Le peintre et la Bibliothèque

Une histoire de complicité et d'échanges entre Gabriele Di Matteo et la Bibliothèque municipale de Lyon

Et si un peintre se promenait parmi les riches étagères d'une bibliothèque publique et patrimoniale ? S'il s'aventurait, par exemple, à travers les 17 étages du silo de la Part-Dieu... Rien de plus tentant pour un peintre bibliophile tel que Gabriele Di Matteo, invité par l'artothèque à exposer dans ces mêmes lieux, en 1998.

Choisir Di Matteo, c'était déjà un bon départ pour tisser une histoire singulière et débordante de références. Premier atout : son nom évoque une ascendance patronymique d'ancienne mémoire, presque médiévale. Un « Di » de filiation, de paternité génétique ou même artistique - l'élève comme « fils » du maître -, dont l'histoire de la peinture résonne : Mariotto Di Nardo, Matteo Di Giovanni, Giovanni Di Paolo, Piero Di Cosimo... jusqu'à l'exception, féminine et mystérieuse, du génie Piero « Della Francesca ». Et Gabriele Di Matteo peut se considérer, à sa façon, comme le fils et l'« interprète » de cette tradition picturale. Deuxième atout : une bonne prédisposition aux rencontres inhabituelles et hors du réel. De ce côté-là, les origines font la différence pour Gabriele, né en 1957 à Torre del Greco, gros bourg de la côte napolitaine façonné au fil des siècles par les éruptions et les secousses du Vésuve, ainsi que patrie de couleurs chaudes et de merveilles artisanales.

The Blind Man, exposition de Gabriele Di Matteo à la Bibliothèque municipale de Lyon, 1998.

Acte I. La bibliothèque invite le peintre

Le peintre Gabriele Di Matteo et la Bibliothèque municipale de Lyon, voici une rencontre peu conventionnelle, destinée à dépasser la relation éphémère entre l'artiste et le lieu d'une de ses expositions. Fin 1997 : Gabriele est ravi de l'invitation ; il parcourt en long et en large les espaces de la Bibliothèque, rassuré et néanmoins inquiet au milieu de ces montagnes de livres. Il a décidé de ne pas perdre ses habitudes, de se laisser guider par (son ami) le hasard au tournant d'une page... Un portrait photographique surgit, en noir et blanc, d'une intensité peu commune : l'écrivain Jorge Luis Borges [note]Borges (1899-1986) est mondialement connu pour la narration déroutante d'oeuvres comme L'Aleph et La Bibliothèque de Babel et pour ses réflexions autour de l'univers des livres. aux yeux fermés, pris dans un effort introspectif. Aveugle depuis sa nomination de directeur de la Bibliothèque Nationale de Buenos Aires en 1955, Borges fut photographié par Eduardo Comesaña, lors d'une émission de télévision, en 1969. Cette « apparition » donne à Di Matteo une clé pour concrétiser ses réflexions autour de la bibliothèque et de sa dimension réelle et imaginaire, touchant d'autre part des thèmes si proches de sa sensibilité : la mise en question de l'identité et de l'original, la reproduction incontrôlée d'une oeuvre, les méandres labyrinthiques de toute histoire...

Gabriele Di Matteo, Gilda Williams in Siberia, photomontage (BM Lyon, Arthothèque, A MF DIM 5093).

L'icône Borges devient ainsi l'ambassadrice de The Blind ManL'Aveugle »), exposition inaugurée à la Bibliothèque de Lyon le 6 février 1998 [note]Voir Gabriele Di Matteo. The Blind Man, catalogue de l'exposition (commissaire Françoise Lonardoni), Bibliothèque municipale de Lyon, 1998. Pour un aperçu de l'installation et de la division par salles, voir l'exposition en ligne : http://www.bm-lyon.fr/expo/virtuelles/dimatteo/di_matteo.htm. . L'interaction de l'artiste et de son oeuvre par rapport au lieu, principe actif de l'art contemporain, conduit Di Matteo à envahir une des grandes salles d'exposition avec cinq portraits monumentaux en peinture, reproduisant cette photographie de l'écrivain argentin. Il conçoit la série Borges [note]Cette série de peintures a été acquise récemment par le MAMCO (Musée d'Art moderne et contemporain) de Genève. comme une réflexion sur la vision aveugle, un travail guidé par la mémoire : chaque peinture est réalisée puis mise de côté. Par un effort d'intériorisation exceptionnel, il tente de retrouver sur la toile suivante les mêmes traces et signes du pinceau, dans leur ordre précis. Il y a ici un affrontement physique vis-à-vis de la peinture, la série de répétitions dessinant une véritable performance de l'artiste. L'enjeu de reproduction poursuivi par Di Matteo conduit à une observation presque maniaque des moindres différences qui traversent les copies, tout comme la nature de ce procédé répété est obsessionnelle. La peinture, en tant que matière et impossibilité d'une parfaite imitation, resurgit, alors que l'univers de Borges est convoqué dans la mise en abîme due à la répétition. Di Matteo semblerait atteindre, sous l'autorité du bibliothécaire de Babel, le but contradictoire d'une reproduction unique et originale. A cette image emblématique, les yeux fermés avec détermination dans un regard intérieur plus « clair », il rattache l'idée borgésienne d'un art sans auteur et sans individualité, tourné vers la fiction qui émane du monde.

