A chacun son fléau

La naissance de la catastrophe médiatique au siècle des Lumières

Jusqu'au XVIIIe siècle, le mot «catastrophe» n'avait que son sens technique de «dernier et principal événement d'une tragédie». Aujourd'hui, il occupe le sommet d'une sorte d'échelle de Richter journalistique, qui sert à mesurer les événements terribles. Juste en dessous, les mots «drame» et «tragédie», voués à des désastres de moindre ampleur, sont également empruntés au vocabulaire théâtral.

"Systema ideale pyrophylaciorum subterraneorum [...]", gravure dans Mundus subterraneus..., par A. Kircher Amsterdam, Jan Janssen et Elisée Weyerstraten 1665, p. 180 (BM Lyon, Rés 31115).

Le choix du terme approprié relève évidemment, quoique implicitement, d'une logique comptable qui évalue les pertes et calcule les dégâts. Mais les choses ne sont pas si simples. Ainsi, en août 2004, l'incendie d'un centre équestre en Savoie (8 morts) fut «un drame pour la France entière», aux dires du président de la République ; l'explosion d'un gazoduc en Belgique (17 morts) fut d'emblée et unanimement qualifiée de «catastrophe» par les journaux français; quant à l'incendie d'un centre commercial au Paraguay (40 morts), ce fut « un désastre » selon le chef de la police locale, mais une « tragédie » selon le propriétaire. La nature de l'événement, son éloignement dans l'espace et dans le temps, ou encore la qualité des victimes entrent en ligne de compte. Dans tous les cas, les mots ne sauraient s'employer à la légère : parler de tragédie, c'est invoquer une forme de fatalité et peut-être dégager sa responsabilité ; baptiser l'événement catastrophe, c'est souvent promettre ou solliciter une aide exceptionnelle de l'Etat ou de la communauté internationale.

Le cas du raz de marée de l'océan Indien du 26 décembre 2004 est à la fois singulier et révélateur. Pendant plusieurs jours, il ne fut presque qualifié que par des termes techniques (raz de marée, tsunami), comme si les mots généraux habituels étaient inaptes, usés d'avoir été trop employés. Mais au bout d'une semaine, l'événement fut réintégré dans les catégories préétablies pour devenir catastrophe. Ce n'est pas que son horreur parût moindre, puisque bien au contraire le compte des victimes ne cessait de s'alourdir ; c'est que, désormais, il suscitait dans l'opinion publique, auprès des gouvernements et des organisations humanitaires, des réactions identifiables et quantifiables. Ce que sanctionne le mot catastrophe, c'est moins la magnitude des causes et des conséquences immédiates d'un phénomène, que l'effet que celui-ci produit sur le public. La terreur et la pitié. On voit que le mot n'a pas tout à fait perdu ses connotations théâtrales.

Voyons comment les valeurs actuelles de la notion de catastrophe peuvent être éclairées par la façon dont elle est apparue au XVIIIe siècle, au moment même où se mettait en place une nouvelle «gestion» de l'événement désastreux.

Un des premiers emplois français du mot «catastrophe» dans son sens moderne se trouve sous la plume d'un personnage des Lettres persanes. Montesquieu fait tenir à Usbek le discours suivant :

«

Le Monde, mon cher Rhédi, n'est point incorruptible [...] La Terre est soumise, comme les autres planètes, aux lois des mouvements, elle souffre au-dedans d'elle, un combat perpétuel de ses principes : la Mer et le Continent semblent être dans une guerre éternelle ; chaque instant produit de nouvelles combinaisons. Les hommes, dans une demeure si sujette aux changements, sont dans un état aussi incertain : cent mille causes peuvent agir, capables de les détruire, et à plus forte raison, d'augmenter ou de diminuer leur nombre. Je ne te parlerai pas de ces catastrophes particulières si communes chez les historiens, qui ont détruit des villes et des royaumes entiers ; il y en a de générales, qui ont mis bien des fois le Genre humain à deux doigts de sa perte. Les histoires sont pleines de ces pestes universelles qui ont, tour à tour, désolé l'univers.
[note]Lettres persanes, 1721, lettre cxiii.

