Cure de jouvence

Quand un plan ancien retrouve une nouvelle jeunesse grâce à un patient et délicat travail de restauration

Le plan de la ville de Lyon par Simon Maupin, de 1695, que nous avons eu en charge de restaurer en janvier 2003, est gravé et imprimé en huit feuilles assemblées et marouflées [note]Ce terme ancien désigne toute opération de doublage, et sur toile plus particulièrement ; il vient du mot « maroufle » (XVIIe siècle), nom donné à une large brosse (de 30 cm environ) dont se servaient et se servent encore les poseurs de papiers peints. Nous connaissons deux méthodes de marouflage : sur table et sur châssis. sur toile, aux dimensions de 80 x 147 cm environ. Les quatre feuilles centrales, gravées sur cuivre en taille-douce, sont augmentées de quatre feuilles de texte, deux à droite, deux à gauche, imprimées en typographie ; le tout bordé d'une frise imprimée, également en taille-douce.

A son arrivée dans nos ateliers, le plan était appliqué sur une toile et bordé en haut comme en bas de traverses en bois tourné. Cloués directement à la toile, les semences, fortement rouillés, avaient brûlé à leur contact la toile et le papier. La traverse supérieure manquait, la toile était fusée et déchirée. Le plan lui-même présentait de nombreuses lacunes, de fortes mouillures et s'était désolidarisé de son support en de nombreux points. Le document présentait un empoussiérage général, des taches diverses, déchirures et cassures nombreuses.

Il est à noter que ce type de montage était classique à l'époque. Une toile grossière, en coton ou en lin, souvent faite de plusieurs bandes cousues sert de support au plan ; deux traverses terminées par des cabochons en bois tourné en permettaient la suspension au mur. Avec le temps, le plan s'encrasse de poussières et de suies, des doigts le touchent souvent, il est crayonné parfois. En contact avec le mur, il en supporte l'humidité, absorbe les condensations dues aux fortes variations de température, héberge la petite faune murale (la traverse restante du plan était abondamment perforée de trous causés par les cirons).

Une des quatre feuilles gravées constituant le plan de Simon Maupin, la Description au naturel avec les marges permettant un assemblage adéquat. Il s'agit de la feuille supérieure droite évoquant la courbe de la Saône à la hauteur de la Croix Rousse et de la forteresse de Pierre-Scize. Les rares lacunes n'empêchent pas, heureusment, la lisibilité

A ce régime, un siècle suffit amplement pour dégrader le document, mais il n'est pas au bout de ses malheurs ! Pour une raison ou une autre, on le déménage, on l'enroule autour de sa traverse en spires bien serrées, on le pose au sol sur les dalles, ou verticalement au fond d'une remise. On le réinstalle un jour, puis, nouveau déménagement, nouveau supplice... Et l'on répète l'opération une fois, deux fois, cent fois. Il y a les fuites du toit, la cheminée qui bistre et fume, les araignées, le sol suintant, le soleil qui l'éclaire, ou la chandelle que l'on approche le soir , un ou deux incendies, des violences, des guerres peut-être, il faut l'emporter à la hâte ou l'abandonner à son mur... Chaque jour qui passe l'affaiblit un peu plus. Chaque enroulement sur sa traverse crée une cassure en gouttière qui se prolonge, qui décroche le papier de la toile, qui fait frotter la fragile et faible couche d'encre sur le verso de toile rugueuse. La rouille des clous se propage quelquefois à travers plusieurs spires de toile et de papier... Un papier qui garde en mémoire toutes ces brutalités !

A cela s'ajoutent les misères de la bonne volonté : il s'est déchiré qu'à cela ne tienne ! On le déroule au sol car la table ne suffit pas, un peu de colle de peau de lapin tiède, une rustine faite d'un vieux mouchoir, le tour est joué ! Et la crasse est fixée elle aussi et pour longtemps, une belle auréole se crée autour de la colle qui, en séchant, se retire, ondulant le papier tout autour ; les années passent, la poussière se dépose, pire : la ménagère consciencieuse y va un matin de son petit coup de chiffon (ou d'éponge humide) supposé lui faire du bien... et voilà la suie infime poussée bien profond entre les fibres du papier. La vie d'un plan est bien triste ! Quel miracle qu'il soit encore là, bien fatigué, piteux.

