousseau qui est l'objet d'un regard particulier des médecins d'alors. Lacassagne n'échappe pas à cet intérêt et il lui consacre plusieurs publications (notamment Les Dernières Années et la Mort de Jean-Jacques Rousseau, 1913) ; il rassemble également les dizaines d'ouvrages qui lui sont consacrés (ceux d'Henry Joly, d'Hippolyte Buffenoir, etc.) ; d'autres grandes figures littéraires sont au panthéon de la bibliothèque de Lacassagne : Molière, Montaigne, Diderot, sans que le médecin n'écrive sur eux mais dont il possédait certains autographes.
Si une partie de l'?uvre de Lacassagne est tournée vers le passé, l'essentiel de ses travaux s'inscrit dans l'actualité de son temps et la majorité des documents qu'il dépose au sein du fonds qui porte son nom traite d'expertises dont il eut la charge. Ce rôle d'expert qui explique en partie, on y reviendra, l'imposant fonds documentaire dont le médecin disposait, s'étend sur plusieurs domaines.
Il s'agit d'abord des expertises de médecine légale et des autopsies. C'est ainsi le cas de l'autopsie qu'il réalisa dans l'affaire Nouguier où une bande de jeunes apaches avait assassiné une cabaretière ; dans un long article, Lacassagne décrit les conditions exactes de la mort de la victime à partir de l'autopsie du cadavre qu'il réalisa, parvenant même, grâce à un bloc fécal laissé par les agresseurs, à identifier le coupable (Affaire de la Villette à Lyon. Assassinat de la « petite vieille », 1901) . Mais, comme l'a bien montré Frédéric Chauvaud , la grande affaire de cette fin de siècle ce sont les empoisonnements. La bibliothèque de Lacassagne met bien en évidence la formidable production discursive sur ce sujet (plus de quarante entrées dans le catalogue). Le médecin interviendra sur plusieurs affaire de ce type : l'affaire T... avec l'empoisonnement par le chlorate de potasse d'une fille enceinte de 5 mois (1887) ou l'affaire Gondrand avec empoisonnement à la strychnine (1888), ou plus tard l'affaire Cetto .
Caricature à la plume, Littérature des prisons [...] (BM Lyon, Fonds Lacassagne, MS 5286 à Ms 5288)Il s'agit aussi des expertises psychiatriques de criminels : Lacassagne fut à de nombreuses reprises désigné par les tribunaux pour statuer sur la responsabilité d'auteurs de crimes. La proximité du laboratoire de médecine légale d'avec la prison Saint-Paul et son rôle comme président de la Commission de patronage des libérés, font de l'univers carcéral un lieu familier au Professeur. Lorsqu'il est en charge d'un dossier, il se rend plusieurs fois par semaine à la prison, examine le détenu, dialogue avec lui et instaure un climat de confiance propice aux confidences. Il accède ainsi parfois aux écrits du criminel. Mais cette expérience l'amène aussi à différentes reprises, d'une part à prendre position dans le débat sur la responsabilité des auteurs de crimes et, d'autre part, à réclamer pour sa profession une réglementation. Une série d'ouvrages de sa bibliothèque porte sur les expertises criminelles et sur l'histoire contemporaine des pratiques médico-légales en France mais aussi à l'étranger, en Italie notamment.
Il s'agit enfin des expertises moins nombreuses relatives à l'hygiène urbaine, à la législation... Lacassagne intervint régulièrement dans la vie de la cité qu'il habitait depuis le milieu des années 80. Il prit part à certaines commissions sur l'hygiène et rendit une volumineuse étude sur ce thème (L'Hygiène à Lyon, 1891) .
Fort de ses expertises multiples, Lacassagne a consacré plusieurs travaux à l'établissement de traités, précis et vade-mecum de médecine légale. On citera notamment son célèbre Vade-mecum du médecin expert (1900) . Et le fonds recèle aussi une imposante collection des traités que ses collègues publièrent (ceux de Thoinot, Vibert, Orfila, Casper...). Les travaux sur Vacher l'Eventreur, sur l'assassinat du Président Carnot ou encore sur Henry Vidal, le tueur de femmes, sont aussi exemplaires de cette transformation du traitement d'un cas en un savoir plus général. Car Lacassagne s'efforce toujours de servir sa discipline et d'offrir à ses collègues d'abord sous forme d'articles dans les Archives d'Anthropologie criminelle et de Médecine légale, puis de livres généralement publiés chez Storck, son éditeur lyonnais, l'ensemble des pièces d'un dossier. On y suit pas à pas la démarche du médecin légiste en vue de la résolution de l'énigme que constitue le crime.
