Il n'est plus à toi mais à moi...

Ex-libris, annotations manuscrites, marques de censure... livres et hommes du temps jadis, revivent à travers la base numérique « Provenance des livres anciens [note] La base « Provenance des livres anciens » est disponible sur le site de la Bibliothèque à l'adresse suivante : http://sgedh.si.bm-lyon.fr/dipweb2/apos/possesseurs.htm »

Non amplius tui sed mei
... cette annotation apposée par ses propriétaires successifs à la fin d'un ouvrage de Juan de Torquemada de 1470, exprime bien le sentiment dérisoire de possession définitive que ces hommes et femmes éprouvaient pour leurs livres (fig.1 et 2). Les « anciens possesseurs » s'en sont allés, laissant dans les livres qui leur ont heureusement survécu toutes sortes de marques. Celles-ci, par leur diversité et leur richesse, illustrent la relation étroite qui unissait le plus souvent les possesseurs à leurs collections. Elles nous renseignent aussi plus globalement sur la production et la vente des livres en Europe, l'usage qui en était fait, ainsi que sur les pratiques de lecture.

Reconnue maintenant comme un domaine essentiel de l'histoire du livre, la provenance des ouvrages anciens constitue une source importante d'informations pour les chercheurs et spécialistes en sciences humaines. Les marques de provenance des livres conservés à la Bibliothèque municipale de Lyon, imprimés dans l'Europe entière, permettent d'entrevoir les voyages de ceux-ci depuis la Renaissance, reflétant une logique radicalement étrangère aux frontières nationales actuelles. Centre typographique important à la Renaissance, Lyon grâce à ses foires se trouvait au coeur d'une activité commerciale intense qui favorisait l'effervescence du monde de l'imprimé. L'itinéraire que certains volumes ont suivi avant leur arrivée à Lyon révèle, selon les époques, la richesse et l'intensité des échanges commerciaux et intellectuels, et, en même temps que le voyage des livres, celui des idées.

Fig. 1: Expositio super toto psalterio, par Juan de Torquemada Rome, Ulrich Han, 4 octobre 1470 (BM Lyon, SJ Inc b 63, f° 201).

A la suite du premier possesseur Dominicus Nuptius, qui a apposé son nom en 1476 à la fin du tex te, deux autres "citoyen romains", Evangelista Olivarius de Montepolo et Vincentius Massetus, originaire de Florence, ont ajouté leur ex-libris aux XVIème et XVIIème siècles. Chacune de ces deux inscriptions commence par

Non amplius tui sed mei...
: il n'est plus à toi mais à moi...

Cette dimension, liée à la reconnaissance de l'importance des ouvrages anciens en tant qu'objets intellectuels complexes, porteurs de nombreux témoignages de leur histoire, a conduit la Bibliothèque de Lyon à entreprendre un projet de numérisation systématique des marques rencontrées dans ses collections. La base numérique ainsi créée regroupe actuellement plus de cinq cents possesseurs, dont une vingtaine de femmes [note]Parmi lesquelles: Pernette de Jeoffrey, Phes du Rost, Benoite Saladine Cortoiesse, Louise Bessie, Louise Baralhon, Sibylle Françoise Mazenot, la Marquise de Pompadour, Blanche Dupuys-Albanel, Judith Gauthier et quelques institutions religieuses dont les Bénédictines de l'Abbaye de Saint-Pierre les Nonnains, les Visitandines de Bellecour et du couvent Sainte-Marie-des-Chaînes de Lyon, et le Karmelitenkloster de Bamberg. . Les livres portant les marques de provenance numérisées ont été imprimés majoritairement entre le XVe et le XVIIe siècle. L'éventail de leurs possesseurs regroupe des personnes et institutions d'origine variée. Parmi un grand nombre de médecins, de prêtres, d'avocats, de marchands aux noms oubliés apparaissent quelques grands noms de la bibliophilie comme Joaquín Gómez de la Cortina, marquis de Morante, ou des personnalités hautes en couleur comme William Wickham, célèbre espion britannique pendant la Révolution française [note]Ex-libris manuscrit sur : Catulli, Tibulli, et Propertii Opera, Birmingham, J. Baskerville, 1772 (BM Lyon, fonds Chomarat A 8808).. Y figurent aussi en bonne place les principaux bibliophiles et couvents lyonnais. Beaucoup de ces anciens possesseurs originaires de Lyon ou de sa région ont donné ou légué leur bibliothèque aux grands couvents de la ville. Pendant la Révolution ces collections ont été jointes à celles de l'ancien Collège de la Trinité qui fut longtemps confié aux Jésuites. La bibliothèque du Collège de la Trinité, à l'origine de la Bibliothèque municipale actuelle, est devenue publique dès 1765. Les autres collections sont venues l'enrichir aux siècles suivants.

