Les quartiers d'éternité de Louis Aguettant

La famille de ce professeur et critique lyonnais vient de donner à la Bibliothèque ses archives. Une façon de mieux connaître l'homme et l'écrivain.

En 1923, Louis Aguettant consacra une étude aux « Dialogues de Paul Valéry » dans la Revue critique des idées et des livres. Et Valéry, qui ne le connaissait pas, écrivit le 18 août 1923 à Henri Rambaud, rédacteur en chef de cette revue : Je ne puis vous dire combien j'ai goûté l'article de M. Aguettant. Les louanges ne sont rien auprès de ce sentiment très précieux que j'ai d'avoir été lu et compris, que j'ai éprouvé en relisant ce texte. Cet article m'a émerveillé. On a beaucoup écrit sur moi - jamais si précisément ni si profondément. Jamais critique n'a mieux senti le caractère particulier de mon travail. Et un peu plus loin : Cet article est admirable. C'est un critique de premier ordre qui l'a fait. Je le lui dirais à lui-même si l'occasion s'en présentait. [note]Etude et lettre publiées dans Les Amitiés littéraires de Louis Aguettant, L'Harmattan, 2001, p. 23-24.

Bien plus tard, en 1941, le philosophe Jean Guitton, dans son Portrait de Monsieur Pouget, citait Louis Aguettant parmi ces maîtres qui n'ont laissé aucun écrit dans le public et qui ont eu pourtant une postérité.

Et voici que, en 2003, l'oeuvre entier de Louis Aguettant vient prendre ses « quartiers d'éternité » à la Bibliothèque municipale de Lyon... [note]A cette occasion, les éditions de L'Harmattan publient Nos Lettres du Sinaï, correspondance de jeunesse entre Louis Aguettant et Louis Mercier (1889-1902). Certains s'étonneront peut-être que ses proches s'efforcent de prolonger, après tant d'années, le destin d'un homme et d'une oeuvre restés si longtemps dans le silence. Mais on devra bien convenir, après un rapide examen, que la personnalité de Louis Aguettant a encore beaucoup à nous dire. Rappelons d'abord l'essentiel de sa vie.

Il est né à Lyon, sur la colline de Saint-Just, le 3 avril 1871, dans une famille d'ingénieurs et de chimistes. Pendant ses études secondaires, achevées par le double baccalauréat de lettres et de sciences, à seize ans, il travaille avec enthousiasme le piano pour lequel il se montre exceptionnellement doué, comme l'assure le pianiste polonais Ignace Paderewski. Et c'est à la Faculté catholique de Lyon que sa vocation littéraire se déclare ; elle le mène à l'agrégation en 1895, après des études universitaires à Lyon et, pendant deux ans, à la Sorbonne. Il se consacre alors à la préparation de sa thèse sur Le Sentiment de la nature chez Victor Hugo, et entre en 1898 à la Faculté catholique de Lyon, rue du Plat, comme professeur de littérature française, poste qu'il occupera jusqu'à sa mort le 10 mars 1931.

Portrait photographique de Louis Aguettant, été 1929 (coll. part.).

De cette activité majeure dans son existence, son recteur, Mgr Fleury Lavallée, a rendu ce témoignage : Ce ne sont pas nos étudiants seuls, ce sont des auditeurs venus de partout qui se pressaient autour de sa chaire. Ils y venaient chercher ce qui est si rare, en ce temps où l'histoire littéraire se substitue à la critique, une initiation à la beauté des chefs-d'oeuvre. Artiste jusqu'au fond de son être, épris des grands peintres, pianiste d'une technique et d'une personnalité remarquables dans l'interprétation, il avait une faculté d'émotion extraordinaire. On comprend comment de pareils dons peuvent servir le critique, et transformer un commentaire de Racine. «

L'enthousiasme de Louis Aguettant, je n'en ai jamais rencontré de plus vibrant, de plus enflammé
, ajoute Henri d'Hennezel. D'ailleurs il y avait dans son âme un foyer toujours vif, dont le rayonnement avait vite réchauffé l'auditeur.

La Bibliothèque de la Part-Dieu va désormais disposer de tous ces cours de littérature française dispensés pendant trente-trois ans et dont seuls deux ont été publiés, l'un sur Baudelaire, l'autre sur Verlaine ; mais bien d'autres, sur Vigny, Lamartine, Chateaubriand, Joubert, Rousseau, d'Aubigné, Chénier, Hugo, la plupart des pièces de Corneille, Racine et Molière, mériteraient une étude attentive. Les professeurs et les étudiants d'aujourd'hui pourront y puiser d'intéressantes confrontations avec leur propre pratique, et ils auront même sous la main les notes de cours d'Aguettant prises à la Sorbonne avec des maîtres tels qu'Alfred et Maurice Croiset, Faguet ou Petit de Julleville pendant les années 1894-1895.