E il topo, n°4 : page de la revue et photographie (BM Lyon, Fonds Gabriele Di Matteo). Derrière le nom d'Henry Bond se cache l'artiste français Fabrice Hybert.

Pour la salle des photos, Di Matteo se laisse encore transporter par les évocations qui naissent de l'image de Borges : les philosophes et les poètes aveugles, la cécité synonyme de sagesse, la vision d'un autre monde, avec d'autres yeux. Il installe quatorze photographies de personnages répondant à deux modalités de représentation : la position frontale et les yeux fermés. Quant aux arrière-plans des photos, ils varient d'un défilé de mode à un bain sacré en Inde, d'une métropole bruyante à une nature nordique et verdoyante. Manifestement « trafiqués », les arrière-plans assurent le dépaysement et introduisent un contraste par rapport aux personnages, paisiblement concentrés sur leur vision. Cette vision nous interpelle et nous parle même, grâce aux textes-légendes écrits pour le catalogue par la critique Jen Budney, représentée elle-même, en compagnie d'autres commissaires et critiques d'art, dans la série de photographies. Un métier, celui de critique, qui demande justement de la clairvoyance et, sous le regard ironique de Di Matteo, peut-être une grâce divine pour comprendre certaines expressions de l'art contemporain. La dernière photographie marque l'exception à la règle : placé devant une casse de voitures qui appartiendrait à la famille d'Andy Warhol (à Pittsburg), l'artiste Franco Silvestro [note]Artiste napolitain, Silvestro a collaboré avec Di Matteo sur différents projets. a un oeil ouvert et Gabriele Di Matteo lui ajoute l'expression latine :

In terra caecorum monoculi regnant.
(Au royaume des aveugles, les borgnes sont rois.) Il a un oeil - et un pied - sur terre pour l'aspect physique de son art, ne peut pas se permettre toute l'élévation d'un regard immatériel et poétique. Son clin d'oeil est, en même temps, un signe de complicité avec le spectateur et de facétie sur l'ensemble de la série.

Gabriele Di Matteo, les Visiteuses de Lyon (celles qui ont vu Borges), triptyque, huile sur toile, 1999 (coll. de l'artiste).

Dans une autre salle de l'exposition, Di Matteo répond, à sa manière, à une demande de rétrospective sur dix ans d'activité : il exécute des copies de ses anciennes oeuvres, chacune en double version dans un jeu de miroirs, en les miniaturisant toutes. Il mêle à cette série des reproductions en peinture de photos de ses expositions. La technique utilisée, de la peinture à l'huile sur une impression en jet d'encre, puis sa reproduction en jet d'encre, permet à l'artiste d'alimenter le paradoxe d'un acte manuel sur une image numérique donc multipliable. Le procédé de miniaturisation fait encore penser à un rêve cauchemar digne de Borges, ou à la Boîte en valise de Marcel Duchamp [note]Duchamp (1887-1968) est toujours considéré comme un personnage tutélaire de la création contemporaine pour ses questionnements sur la position de l'art et de l'artiste dans la société. Sa revendication de l'idée comme oeuvre d'art (le ready-made, un objet tout-fait présenté comme oeuvre de l'artiste) sera reprise par l'art conceptuel., réunissant les miniatures de ses oeuvres. Le grand précurseur de l'art contemporain est d'ailleurs évoqué dans la série de camées La Vie illustrée de Marcel Duchamp, qui eut pour origine un recueil d'illustrations du peintre André Raffray (1977). Gabriele Di Matteo avait déjà reproduit la même série en peinture monumentale (1993) et, maintenant, la transforme en pièces d'orfèvrerie grâce à Pasquale Esposito, artisan d'un travail réputé de sa ville natale, Torre del Greco. La finesse des bas-reliefs en camées et la richesse des détails contrastent avec le style naïf des compositions de Raffray - Duchamp achète le porte-bouteilles qui deviendra plus tard l'un de ses célèbres ready-made, en est l'emblème - en confirmant l'ambiguïté implicite de chaque transposition.