Reflet du travail de recherche réalisé pendant le catalogage des collections, la base « Provenance » s'efforce d'illustrer en même temps que l'histoire de ces collections, l'histoire des livres en général. Elle continuera de croître au fil du catalogage, projet à long terme dont elle fait partie intégrante.

Cette base décrit individuellement chaque ancien possesseur, personne ou collectivité, en parallèle avec le catalogue en ligne de la Bibliothèque qui, lui, décrit les livres. A partir de chaque fiche de possesseur dans la base, un lien hypertexte permet ainsi d'afficher la « Description complète de l'ouvrage » dont les marques de provenance ont été numérisées. Cette description replace chaque provenance dans l'histoire de cet exemplaire. Un autre lien sur le nom du possesseur permet de voir la liste des livres qui lui ont appartenu et des éditions auxquelles son nom est associé. Chaque fiche de possesseur contient également une information sur la personne ou l'institution concernée, les images numériques de ses marques, leur transcription et leur indexation, ainsi que les références du livre choisi pour la numérisation.

Fig. 2 : Expositio super toto psalterio, par Juan de Torquemada Rome, Ulrich Han, 4 octore 1470 (BM Lyon, SJ Inc b 63, f° 3).

Dans la couronne de laurier laissée vide par le rubricateur afin que le propriétaire du livre y fasse peindre ses armes, Evangelista Olivarius a ajouté les siennes au XVIème siècle, à la plume, avec ses initiales.

Dons d'ouvrages religieux

Les marques de provenance revêtent des formes multiples : reliures armoriées, ex-libris imprimés ou gravés, cachets de toutes formes, ou, comme c'est très souvent le cas aux XVe et XVIe siècles, simples annotations manuscrites spécifiant le nom du propriétaire du livre introduit par l'inscription habituelle ex bibliotheca, ex libris, hic liber pertinet [note]Il arrive aussi que le livre s'adresse directement au lecteur :

Sum M. Georgij Guilielmi Schiele...
: J'appartiens à Georgius Guilielmus Schiele ou encore :
Frater Petrus La Beguine carmelita Remensis me iure optimo possidet
: C'est le Frère Pierre La Beguine, carme de Reims, qui de son plein droit, me possède.... . A ces formules consacrées par l'usage, s'ajoutent fréquemment des détails de haute importance pour l'historien et le bibliographe, tels que le prix du livre, le lieu et la date à laquelle il a été acheté, ou l'échange dont il a fait l'objet.

Plusieurs termes décrivent des éléments que l'on rencontre communément dans les marques et permettent d'identifier les anciens possesseurs, tels que « armes », « initiales », « monogrammes », etc. D'autres termes décrivant le type de marque (marques de censure, annotations marginales) ont été aussi utilisés pour les indexer. Les quelques exemples exposés ci-dessous visent à mettre l'accent sur tel ou tel aspect longtemps occulté de l'histoire des livres.