Travailleur infatigable, Aguettant n'avait rien d'un rat de bibliothèque, il aimait fréquenter ses amis et faire de la musique de chambre, visiter longuement les musées, parcourir l'Italie ou l'Espagne, la vallée du Rhin et les îles anglo-normandes, à la poursuite de Victor Hugo (il nous reste d'admirables Carnets rédigés en vue de sa thèse), découvrir de nouveaux auteurs (Proust, Mauriac, Maritain...), des poètes anglais, dont il avait appris la langue pour lire Keats, Browning et Shelley : Je me baigne dans les flots phosphorescents du lyrisme britannique, écrivit-il un jour. Tout cela nourrissait son abondante correspondance et ses journaux ou carnets de notes, j'y reviendrai.

La musique transcrite dans le langage des mots

Comme on l'a dit, la musique était l'un des domaines les plus chers à Louis Aguettant. Il n'en parlait pas de l'extérieur, comme un littéraire, mais en exécutant et en technicien, fort apprécié par un connaisseur aussi exigeant que le compositeur Charles Koechlin, avec la hauteur que donne une familiarité avec tous les grands domaines de l'art. Pendant cinq années, il fit des cours, pour professionnels et amateurs, sur l'histoire de la musique de piano. Et ces cours, réunis sous le titre La Musique de piano des origines à Ravel, marquèrent le début d'une renaissance de son oeuvre lors de leur publication, en 1954, aux éditions Albin-Michel, publication saluée par des personnalités musicales telles que les pianistes Alfred Cortot (C'est un véritable bréviaire de l'interprète musical, et qui mérite d'être tenu par lui comme un livre de chevet) et Marguerite Long, les critiques Émile Vuillermoz, ou Bernard Gavoty lequel écrivait :

On hésite toujours à écrire le gros mot de chef-d'oeuvre. En présence du livre de Louis Aguettant, je n'éprouve aucun scrupule : c'est un chef-d'oeuvre authentique. Ce n'est pas un livre sur la musique, c'est la musique elle-même écoutée par un esprit infiniment sensible, puis transcrite par lui dans le langage des mots
. Ce volume n'a cessé d'être réédité depuis lors.

Le compositeur Gabriel Fauré n'aurait pas démenti ces opinions, lui qui écrivait en 1903 à Louis Aguettant, pour le remercier d'une étude approfondie de ses mélodies : Je n'entreprendrai pas de vous exprimer ma gratitude et n'essaierai pas de vous dire tout le plaisir que vous m'avez fait. Je n'y parviendrais pas ! Pas plus que je ne saurais louer dignement votre admirable analyse et tout ce que vous avez dit qui n'avait jamais été dit et que personne n'aurait pu dire avec tant de talent, ni avec cette ferveur dont je reste bien profondément touché et flatté. Une affinité particulière réunissait Gabriel Fauré et Louis Aguettant, qui lui a consacré quelques-unes de ses plus belles pages (cf. Les Amitiés littéraires), où l'on découvre sans cesse des remarques et des images d'une perfection qui révèle un prodigieux styliste, telles celle-ci sur le mystère fauréen :

Défions-nous des écrivains clairs : ce sont les grands impénétrables. Leur phrase transparente ne livre que le sens des mots qui est peu de chose. Les secrets confiés à la lumière sont de tous les mieux défendus : demandez à Racine, à Stendhal, à Gabriel Fauré.

Un livre-somme sur Hugo

Cours de littérature à la Faculté, cours sur la musique de piano, il y avait là déjà de quoi occuper une existence. A cela s'ajouta pendant près de vingt ans son travail discontinu, mais intense par moments, sur sa thèse, consacrée au Sentiment de la nature chez Victor Hugo, à l'instigation de ses maîtres Ferdinand Brunetière et Alfred Croiset. Hugo n'était mort que depuis treize ans ; la publication scientifique et l'exégèse de ses oeuvres n'en étaient encore qu'à leurs débuts, et les lieux et les gens étaient encore ses contemporains (Aguettant retrouvera, au cours d'un voyage d'études à Jersey et à Guernesey, les voisins des « proscrits » qui lui confieront leurs impressions). La majeure partie des vacances du jeune thésard se passeront, les premières années, à Paris pour une étude minutieuse des manuscrits des poèmes de Hugo, remplissant ses exemplaires de l'édition « ne varietur » (la première « intégrale ») de renseignements sur le papier, l'écriture, les variantes, et la datation, bien souvent fantaisiste, de chaque pièce (il proposera même à Paul Meurice, juste avant la mort de celui-ci, de réaliser l'édition critique des Contemplations). Mes séances à la Nationale ?, écrit-il à ses parents,