Armando della Vittoria, Biografie immaginarie, couverture, 1996 (BM Lyon, Fonds Gabriele Di Matteo).

Cette exposition se prolongera plus tard par des « tableaux dérivés ». Les Visiteuses de Lyon (celles qui ont vu Borges) est une série de peintures faites d'après quelques photogrammes pris au hasard, le jour du vernissage, parmi le public. Di Matteo reproduit les variations très subtiles de ces photogrammes, dans l'intention de tracer une séquence de type cinématographique. L'ensemble de six tableaux compose une installation exposée en 1999 à Paris, à la Galerie Georges-Philippe & Nathalie Vallois, dans un sens circulaire de lecture. Si la documentation photographique d'une exposition devient, chez Di Matteo, une autre oeuvre, le regard et la présence des visiteurs sont aussi englobés dans le vécu et dans les mille facettes d'un projet artistique.

Acte II. Le peintre fait une donation à la bibliothèque

Depuis ses débuts artistiques, Gabriele Di Matteo entretient une relation privilégiée avec le livre et l'imprimé en général. La confection artisanale d'un récit, Il Settimo giorno de Maddalena Arcella (1986), la série Pagina (« Page », 1989), ses divagations sur magazines et publicités donnent quelques exemples de sa sensibilité aiguë au message contenu dans tout support imprimé. En 1991, il avait reproduit les couvertures de petites Biographies espagnoles pour marquer le faux savoir d'une littérature faite de simplifications et de stéréotypes, figée dans une série de portraits caricaturaux et peu crédibles de grands personnages. C'est justement dans l'édition que Di Matteo trouve un autre mode d'expression et de liberté, plutôt marqué par la légèreté et la facétie, où il délègue le rôle principal à un double imaginaire, Armando della Vittoria (nom composé par les prénoms de ses parents). Le duo fictif Di Matteo-Della Vittoria a ainsi mené plusieurs projets d'éditions dont il est possible suivre les différentes phases à travers un riche fonds d'archives. L'artiste voulait un destinataire reconnu et « ami » pour ces archives ; il choisit, en 2002, la Bibliothèque municipale de Lyon, motivé par la vocation contemporaine de l'artothèque et par l'existence d'un fonds spécifique de livres d'artiste. La donation Di Matteo concerne essentiellement les archives de la revue E il topo et du livre Biografie immaginarie [note]Le fonds Di Matteo est consultable, sur demande, au département Arts et Loisirs de la Bibliothèque municipale de la Part-Dieu. Il a été classé selon les règles de l'EAD (Encoded Archival Description), encodage en langage XML, qui permet une description hiérarchisée du fonds et sa diffusion sur le Web..

E il topo, coffret avec les 10 numéros de la revue (BM Lyon, Fonds Gabriele Di Matteo).

C'est en 1991 que Di Matteo commence à se concentrer sur l'idée d'une « revue d'action », une publication non informative mais destinée aux libres interventions d'artistes. Installé à Milan depuis 1988, Gabriele ne suit pas le modèle des autres revues autogérées (Tiracorrendo, Ipso Facto) du milieu artistique de cette ville, fanzines marqués par l'identité d'un groupe et par différentes problématiques autour de la création contemporaine. Il invente, avec son ami napolitain Franco Silvestro, un objet hors normes, dont l'ineptie du nom est déjà le signe d'un jeu : E il topo (« Et la souris »), où la conjonction « E » indique l'ouverture aux contributions les plus variées. Armando della Vittoria, alter ego de l'artiste, en prend la direction et la rédaction s'élargit, dans un premier temps, à Piero Gatto, Manlio Caropreso, Maurizio Elettrico et Vedova Mazzei (duo formé par Stella Scala et Simeone Crispino). L'aventure d'E il topo se concrétise en 1992, avec la parution du numéro zéro, pour s'achever en 1996, dix numéros plus tard. Les trois premiers sont imprimés à Naples (chez Grafica Esposito), en collaboration avec Silvestro, et les suivants édités à Brescia par la maison Nuovi Strumenti de Piero Cavellini, galeriste et fils de l'artiste Guglielmo Achille. La revue prend l'allure d'un fanzine dépouillé, sur papier gris recyclé, sans reliure, à la pagination variable selon le numéro, illustré en noir et blanc ; le tout contresigné par un logo, deux chiens tête-bêche, emprunté à Duchamp.