L'étude matérielle de l'objet-livre dans sa globalité permet d'appréhender le texte imprimé dans le contexte plus large de sa production et de son utilisation, le replaçant ainsi dans les circuits commerciaux qui ont présidé à son édition. De récentes études de la production de Bibles imprimées au XVe siècle démontrent un parti pris délibéré d'adapter les contenus aux marchés disponibles [note]Kristian Jensen, « Printing the Bible in the fifteenth century : Devotion, Philology and Commerce » dans Incunabula and their readers: Printing, Selling and Using Books in the Fifteenth Century, edité par K. Jensen, Londres, The British Library, 2003, p. 115-138.. L'analyse des clientèles à partir des marques de provenance des exemplaires qui ont survécu mène à des conclusions particulièrement intéressantes au vu des usages divers qui ont été faits de ces Bibles. Il semble que beaucoup en effet n'auraient jamais été lues ni réellement utilisées mais plutôt offertes à des communautés religieuses en échange de prières pour le repos de l'âme du donateur après sa mort. Ces dons d'ouvrages religieux obéissent aux mêmes motivations que l'achat d'indulgences. L'étude des inscriptions d'ex-dono recensés et numérisés dans la base « Provenance » fournit donc des indications substantielles sur le prestige de tel ou tel couvent. De nombreux exemples de ces dons concernent les couvents lyonnais, confirmant ainsi l'importance du rôle qu'ils ont joué dans la vie intellectuelle et politique de l'époque, notamment par leur participation à l'édition lyonnaise.

Certains ex-dono reflètent une autre intention du légataire : il n'est pas rare que tel religieux laisse ses livres à la bibliothèque de son couvent « pour servir à l'étude ». C'est le cas de Guillaume Coquillart, poète et spécialiste de droit canonique, chantre et chanoine de la cathédrale Notre-Dame de Reims dont les exécuteurs testamentaires spécifient dans une inscription de 1510 à la fin de son ouvrage de Franciscus Zabarella Super Clementinis, imprimé à Lyon en 1498, qu'il a este donné et laissé à l'église de Reims par feu... Guillaume Coquillart l'aisné... qui a ordonné estre mis et enchainé dans la librairie d'icelle église pour servir a l'estude le 19 mai 1510. L'inscription a été suivie d'effet puisque figurent sur la reliure du livre la marque d'une chaîne et l'ex-libris imprimé du chapitre de la cathédrale.

Les annotations marginales et leurs auteurs

De Bellis ciuilibus, par Appien Reggio nell'Emelia, Francesco Mazzali, 1494 (BM Lyon, Rés Inc 677/1). Fig. 3, f° Cii : Henry Alabe spécifie en marge du texte au feuillet c2 qu'il a biffé une ligne imprimée au mauvais endroit et l'a reportée au bon endroit au feuillet c7 :
hanc lineam a me obliteratam ego Henr. Alabe reposui vlitimam paginae xi subsequentis, post haec berba "nam cum consules" : quo loci transferenda est
: Cette ligne que j'ai biffée, moi Henry Alabe, je l'ai restituée à la fin de la onzième page après celle-ci, à la suite des mots "nam cum consules" : c'est à cette endroit qu'elle doit se trouver". Fig. 4, folio Cvii : Ajout en fin de page par Henri Alabe de la ligne du texte imprimée par erreur au feuillet c2, avec son commentaire :
hanc lineam xi supra pagina obliteratam huic adscripsi
: j'ai ajouté à cette page la ligne supprimée onze pages auparavent

Parallèlement aux marques par lesquelles le propriétaire du livre s'identifie, son intervention sur le texte lui-même ou en marge du texte renseigne directement sur les aléas et erreurs diverses commises lors de la composition du texte ou de son imposition sur le papier, erreurs qui sans ce signalement, échapperaient à l'oeil non averti. La période incunable, période expérimentale de passage du texte manuscrit à la création du texte imprimé à partir de caractères mobiles, abonde en exemples d'erreurs de ce type, souvent révélées ensuite par les lecteurs. Il n'est donc pas rare de trouver dans les marges des livres imprimés du XVe et du début du XVIe siècle des abréviations manuscrites qui indiquent où trouver la suite du texte et rectifient les divers mélanges dans la séquence des lignes ou des pages imprimées d'un feuillet à l'autre ou d'un cahier à l'autre. Les erreurs dans le signalement des feuillets ou l'absence de signalement (la plupart du temps la séquence des cahiers est indiquée par des signatures, le plus souvent les lettres de l'alphabet en bas de page) donnent lieu à d'autres erreurs au moment de la reliure, erreurs fréquemment rectifiées par le lecteur au cours de sa propre utilisation du livre.