j'ai passé là, surtout aux Manuscrits, de belles heures, vraiment fructueuses. Je possède maintenant un Victor Hugo annoté, daté pièce par pièce, illustré de variantes nombreuses et inédites. Cette longue familiarité avec le poète, ce séjour de plus d'un mois dans son atelier me l'ont rendu beaucoup plus intime
(8 août 1902).

Portrait photographique de Louis Aguettant, de ses parents et, à droit, de son frère Noël, fondateur du Laboratoire Aguettant de Lyon vers 1896 (coll. part.).

Ce sera ensuite un long affrontement de pensée et de sensibilité avec Victor Hugo, scruté dans tous les détails de sa vie, de sa culture, de sa pensée, les témoignages et les écrits de ses familiers et de ses adversaires. La guerre de 1914 brisera l'essor de ce travail. Louis Aguettant tentera plus tard de renouer les liens, mais renoncera devant la montagne de ses feuillets manuscrits (l'équivalent de quelque deux mille cinq cents pages dactylographiées), en espérant reprendre plus tard l'essentiel, soit trois ou quatre volumes sur Hugo, disait-il deux mois avant sa mort.

En reprenant ces textes soixante-dix ans après qu'il les eut abandonnés, nous nous sommes aperçu, mon épouse (fille d'Aguettant) et moi, que l'écrivain était parvenu au bout de sa recherche, même s'il n'avait pu en achever l'écriture. Sans doute, parce que cette tâche lui était devenue trop pesante. Mais surtout parce qu'il se trouvait devant une quantité de documents personnels, de rédactions partielles, de notes, de dossiers, d'une richesse débordante (dont seul un ordinateur pourrait aujourd'hui venir à bout), à un moment où ses cours, ses nombreuses obligations, ses articles, ses conférences littéraires et musicales ne lui laissaient plus le temps de maîtriser un ouvrage de cette étendue et de cette complexité.

Nous avons donc tenté une rédaction finale de ce livre, sans prétendre écrire celui que Louis Aguettant aurait parachevé, bien entendu. Mais sa pensée était partout d'une absolue clarté et nous n'y avons rien ajouté. Il s'agissait d'une pure mise en forme de textes explicites, selon des plans longuement travaillés par l'auteur, avec des exemples dûment indiqués par lui. Sans doute aurait-il élaboré davantage son écriture, réduit certains commentaires au-delà de ce que nous nous sommes permis, assoupli le style avec cette fluidité merveilleusement expressive qui le caractérisait, mais les défauts apparents ne sont, en tout état de cause, que formels. L'ensemble des dossiers a été versé au Fonds Louis-Aguettant.

Une solution à la fois sagace et motivée aux problèmes que pose la philosophie de Victor Hugo

Ce Victor Hugo poète de la nature, paru en septembre 2000, deux ans avant l'année Hugo, suscita un superbe article de Marcel Schneider (aussi amoureux de musique que de littérature et qui connaissait Aguettant depuis La Musique de piano) dans Le Figaro littéraire :

C'est un livre-somme qui servira de référence. Il donne réponse à toutes les questions que pose pareil sujet. [...] Il nous propose une vaste enquête qui dépasse le propos initial, la poésie de la nature. Hugo, dans sa carrière de poète, a commencé par un naturalisme chaleureux (prendre ce mot dans son sens philosophique qui signifie "doctrine dans laquelle la nature existe par elle-même, non créée par Dieu") pour aboutir à un vague déisme où la démocratie et l'humanité tiennent le haut du pavé, une sorte de bouddhisme socialisant. Au début du XXe siècle, les essais de Paul Berret sur la philosophie de Victor Hugo faisaient autorité ; en l'an 2002, on se référera à la thèse de Louis Aguettant. Elle aborde tous les principaux problèmes et elle leur donne une solution à la fois sagace, critique et motivée.

Schéma relatif au plan pour la thèse de Louis Aguettant sur Victor Hugo, juin 1906 (BM Lyon, Aguettant 47).