Dans le bain

Première action qu'il fallait entreprendre avec le plan de Simon Maupin : le débarrasser de sa traverse et de sa toile, étiqueter le tout et l'archiver soigneusement pour mémoire. La traverse se démonta à sec, la toile fut principalement détachée au cours de l'étape suivante : un bain.

Sur une grande table, on prépare un bac de taille suffisante pour contenir le plan à plat. Ce bac doit être peu profond (5 à 10 cm) et empli de 3 à 5 cm d'eau tiède. Le plan encore toilé est immergé recto contre la table, entre deux feuilles d'un non-tissé synthétique poreux (Reemay) qui sert de support provisoire et de protection. On veille à ce qu'aucune poche d'air ne soit emprisonnée sous le plan et que l'eau en irrigue toutes les parties. Il faut attendre une demi-heure à une heure et laisser l'eau tiède faire son travail : fondre les colles. Il faut agir lentement et avec prudence, détacher la toile en l'enroulant ou en la repliant délicatement et faire en sorte qu'elle ne déplace point de fragments de papier. Cela fait, elle est rincée abondamment à l'eau chaude, soigneusement essorée, puis mise à sécher. On peut alors accéder au verso du plan.

La Description au naturel est encadrée de part et d'autre de deux textes imprimés en deux feuilles chacun, l'un comportant les légendes, l'autre renfermant une dédicace au prévôt des marchands de Lyon, Laurent Pianello de La Valette, et un Discours sur la belle situation et sur les autres Avantges de la Ville de Lyon. Pour retrouver sa lisibilité, la feuille a été lavée, nettoyée à la tylose, les lacunes comblées.

L'eau du bain a pris entre-temps la couleur d'un thé fort, chargée des colles qu'elle a fondues, des poussières les plus lourdes et de divers débris incrustés. Il restait encore, adhérent au papier, une couche irrégulière de colle qui fut ôtée par un délicat brossage avec un pinceau large, genre queue de morue ou brosse à encoller. Les huit feuilles qui constituent le plan furent une à une séparées de leurs voisines après avoir été nettoyées ainsi. Elles furent sorties du bain à l'aide d'un non-tissé de taille appropriée et rangées sur une table voisine pour être traitées ultérieurement. Certains fragments qui s'étaient détachés reposaient encore au fond du bac : ils furent recueillis eux aussi, puis traités de la même façon et soigneusement rangés à part.

A présent, il convenait de nettoyer le recto. Second bain d'eau chaude planche à planche dans un bac en inox, de dimension raisonnable cette fois. Au sortir du bain, les planches, soutenues par le non-tissé, furent installées à plat sur une table bien éclairée. Le nettoyage pouvait alors commencer.

On utilise pour cela de la tylose [note]La tylose est un amidon de synthèse, mais autrefois on utiliseait de la colle de farine diluée., dont on dépose une grasse couche sur le recto et que l'on laisse agir quelques minutes. Sa viscosité doit être suffisante pour maintenir en suspension les poussières et suies très fines ; à l'aide d'un pinceau doux de taille moyenne, on les désincruste par des mouvements circulaires, de proche en proche, en veillant à ne pas soulever ou détacher les fragments de papier les plus fragiles. Cette opération accomplie, on peigne la feuille à l'aide d'une queue de morue humide qui entraîne cette colle chargée de crasse, puis on recommence l'opération, une à deux fois encore, jusqu'à ce que la tylose obtenue soit propre : cela signifie que l'on ne peut plus libérer de suies ni de poussières. Ce qui reste visible des salissures anciennes est incrusté et demeure prisonnier des fibres du papier ; insister serait alors dangereux car, malgré la solidité de l'encre d'imprimerie, un nettoyage excessif finirait par l'atteindre et enlever les tailles les plus fines. Rinçage définitif à l'eau claire avec une queue de morue souple, l'idéal pour ce faire étant de disposer d'un négatoscope [note]Ecran lumineux servant à l'origine pour examiner par transparence des négatifs radiographiques. placé au-dessus d'un bac, ce qui permet un examen par transparence de la feuille tout en la débarrassant des derniers restes de tylose.

Les différentes phases de remontage du plan de Simon Maupin : collage, assemblage et marouflage des éléments constitutifs du plan c'est-à-dire les quatre feuilles gravées, les textes imprimés de part et d'autre du plan, le cadre gravé.

Toutes les planches du plan de Maupin furent nettoyées de cette façon ainsi que les pièces et la frise. Cette première étape importante s'acheva par le transfert de chaque planche sur un nouveau support non-tissé sec, puis le tout fut placé sur un buvard et mis au séchoir : 12 à 24 heures suffirent au séchage. Les planches étaient prêtes pour la restauration.