Un des exemples les plus significatifs de ces corrections, illustré dans la base « Provenance », est celui d'Henri Alabe, capitaine et châtelain de Montpellier, qui s'identifie par une inscription datée de 1671 comme le propriétaire d'un exemplaire de l'Histoire romaine d'Appien imprimée en latin à Reggio nell'Emilia en 1494 par Francesco Mazzali. En plus de la correction des nombreuses fautes d'impression qu'il rencontre au fil du texte, Henri Alabe remet à sa juste place (au bas du feuillet c7) une ligne apposée par erreur au bas du feuillet c2 soit pendant la composition du texte, soit lors de la correction de ce même texte dans l'atelier de l'imprimeur, et y appose son nom en signe de garantie (fig. 3 et 4). Par son intervention, il rend ainsi un service considérable aux lecteurs suivants et contribue à notre compréhension des aléas de la transmission des textes et de la fabrication des livres pendant les années qui ont suivi l'invention de l'imprimerie.

Comme la correction des erreurs survenues dans la forme du texte, pleines de conséquences pour sa compréhension, la lecture et l'analyse des annotations marginales qui s'expriment dans la pure tradition humaniste sont une source d'information importante pour le chercheur. Outils de travail des humanistes, les livres nous transmettent leurs réflexions, ce qui a attiré leur attention lors de leur lecture, leurs références aux auteurs classiques, auteurs qui se trouvent au centre de la pensée de la Renaissance. Pour annoter le texte, le lecteur d'autrefois utilise systématiquement les marges laissées généreusement à cet effet par l'imprimeur. Ces marques étant significatives de l'appropriation du texte par son lecteur, lorsque celui-ci est identifié, un échantillon représentatif de ses annotations marginales est numérisé et intégré systématiquement dans la base « Provenance ». Ainsi les annotations d'Henri Estienne exprimant ses exigences par rapport à l'intégrité du texte au début des Antiquités romaines de Denys d'Halicarnasse (fig. 5) ou les références aux auteurs classiques de l'érudit Claude Saumaise travaillant à l'identification de noms géographiques antiques dans les marges de son Ptolémée.

Fig. 5 : Romaikes archaiologias biblia deka [...], par Denys d'Halicarnasse Lutetiae, Ex officina Rob. Stephani..., 1546 (BM Lyon, Rés 160466).

Annotation marginales d'Henri Estienne, mentionnant une erreur dans le texte et insistant sur l'importance de la moindre nuance pour le sens :

... ecce quomodo nonnunquam sensus ab una distinciuncula pendeat
: voilà comment le sens du texte dépend quelquefois de la plus petite nuance. A la suite de cette annotation, une note d'une autre main compare le texte avec celui d'Eusèbe de Césarée au début de La Préparation évangélique.

Fig. 6 : De Rudimetis hebraicis liber, par Johannes Reuchlin Pforzheim, Thomas Anshelm, 1506, livre I, p. 32 (BM Lyon, Rés 105462).

Identifié grâce à l'inscription de François Bullioud à la fin du volume, Sante Pagnino, l'auteur de ces annotations, a dû utiliser cet ouvrage comme outil de travail pour sa propre traduction de la Bible. Il complète le texte de Reuchlin dans la marge en ajoutant les références correspondantes des livres de l'Ancien Testameent : "Levi. 26", "Dani. 2", "Geñ. 24", Geñ.4, etc)