Lettre et carte de visite de Maurizio Cattelan pour le n°5 d'E il topo (BM Lyon, fonds Gabriele Di Matteo).

La consultation des archives d'E il topo montre une profusion de matériaux originaux (dessins, notes, photographies, maquettes) fournis par des artistes reconnus de la scène italienne et internationale comme Maurizio Cattelan, Cesare Viel, Bert Theis, Vanessa Beecroft, Liliana Moro, Stefano Arienti, Massimo Bartolini... Parmi ces documents figurent les photographies d'une performance insensée - les rédacteurs dans le brouillard d'une fumée - réalisée pour la présentation du numéro zéro Il Cieco e il topo, premier titre donné à la revue [note]Ce titre reprenait celui de la revue The Blind Man de Marcel Duchamp, une dénomination réutilisée par Di Matteo lors de son exposition à la Bibliothèque municipale de Lyon, en 1998. ; le négatif d'une image retouchée représentant l'énigmatique Armando della Vittoria ; ou, encore, une lettre de Cattelan avec un vieux ticket de Monopoly transformé en carte de visite personnelle (1993).

Le numéro 4 reflète de manière particulière les réflexions de Di Matteo devenu, entre-temps, le seul responsable de la publication. Armando della Vittoria, sous les fausses apparences d'un journaliste de mode, photographie un à un tous les participants de la section Aperto de la Biennale de Venise (1993). Dans la revue, il met en évidence le caractère instable de l'identité en distribuant, au hasard, les noms sous les portraits. La galerie de noms et de visages mélangés sera, avec le temps, difficile à reconstruire et, d'une certaine façon, elle deviendra aussi crédible.

Le numéro 7 tourne autour du concept du temps avec des images choisies par le galeriste Tommaso Corvi Mora (de Felix Gonzalez-Foerster, Gerhard Richter et Alighiero Boetti) et un calendrier de l'artiste française Dominique Gonzalez-Foerster, une photographie par mois, de lieux où elle a vécu. Une grande richesse de contributions se retrouve dans le dernier numéro (10), ainsi qu'une lettre signée par Di Matteo (mais écrite par Sergio Risaliti) et adressée à Armando della Vittoria:

Cher Armando, [...] Tout le travail que tu as commencé appartient à ton propre acte créatif : tu as commencé un travail, une oeuvre, cette oeuvre a maintenant une forme que tu considères achevée, elle peut donc formellement être considérée comme conclue [...] Tu prends congé pour te consacrer à une autre oeuvre [...] Peut-être, mon cher Armando, l'auteur a-t-il voulu seulement te faire accomplir cette opération le jour où il t'a conçu et t'a baptisé Armando della Vittoria. Il a pensé à toi parce que tu donnes la possibilité de s'inventer et de se démasquer soi-même.

Le goût de Di Matteo pour la narration et le thème, si récurrent dans son oeuvre, de la biographie, se retrouvent dans un nouveau projet d'édition, ébauché dès 1992. Visant surtout l'identité instable d'une personne et sa représentation à travers les images, il demande à plusieurs auteurs de construire les biographies imaginaires de personnages qui leur sont inconnus. Des indices devraient les aider dans cette tâche : une série de photographies qui représentent la personne à des âges différents et son signe astrologique. Le projet Biografie immaginarie, né sous la direction d'Armando della Vittoria, est finalisé en livre, édité par Nuovi Strumenti à Brescia, et présenté en exposition de photographies à la galerie Paolo Vitolo de Milan (1996). Comme d'habitude, l'artiste implique son entourage - galeristes, critiques, artistes - autour d'un jeu structuré par quelques règles et imprévisible quant aux résultats. Le chaos d'informations et de rôles croisés détermine une instabilité de mémoire, où se perd même le régisseur Di Matteo. Les archives du projet, incluses dans le fonds Di Matteo à la Bibliothèque de Lyon, mènent vers d'autres pistes embrouillées : des biographies en chinois et en latin, qui devaient intégrer, à l'origine, un volume traduit en plusieurs langues courantes et rares des Biografie immaginarie.

Gabriele Di Matteo, Il Pittore, vidéo, 2000 (BM Lyon, 709.0409 DIM).