Le Déluge avant la baisse des eaux, gravure dans Arca Noe [?], par Athanasius Kircher, Amsterdam, Jan Janssen 1675 (BM Lyon, 30644).

Ces catastrophes-là concernent moins le destin d'un individu que celui d'un peuple, voire de l'humanité entière. Par la suite, et notamment dans le théâtre de la seconde moitié du XVIIIe siècle, on vit souvent le sens ancien et le sens nouveau du mot se superposer : la catastrophe d'une pièce consiste alors en une catastrophe naturelle. En 1755, Jean-Henri Marchand n'hésite pas à exploiter l'actualité la plus récente pour pimenter son fade Tremblement de terre de Lisbonne. Au moment où l'intrigue va se dénouer le plus heureusement du monde par un double mariage, presque tous les personnages sont écrasés par le fameux séisme. Ce qui permet à un personnage de prononcer ces mémorables derniers mots, dont on ne sait pas s'ils devaient provoquer chez le spectateur le rire ou l'effroi:

Fallait-il, sur le point que j'épouse Thérèse, Je me voie écrasé comme une punaise ?

L'Incendie du Havre, de François-Georges Fouques Deshays, dit Desfontaines (1786), se présente aussi comme une «fait historique», où le désastre fournit au héros l'occasion de sauver sa bien-aimée. Dans le Jugement dernier des rois (1793), Sylvain Maréchal a, quant à lui, recours à une éruption révolutionnaire pour achever de détruire les têtes couronnées réfugiées sur une île volcanique :

Vue de Lisbonne avant et après le tremblement de terre du 1er novembre 1775, gravure sur bois de J.-M. Papillon, datée du 12 décembre 1775, dans OEuvre de Jean-Michel Papillon graveur en bois..., Paris, Pierre-Guillaume Simon, 1760 (BM Lyon, rés 6831).

Mais voilà le volcan qui paraît vouloir nous mettre tous d'accord: une lave brûlante descend du cratère et s'avance vers nous. Dieux !

Ce procédé du dénouement catastrophique naturel est également fort prisé des romanciers, surtout dans les années 1790 : la Justine de Sade est frappée par la foudre ; le château Saint-Ange est détruit par une explosion dans les dernières pages de Pauliska de Révéroni Saint-Cyr ; la petite société des Contes immoraux du prince de Ligne est engloutie :

La terre s'entrouvrit sous nos pieds, en plus de vingt endroits différents ; et nous finîmes ainsi nos jours dans les bras les uns des autres, le plus subitement et le plus heureusement du monde.

L'Arche est un mythe heureux

Revenons à Montesquieu. Son recours à la notion de catastrophe est sans doute marqué par l'influence du théologien anglais Thomas Burnet. Celui-ci avait proposé dans sa Telluris Theoria Sacra (1681) une histoire de la Terre, résumée par le frontispice gravé du livre. On y voit, arrangées en cercle sous les pieds du Christ, sept représentations de notre planète : depuis le chaos initial jusqu'à l'état final d'étoile inhabitée, en passant par cinq étapes intermédiaires, dont le déluge (passé) et la conflagration (à venir). Or, pour décrire ce cycle, Burnet emploie «catastrophe» dans un sens nettement géologique :

Quare praeter originem mundi nostri et supremum exitum, medias illas catastrophas distinguere tentavi
[note] C'est pourquoi, outre l'origine de notre monde et son terme final, j'ai tenté de distinguer ces catastrophes intermédiaires (Théorie Sacrée de la Terre, livre I, chapitre 1)..

Au rang des auteurs qui ont durablement marqué les esprits en illustrant une vision «catastrophique» du monde, il faut également placer le jésuite allemand Athanasius Kircher. Dans son Mundus Subterraneus (1665-1678), la Terre est représentée en coupe comme un système de soupiraux prêts à exploser.

Plus spectaculaire, encore, est le cataclysme que Kircher décrit et illustre dans les trois volumes de son Arca Noe. Les cadavres flottants du «déluge avant la baisse des eaux» ont inspiré de nombreuses représentations, jusqu'aux gravures publiées à l'occasion de l'inondation des Charpennes à Lyon en 1856.