Les amateurs de livres anciens savent qu'il est de nombreux autres cas de livres annotés dans lesquels l'utilisateur ne s'identifie pas, si ce n'est à travers les préoccupations et centres d'intérêt reflétés dans ses annotations. Il arrive toutefois, grâce à un examen minutieux du livre, qu'il soit possible de reconstituer la trame ténue de sa provenance. Un livre de vocabulaire hébraïque de Johannes Reuchlin, contenant la traduction latine de mots en hébreu ainsi que des références aux livres de l'Ancien Testament en témoigne. Parallèlement au texte, des annotations du même type (mot en hébreu, traduction latine, référence aux livres de la Bible) d'une écriture contemporaine, couvrent une grande partie des marges et de l'espace interlinéaire, dénotant un usage intense et systématique de ce vocabulaire ainsi qu'une connaissance approfondie des textes bibliques. C'est seulement grâce à une inscription à peine visible sur un fragment de manuscrit médiéval renforçant la reliure, que ces annotations peuvent être attribuées avec quasi certitude à Sante Pagnino, dominicain hébraïsant d'origine italienne, connu pour son importante traduction de l'Ancien Testament dont la première édition vit le jour à Lyon en 1528 (fig. 6).

L'influence de Sante Pagnino sur la vie intellectuelle lyonnaise pendant la première moitié du XVIe siècle n'est pas à démontrer. Fondateur de la bibliothèque du couvent des Dominicains de Notre-Dame-de-Confort à Lyon, dont les religieux participaient activement à la production des ateliers d'imprimerie voisins rue Mercière, il légua à ce couvent l'ensemble de ses livres. L'inscription qui l'identifie est signée « Blld » pour François Bullioud, notable lyonnais de la fin du XVIe siècle, amateur de livres qui, sur les conseils de son frère Pierre, jésuite, légua sa propre bibliothèque au Collège des Jésuites de la Trinité de Lyon en 1610. Une recherche au nom de François Bullioud dans la base « Provenance » permet de lister, en cliquant sur son nom, sept ouvrages dans les collections de la Bibliothèque, la plupart en hébreu, portant une inscription de sa main ou son ex-dono imprimé aux Jésuites de Lyon. Deux inscriptions de François Bullioud, décrites dans la base avec ses marques de possesseur, montrent qu'il était, comme nombre de Lyonnais influents, en relation avec les Dominicains de Notre-Dame-de-Confort, de qui il avait obtenu un autre livre autrefois possédé par Sante Pagnino (Rhetores Graeci, édité et imprimé en grec par Alde Manuce en 1508), échangé fructueusement contre un ouvrage moins prestigieux dans une édition plus tardive [note]

Liber hic quondam fuit Sanctis Pagnini, quem a fratribus praedicatoribus accepi, subrogato in illius locum Theatro vitae humanae posterioris editionis
: ce livre que j'ai reçu des Frères prêcheurs a appartenu autrefois à Sante Pagnino; il a été échangé contre une édition plus tardive de Theatro vitae humanae.. Cet exemple montre l'importance du moindre indice pour remonter le fil des provenances, et entrevoir brièvement une des multiples facettes de l'histoire des bibliothèques lyonnaises au XVIe siècle.