Mais le reste de la critique littéraire parisienne, ou à peu près, fit silence : que pouvait-on publier de bon et de nouveau émanant d'un écrivain lyonnais, mort il y a soixante-dix ans ? Seuls de vrais spécialistes rendaient hommage à ce grand texte sorti de l'ombre, tels Jean Gaudon, maître des études hugoliennes et responsable de la Correspondance générale de Victor Hugo, auteur de Victor Hugo : Le Temps de la contemplation, qui m'écrivait :

J'ai lu tranquillement le beau livre de Louis Aguettant, victime indirecte de la guerre de 1914. Quelle magnifique thèse qui est restée en panne et qui aurait été un jalon majeur dans la connaissance de Victor Hugo ! [...] Quand on pense à la faiblesse des études hugoliennes, plombées par les idéologies des deux bords, on ne peut qu'admirer l'honnêteté intellectuelle et affective du travail. Il est extraordinaire qu'à un moment où la plus grande partie des catholiques rendaient Victor Hugo responsable de tous les péchés et de tous les méfaits, cinquante ans avant Henri Guillemin et Jean-Bertrand Barrère, un universitaire, catholique comme eux, se soit penché avec une sympathie et une telle intelligence sur cette oeuvre maudite. Je vous suis très reconnaissant, n'étant pas moi-même catholique, d'avoir fait indirectement cette démonstration, sur laquelle il serait urgent de réfléchir, pour un bicentenaire qui s'annonce un peu tordu.

Et le plus récent et plus jeune exégète de Hugo, auteur d'une monumentale biographie en cours de publication chez Fayard, dont le premier volume a fait sensation, Jean-Marc Hovasse, m'écrivait peu après :

Ce livre m'a passionné. (...) Les références précises à Diderot, par exemple, me semblent aussi neuves et éclairantes que le développement et les aperçus originaux et percutants sur Claude de Saint-Martin et Jean Reynaud. Certaines analyses générales sont tout aussi frappantes, comme par exemple l'hypothèse de la page 66. Enfin, j'ai été heureux de retrouver, dans la formulation des rapports entre Lamartine et Hugo, des conclusions très proches de celles qui m'avaient semblé s'imposer. Je suis très loin d'avoir épuisé toutes les richesses de ce livre, mais je vous remercie beaucoup de me l'avoir fait connaître : il a dorénavant sa place, juste à côté du Temps de la contemplation de Jean Gaudon, dans les grandes études sur la poésie de Victor Hugo - qui ne sont pas si fréquentes.

Au coeur même de Louis Aguettant

Ces différents livres, qui sont apparus depuis 1954, constituent déjà un ensemble appréciable pour un auteur qui, selon Jean Guitton, avait eu « une postérité », mais n'avait « laissé aucune oeuvre »... Et l'on pourrait presque dire pourtant que le meilleur est à venir ! Car, aux travaux publiés, Louis Aguettant n'avait jamais mis la dernière main : pris par l'urgence, ployant sous le faix de trop de richesses accumulées et absorbé par ses lourdes tâches, il ne les avait jamais amenés à la pleine maturité littéraire, à ce degré de perfection que sa pensée réclamait. Et il est mort trop tôt pour leur donner leur forme définitive.

Il avait heureusement écrit un certain nombre d'articles, dans sa jeunesse d'abord, puis dans les dix dernières années de sa vie, et c'est là que l'on découvrira ses vrais talents d'écrivain. Les plus beaux textes ont été réunis récemment dans Les Amitiés littéraires, qui regroupent des études sur Valéry, Claudel, Fauré, Mercier, Emile Mâle, Marcel Ormoy, et la très suggestive traduction d'un poème de Robert Browning [note]Tous les ouvrages de Louis Aguettant sont actuellement édités à l'Harmattan : La Musique de piano des origines à Ravel (1999) ; Lectures de Baudelaire (2001) ; Les Amitiés littéraires (2001)..

Mais le Fonds Louis-Aguettant de la Bibliothèque municipale de Lyon va permettre à l'avenir d'accéder au coeur même de la personnalité de cet homme, aussi attachante que ses écrits. Par bonheur, on a conservé une très abondante correspondance d'Aguettant avec ses plus chers amis, d'abord Louis Mercier, le poète de Coutouvre et de Roanne, qu'il avait connu sur les bancs de la Faculté catholique, puis André Lambinet, professeur à Bordeaux, son camarade d'agrégation, avec qui il correspondit jusqu'à sa mort. A cela s'ajoutent de nombreux échanges de lettres avec des écrivains bien connus à Lyon, tels que Henri Rambaud et le poète Jacques Reynaud, entre autres. Tout cela constitue, avec les carnets de notes de Louis Aguettant, un trésor de plusieurs milliers de pages manuscrites et dactylographiées, aussi passionnantes qu'un journal intime et d'une qualité littéraire spontanée qui a peu d'égales.