Collage, assemblage et marouflage

Le papier Japon choisi pour le doublage doit l'être de façon à apparier au mieux la teinte naturelle des papiers. Il est bon pour cela de disposer d'un large stock de papiers Japon de bonne qualité, de différents grammages et teintes. Il ne doit pas être trop fin, ni trop fort. Trop fin, il laisserait paraître la toile de marouflage sous-jacente ; trop fort, il aurait pour effet de rigidifier, de cartonner exagérément le montage. Le choix fait, il faut alors doubler chaque feuille en laissant dépasser une marge de japon. On place la feuille sur un non-tissé sec et on l'humidifie à l'aérographe. Il est important que la feuille ait atteint son allongement maximum avant que d'être doublée : bien humidifiée, elle retrouve aisément sa planéité. L'encollage se fait indifféremment sur le Japon ou sur le document, si ce dernier est en bon état, on peut l'encoller, une partie de la colle pénètre dans les fibres, ce qui est bénéfique ; en cas de fragilité excessive, il est préférable d'encoller le Japon mais, de toutes façons, le document doit être allongé par humidification avant le doublage. On applique le papier Japon à l'aide d'un non-tissé, on chasse les bulles éventuelles au rouleau, puis on place l'ensemble en presse légère entre des feutres, non-tissé compris. Il reste à réaliser le pré-assemblage.

Celui-ci s'effectue sur une large table à la surface lisse et imperméable (mélaminé blanc, formica ou dalle de verre). A l'aide de poids, l'on positionna les feuilles du plan de Maupin l'une sur l'autre, en veillant à ce qu'une marge de 20 cm de table reste disponible (photo 15). Le pré-assemblage effectué, il fallut équerrer l'ensemble (ph. 17) de façon à pouvoir découper le papier Japon au périmètre du plan, tout en laissant une petite marge de 2 à 4 cm. Puis l'on passa au nouveau marouflage.

La méthode employée dans le cas présent fut celle dite « sur table ». Il convient de découper la toile (un calicot de coton), en sachant que 10 cm (au minimum) de celle-ci doivent dépasser tout autour du plan. De plus, il faut savoir qu'au décatissage la toile perd environ 10% de sa taille dans le sens de sa fabrication (chaîne). Le décatissage consiste à plonger la toile dans un bain d'eau très chaude afin de lui faire perdre cet apprêt qu'elle a reçu lors du tissage, elle gonfle et raccourcit alors sensiblement. Il convient de l'essorer et de l'étirer avant de la placer sur la table. Celle-ci, dégagée et nettoyée, a reçu à l'emplacement et aux dimensions exactes du plan un film d'acétate fin qui sert d'anti-adhésif, favorisant ainsi le décollement de l'ensemble après séchage. La toile est placée en veillant à répartir le surplus au-delà du film d'acétate. C'est cette marge qui assure l'adhérence sur la table lors du séchage. L'encollage de la toile peut commencer.

La colle est la même que précédemment, mais elle a été augmentée de PVA (émulsion d'acétate de polyvinyle) à raison de 10%, cela pour renforcer son pouvoir collant. L'encollage se fait au rouleau (ph. 20), la toile adhère à la table par simple capillarité avant que, sous l'effet de l'évaporation, elle ne colle véritablement. Elle est retendue une dernière fois après encollage et est ainsi prête à recevoir les feuilles du plan. Huit dans notre cas. Auparavant une règle est disposée, elle servt de guide au placement des feuilles, qui se fait « à la volée ».

Sur une table voisine les feuilles furent ensuite humidifiées une à une par vaporisation recto et verso jusqu'à complet allongement (ph. 22), puis placées sur la toile grassement encollée afin de pouvoir procéder aux ajustements nécessaires. Lorsque toutes les feuilles s'avérèrent en place sur la toile encollée, les pièces et la frise furent ajustées. Enfin, l'on passa un rouleau sec sur l'ensemble pour en chasser les bulles d'air et parfaire le collage (ph. 26).

L'évaporation demanda une trentaine d'heures : il fut alors possible d'effectuer une mise à la teinte des lacunes, à l'aide de pigments. Alors, le document détaché de la table et l'excédent de toile découpé, le plan de Simon Maupin offrit à nos yeux sa nouvelle jeunesse.