Voués aux flammes du bûcher

Il s'avère parfois difficile de décrire les diverses expressions de la censure dans les livres, puisque beaucoup d'exemplaires de livres officiellement censurés ou interdits ont disparu. Les marques de censure ne sont reproduites dans la base « Provenance » que lorsqu'elles peuvent être liées à un possesseur. Parmi les exemples rencontrés au cours de l'examen minutieux des collections, quelques marques et inscriptions retiennent l'attention pour ce qu'elles révèlent du rôle très actif des couvents lyonnais dans la Contre-Réforme, rôle qui s'étendait, par l'intermédiaire de réseaux divers, bien au-delà de Lyon et de sa région. Parmi les livres portant les marques de provenance des Grands Carmes, l'un des couvents les plus influents de la ville, dont les collections sont maintenant intégrées à celles de la Bibliothèque municipale de Lyon, de nombreux volumes contiennent les oeuvres des réformateurs allemands. Celles de Johannes Brenz, imprimées à Francfort-sur-le-Main par Peter Brubach entre 1544 et 1561, assemblées en plusieurs volumes, après avoir été acquises par les Grands Carmes, ont été soigneusement examinées par Jacques Maistret (1534-1615), l'un des Carmes particulièrement actifs dans la Contre-Réforme à la fin du XVIe siècle à Lyon. Si le texte de ces ouvrages n'a pas été annoté, au début de chaque volume figure une inscription qualifiant d'hérétiques les oeuvres contenues dans le recueil et les vouant aux flammes du bûcher (fig. 7). De toute évidence, cette sentence n'a pas été mise à exécution, du moins en ce qui concerne ces oeuvres de Brenz et pose la question de la censure des textes à une époque d'intenses conflits religieux. De la fréquence de ces inscriptions de la main de Jacques Maistret pour le couvent des Carmes, ou d'autres censeurs dans des couvents d'importance comparable [note]Voir par exemple: [Commentarius in genesim in varios scripturae libros], imprimé en 1623, en hébreu, portant la mention manuscrite expurgatus du censeur du couvent des Grands Augustins de Lyon (BM Lyon, 100094)., on peut déduire qu'il s'agissait là d'une activité régulière et quasiment d'un « devoir de censure » de la part de ces couvents, à l'encontre de textes qu'ils estimaient dangereux, hérétiques ou pour le moins sujets à controverse.

Fig.7 : Page de titre de In Exodum Mosi Commentarii, par Johannes Brenz Francfort-sur-le-main, Peter Brubach, 1550 (BM Lyon, 100851).Jacques Maistret, carme du couvent de Lyon, a apposé cette inscription sur de nombreux volumes jugés hérétiques :
Libri omnes in hoc volumine contenti sunt heretici et flammis adiudicati per Fratrem lacobum Maistret Carmelitam doctorem theologum Parisiensem
:
Tous les ouvrages contenus dans ce volume sont hérétiques et adjugés aux flammes par le Frère Jacques Maistret, carme, docteur en théologie de Paris
suivie de sa signature "J. Maitret, Carmelita". En milieu de page apparaissent le cote du livre et l'ex-libris manuscrit du couvent des Grands Carmes de Lyon "n 116" "Carmeli Lugd".

Expression d'une censure plus officielle, celle de l'Inquisition espagnole, l'exemplaire du De sacramentis in genere, un commentaire sur la troisième partie de la Summa de Thomas d'Aquin par le Frère Pedro de Cabrera, imprimé à Madrid en 1611 par Luis Sanchez, porte la marque de l'inquisiteur Manuel de Vargas qui l'a corrigé sur commission du Saint Office en 1632. Plusieurs feuillets du prologue ont été entièrement barrés ainsi que de nombreux paragraphes des « Quaestiones » 62 à 64 (fig. 8).

D'après les recherches effectuées sur les quelques autres exemplaires connus de cette édition, aucun ne porte la marque de l'inquisiteur ni ses corrections. L'exemplaire qui se trouve à la Bibliothèque nous renseigne sur l'itinéraire de livres censurés de la sorte. Il a appartenu ensuite au couvent des Carmes déchaussés lyonnais, comme de nombreux autres livres imprimés en Espagne, témoignant ainsi de l'intensité des échanges dans le monde du livre aux XVIe et XVIIe siècles entre Lyon et l'Espagne, tant par l'activité intense des libraires lyonnais qui organisaient les échanges commerciaux [note]Gérard Morisse, « L'activité en Espagne d'un libraire lyonnais du XVIe siècle, d'après les dossiers de la Chancellerie de Castille » dans Revista portughesa de Historia do Livro, année IV, n° 8, 2001, p. 67-99, sur l'activité des frères Trechsel avec l'Espagne et avec le reste de l'Europe., que par les contacts constants à l'intérieur des congrégations religieuses d'un pays à l'autre.