Je n'en donnerai que quelques exemples. Ainsi écrivait-il à vingt-et-un ans :

Les plaintes de Bach ne ressemblent à rien d'autre, sinon peut-être à certaines pages de Beethoven. Ces grands créateurs, quand ils se mêlent de pleurer, sont surhumainement tristes. Leur douleur jaillit de plus profond que celle des autres. On s'étonne que ces bras robustes, faits pour la joie des labeurs énormes, puissent, eux aussi, être tordus de désespoir ; on songe aux lamentations d'un Dieu qui laisserait des mondes inachevés, trouvant son oeuvre mauvais.

De Suisse, le jour de Pâques 1899 : Je vous écris devant ce lac merveilleux [le Léman] dont les lignes seules sont un conseil de sérénité. Il est aujourd'hui grave et magnifique comme une fête, et semble accueillir et concentrer entre ses rives lumineuses toute la joie éparse du ciel. Vraiment, on ne s'étonnerait pas de voir s'élever sur les eaux la figure d'un Dieu ressuscité. Il faudrait porter en soi une âme orageuse et farouche, une âme de héros byronien, pour être tout à fait insensible à l'enchantement de ce pays heureux.

En 1909, à Florence, il visite le couvent de Saint-Marc :

Tout ce que j'avais rêvé de Fra Angelico est resté en-deçà de la réalité. Rien n'est allé plus au fond de moi. Certes, l'art de ces fresques, à travers les enfances de la langue, est déjà d'un grand peintre. Mais la vertu qui rayonne de ces murs sacrés est bien au-dessus de l'art. C'est la vie intérieure d'un saint qui se lit dans ces divines images. Ce simple thème : un moine qui étreint le pied de la Croix, égale en émotion et dépasse en beauté, le Mystère de Jésus de Pascal : " J'ai versé telle goutte de sang pour toi ".

En 1930, il multiplie les idées d'articles dans son dernier Carnet, et y inscrit des fragments substantiels, en particulier pour son prochain livre sur Chopin ou sur les Etudes de Debussy. Et en janvier 1931, à peine deux mois avant de mourir, il note :

Rimbaud a réalisé quelques poèmes complets (« Le Bateau ivre », « J'ai embrassé l'aube d'été »...) d'où il n'est pas absent et qui le rendent moins intolérable aux amis exclusifs des choses construites. Mais voici, loin alentour, des fulgurites, brûlants jets de lave cosmique qui mordirent le sol en sifflant. Voilà le vrai Rimbaud, celui qui fait songer : au déclin du Parnasse, un des plus grands anges de la Voie lactée a survolé la France endormie.

« Pour le chrétien, la vie débouche sur la Joie »

Il resterait à dire l'homme qu'il fut et qui ne décevait aucun de ceux qui l'avaient aimé en rencontrant ses textes. Un de ses amis l'a merveilleusement dépeint : Il y avait dans sa personne physique une indication sur son âme. Sa taille fine, souple, vive dans ses mouvements ; son visage pâle, encadré de cheveux soyeux très blonds, donnait l'impression de quelque chose de délicat, de pénétré de spiritualité ; d'une âme à peine voilée sous une enveloppe transparente.

Introduction de Louis Aguettant au cours sur l'Histoire de la musique et de piano (BM Lyon, Aguettant 10, f° 1).
[...] Aguettant n'était ni un beau parleur, ni un orateur ; mais il parlait avec une distinction suprême ; c'était un causeur éblouissant. Lui aussi, des abeilles avaient dû venir se poser sur ses lèvres dans son berceau. [...] C'était une surprise et une jouissance que cette langue neuve comme une monnaie lumineuse dans la nouveauté de sa frappe, et qui aurait ruisselé dans ses doigts ; et je sais qu'un groupe de ses étudiants disaient entre eux, en partant pour le cours : allons entendre le divin Aguettant
, ce que confirme un de ces étudiants, Antoine Lestra, qui écrivait de son côté : Il sacrifia des chefs-d'oeuvre au soin de ses élèves. "Le divin Aguettant", aimions-nous dire en souriant, tant son âme menait les nôtres par les chemins du beau et sur un rythme ailé, à l'éternelle Vérité, qui est aussi la Beauté éternelle.La foi était un des éléments majeurs de sa personnalité, lui qui résumait ainsi sa vie dans cet aphorisme de son dernier Carnet : Pour le chrétien, la vie débouche sur la Joie. L'art et la poésie sont des lueurs qui passent sous la porte - sous les portes éternelles. Il faut les recueillir en avares.