Un producteur et un échangeur de savoirs
Car, ce qui caractérise à la fois l'homme et le fonds Lacassagne, c'est bien un souci constant de mettre en commun un savoir en développement et de faire circuler les informations que les différents acteurs produisent. Le sens de la revue les Archives d'Anthropologie criminelle et de Médecine légale n'est pas autre ; la revue a pour fonction à la fois de rendre compte des travaux qui se font autour du laboratoire de Lacassagne (et en particulier les thèses des étudiants) mais aussi de dialoguer avec les autres savants du crime et notamment avec l'Italien Cesare Lombroso. Plus que la bibliothèque d'un homme, le fonds Lacassagne est de ce point de vue celle d'une revue ; on y retrouve les publications de ses principaux auteurs dont celles de Gabriel Tardes, A. Corre, mais également celles de ses correspondants à l'étranger et de l'ensemble des savants qui composent le champ médico-légal de cette fin de siècle (Locard, Martin, Brouardel...) .
Couverture du premier cahier des souvenirs autobiographiques d'Henri Vidal : Mon premier voyage au Soudan. (BM Lyon, Fonds Lacassagne, Ms 5264) Mais l'originalité du fonds Lacassagne est probablement ailleurs ; elle tient dans l'intérêt constant chez Lacassagne pour l'infime, pour l'indice minuscule, l'inédit, le caché. C'est la face cachée du fonds Lacassagne : la remarquable collection de manuscrits en tout genre qu'il contient. Nous en avons donné quelques exemples en ouverture, mais la liste est longue de ces écrits ordinaires que Lacassagne rassembla tout au long de sa carrière. Il convient ici de rappeler que le professeur, avant d'être le chef de file de l'Ecole lyonnaise, se fit connaître par une série d'études sur les tatouages (Paris, Baillière, 1881) à partir de la collection qu'il avait constituée notamment lors de son séjour en Algérie auprès des prisonniers du IIIe Bataillon disciplinaire d'Afrique. Ce fonds d'archives manuscrites, Lacassagne le constitua aussi avec l'aide de ses collègues et ainsi le dossier « Littérature du bagne », qui comprend une série de lettres de bagnards au médecin chef de Cayenne lui fut donné par le docteur Armand Corre, médecin ethnographe qui consacra plusieurs travaux aux Créoles et dont Lacassagne possédait les archives. A l'instar de son collègue Cesare Lombroso qui publia Les Palimpsestes des prisons, Lacassagne réunit en effet, avec l'aide du directeur de l'établissement et de ses gardiens, une collection d'écrits de prisonniers de la prison Saint-Paul qui prennent véritablement sens avec les volumes contemporains sur l'univers pénitentiaire (par exemple l'ouvrage d'Emile Laurent, Les Habitués des prisons de Paris que Lacassagne préfaça). Aussi le fonds Lacassagne renferme-t-il des archives particulièrement précieuses, des archives qui disent la prison et dont les auteurs ne sont autres que les prisonniers : des archives de l'intérieur.
Marat, l'Ami du peuple à ses concitoyens, 28 août 1792 (BM Lyon, Fonds Lacassagne, Rés. 6578)Si le fonds Lacassagne, de par la personnalité de son donateur, est à la fois exemplaire de la bibliothèque d'un savant d'une part et d'un expert d'autre part, son originalité relève de ses fonds de tiroir ; à l'image de l'autobiographie de Louise Chardon, la vie d'une femme galante, glissée dans le dossier d'un autre criminel, on y trouve des archives qui n'ont pas le brillant des autres, de celles de Lacassagne et de ses collègues. Ce sont des archives mineures, cailloux agrégés à l'archive majeure du grand homme. Ces cahiers jaunis, rédigés de la main d'inconnus, de quidams, de sans-nom en disent autant que les écrits savants que renferme la grande bibliothèque de Lacassagne ; ils ne disent pas seulement l'exclusion : ces cahiers, ces pages manuscrites révèlent le point de vue de ceux qui furent l'objet de ce formidable savoir que s'avéra être la médecine légale et dont Lacassagne fut l'un des plus éminents représentants. Avec ces documents, on accède aux pratiques, à celle de productions de savoir comme à celle de résistance des sujets qui en furent l'objet . On parvient peut-être aussi un peu mieux à saisir, à travers elles, qui fut Lacassagne.