Promesses et malédictions

Autre élément couramment rencontré parmi les marques de provenance des premiers livres imprimés, l'inscription de malédictions contre celui qui, si le livre se perd, le trouvera et ne le rendra pas à son propriétaire, ou dans le cas contraire, de promesses de récompense pour celui qui restituera l'ouvrage à qui de droit. Une constante prévaut parmi ces inscriptions populaires et quelquefois anecdotiques à nos yeux : que par le col il soit pendu ou inversement qu'il me le rende et je paierai pour le vin à la Saint Martin, montrant avec insistance la valeur de cet objet si particulier qu'est le livre aux yeux de celui ou celle à qui il appartient, objet rare et souvent unique dans la collection de ce dernier. Il arrive que ces promesses, illustrées dans la base « Provenance » sous l'étiquette « Malédiction » ou « Promesse de récompense » côtoient toutes sortes d'autres inscriptions. L'ex-libris de Nicolas de Virieu, par exemple, fait se succéder sans transition menaces de mort et essais de plume inattendus, provoquant l'hilarité des mouches :

Iste liber pertinet mihi [...] quis michi forabitur per cholum suspendetur in arbore sine fruta
(Ce livre m'appartient [...] celui qui le prendra sera pendu par le cou à un arbre sans fruit) puis
A mon premier commen suiven quand je commense a ecrire Je crisoy si dulcement que je fasoy les moches rirent. Per me nobilis Nicolas de Viriaco [note]Ces essais de plume font écho à une inscription similaire de la main de Jean Boyer, archidiacre de Conques. Cf. M. Desachy, Je scrivoys si durement que fasoys les muches rire: Portraits de lecteurs : étude des exemplaires annotés de J. Boyer et J. Vedel » dans Bulletin du bibliophile, n°2, Paris, décembre 2001, p. 270-314..

Passionnées ou désinvoltes, toutes ces inscriptions expriment spontanément le même attachement de l'utilisateur à son livre. Objet qui semble doué de vie, espace privé ou familial, il sert souvent de support aux enregistrements les plus divers. Les Bibles en particulier, transmises d'une génération à l'autre, servent communément de réceptacle. Parmi d'autres instantanés de la vie quotidienne des siècles passés, on trouve ainsi des notes concernant des événements remarquables, chroniques de temps troublés, informations sur les naissances [note]Antoine Vial, « prestre perpetuel à Saint Paul » note dans sa Bible :

Le 17 may 1584 est née Anne Grolier, fille de noble Anthoine Grolier et de damoyselle Marie Camus, a une heure et demye après la mynuict. Son parreyns a estez noble anthoine camus son grand pere, sa marreyne damoyselle Anne Grolier sa tante Dieu lui fasse grasse de vivre longuement et amoy de lavoir marié
dans La Sainte Bible, Lyon, Jean de Tournes, 1551 (BM Lyon, Rés 20079)., mais aussi recettes ou remèdes contre telle maladie... Autant de témoignages émouvants de l'importance du livre pour ses propriétaires.

Fig. 8 : Prologue de De sacramentis in genere, de auxilio proevio et de Batismoin tertiam partem sancti Thomoe...commentarii, de disputationes, par Pedro de Cabrera Madrid, Luis Sanchez, 1611 (BM Lyon, 100507).

Une des feuillet du prologue a été "corrigé" come de nombreux paragraphes des Questiones 62 à 64 sur commission du Saint-Office espagnol par l'inquisiteur Manuel de Vargas en 1632.

Si chaque livre est unique et présente ses propres particularités, toutes les collections de livres anciens renferment des informations comparables à celles décrites ci-dessus. La recherche sur les provenances s'est beaucoup développée dans les bibliothèques patrimoniales du monde occidental ces dernières décennies, ajoutant un éclairage particulier à l'approche bibliographique traditionnelle. Alors que le résultat de ces recherches n'est pas encore toujours accessible en ligne, des collaborations se mettent en place dans le monde du livre ancien pour mettre en commun les fruits de ce travail. C'est seulement en assemblant les pièces de ce vaste puzzle qu'il sera possible de reconstituer l'histoire des bibliothèques ainsi que le paysage global des pérégrinations des livres depuis la Renaissance.