Acte III. Il Pittore : le peintre qui fait peindre ses oeuvres par un autre peintre

Un exemplaire de la vidéo Il Pittore (« Le Peintre », 2000) fait aussi partie des collections de la Bibliothèque de Lyon et permet de suivre une des dernières expériences de l'artiste. Il radicalise ici le parti pris de déléguer à une autre main, technique ou manuelle, l'exécution matérielle de l'oeuvre. La Nuda umanità (« L'Humanité mise à nu »), grand cycle narratif destiné à dépasser les 200 toiles, est entièrement confié au peintre copiste Salvatore Russo. La recherche de Di Matteo s'arrête sur les illustrations d'un manuel scolaire d'histoire des années 1950, où les événements sont associés à des images connotées et célèbres, avec une retranscription qui se veut divulgatrice et populaire. Il envisage de descendre au même niveau que le langage conventionnel des scènes historiques, avec deux conditions fermes. La première concerne une modalité représentative : les hommes seront tous figurés nus, suivant, pour l'artiste, une image de carnaio, mot italien désignant un charnier mais aussi une foule compacte et indistincte. Le programme de La Nuda umanità démarre avec l'homme de Néandertal, touche les grandes civilisations et les faits incontournables, sans oublier le sport, le spectacle et le gossip des familles royales, et ne s'achève qu'avec l'actualité la plus récente. La deuxième condition est la délégation de l'acte pictural à un artisan, Salvatore Russo. De cette manière, se produit une mise à distance de Di Matteo, « peintre contemporain », qui prend le risque de se faire remplacer par un « peintre artisan » spécialisé dans la copie commerciale. Ces deux façons d'être peintre sont confrontées à une ambiguïté d'interprétation propice, selon Di Matteo, à une reconsidération de l'activité humaine dans la création artistique. Et le valeureux copiste, Salvatore Russo [note]L'Atelier du valeureux copiste a été le titre d'une performance de Gabriele Di Matteo et Salvatore Russo à la galerie Esca de Nîmes, le 14 mai 2005., est filmé, dans Il Pittore, en train de produire ses cinq toiles par jour ; un travail inconcevable sans l'arrière-fond de chansons napolitaines et de commentaires ironiques sur les grands faits de l'histoire qu'il représente jusqu'à se retrouver nu, lui aussi, à la fin de la vidéo.

La nudité de tous les personnages pourrait être, en effet, un marqueur d'égalité, mais la présence d'attributs et d'objets - chapeaux, armes - finit par accentuer les schémas d'une identification sociale et ethnique. L'abandon d'une vision idéaliste et lyrique de l'histoire semble plutôt permettre à l'artiste de s'orienter vers l'essence d'une soi-disant image de témoignage et d'information, de pointer les risques d'une vision ethnocentrique et révisionniste. Les cartes sont faussées dès l'origine et Di Matteo essaie de « mettre à nu » les formes de transmission, de fournir des éléments critiques sur la divulgation des images et sur une divulgation qui passe par l'art.

Gabriele Di Matteo, Biografie ("Biographies"), huile sur jet d'encre, 1998 (Lyon, coll.part.).

Pour l'exposition à la Bibliothèque municipale de Lyon, l'artiste reproduisit les photographies de ses anciennes installations en les présentant comme de véritables tableaux.

J'effectue un voyage mental orienté sur ce que notre mémoire collective nous redonne. L'artiste définit de cette façon son agir et la proposition d'images déjà existantes, à la recherche d'un contenu émotionnel ou narratif. C'est un chantier ouvert, à confronter avec notre perception et nos idées - préconçues ? - du savoir, de la réalité historique, du progrès... Sur la ligne radicale de La Nuda umanità, il confie le pinceau aux pittori commerciali de la région de Naples (projet Le Peintre salue la mer, 2005 [note]Ce projet a été présenté à Montpellier dans la galerie du FRAC Languedoc-Roussillon (été 2005). ) et s'interroge, en même temps, sur la vitalité de cette petite industrie populaire. A l'instar de nombreux artistes, Di Matteo suscite des interrogations quant à la position du créateur vis-à-vis des codes de la société contemporaine. Il évalue son langage, la peinture, comme l'instrument interprétatif d'une culture de masse qui nous concerne au niveau identitaire. Créer une histoire, c'est aussi se charger de ses ambiguïtés et de ses mensonges ; toutes ses facettes se montent et se démontent comme un jeu, et Di Matteo nous renvoie la balle. Son jeu, disposé à la surface d'images prélevées, s'avère en même temps périlleux dans une société où le droit d'auteur et le copyright érigent de plus en plus de barrières. Léger et modeste, Gabriele Di Matteo continue son parcours, à la fois curieux et poétique, d'un fabriquant d'images et d'histoires.