Les inondations de Lyon en 1840, médaille commémorative en cuivre par Louis Schmitt (BM Lyon, fonds Chomarat, Ms 504II/1)

Dans l'imaginaire occidental, le déluge est la catastrophe naturelle par excellence. Mais il n'est pas seulement le signe d'une punition divine. Dans Mythologies (1955), Roland Barthes a montré l'ambiguïté des sentiments suscités par les crues :

L'Arche est un mythe heureux : l'humanité y prend ses distances à l'égard des éléments, elle s'y concentre et y élabore la conscience nécessaire de ses pouvoirs, faisant sortir du malheur même l'évidence que le monde est maniable.

Ce principe est à l'oeuvre dans le monumental dessin de l'Arche, où Kircher laisse libre cours à son imagination euphorique de mathématicien poète, détaillant le contenu de chacune des cabines des quatre ponts du bâtiment, représenté en coupe longitudinale. Contrairement aux entrailles du globe terrestre, celles de l'arche salutaire sont porteuses d'espoir. On comprend qu'elle ait été imitée dans les planches de l'Encyclopédie : non seulement le bâtiment, curieusement carré et compartimenté, ressemble à un dictionnaire, mais il illustre l'idée, que Diderot développe dans l'article «Encyclopédie», d'un monde construit pour et par l'homme :

Si l'on bannit l'homme de dessus la surface de la terre, ce spectacle pathétique et sublime de la nature n'est plus qu'une scène triste et muette. L'univers se tait [...] c'est la présence de l'homme qui rend l'existence des êtres intéressante.

Pour le poète suisse Salomon Gessner (1730-1788), le Déluge n'est pas non plus un châtiment. Ses deux héros, Semin et Sémire, ne sauraient être anéantis par les éléments déchaînés ; au contraire, ils trouvent dans le désastre l'occasion d'affirmer leur amour et leur foi :

Grondez, tonnerres, soulevez-vous abîmes! Venez sur nous, ô vagues! Loué soit à jamais le Dieu juste !

On pense au célèbre Levez-vous vite, orages désirés ! que proférera bientôt le René de Chateaubriand. A l'aube du romantisme, la catastrophe est le lieu privilégié d'une expérience nouvelle : celle du sublime.

Le XVIIIe siècle eut aussi son lot de tremblements de terre, dont les plus terribles furent ceux de Lisbonne en 1755, de Constantinople en 1765 et de Messine en 1783. La nouveauté est qu'il ne s'agit plus désormais de catastrophes locales mais d'événements planétaires, dont le bruit est amplifié par la presse. Ce sont des spectacles offerts à un public international.

En 1783, les quatre luxueux volumes du Voyage pittoresque d'Italie de l'abbé de Saint-Non étaient sous presse quand un violent séisme détruisit Messine. L'éditeur se demanda d'abord s'il convenait d'effacer de son ouvrage une ville désormais invisible, avant de se raviser : Nous croyons qu'il sera toujours infiniment curieux de conserver une idée de ce que Messine était avant cette terrible catastrophe.

Gravure à l'eau-forte dans le Voyage pittoresque ou Description des royaumes de Naples et de Sicile, par l'abbé Jean-Claude de Saint Non , tome 1, Paris, 1781, p. 208 (BM Lyon, SJ G 104/1)

Une première gravure représente une estampe déchirée du port encore intact. Une seconde propose une sorte de tremblement de terre générique, dessiné à Rome par un artiste qui n'est pas allé sur les lieux. Dans les deux cas, ce qui est donné à voir, c'est l'impossibilité de représenter la réalité de la catastrophe.

Comme la plupart de ses contemporains, Saint-Non a une prédilection pour les éruptions volcaniques, grandes attractions touristiques de l'Italie. Une gravure de l'éruption du Vésuve du 14 mai 1771 souligne le caractère théâtral de la Nature en colère. On sent que c'est pour rendre l'effet du tableau plus piquant que l'artiste a choisi le moment de la nuit, précise le commentateur. Au premier plan de cette soirée, un parterre de spectateurs est saisi dans des attitudes variées : celui-ci peint, celui-là médite, d'autres discutent. Seule manque la réaction la plus naturelle : la fuite panique.

Mais Saint-Non sait que les plus beaux spectacles peuvent lasser ; il est soucieux de varier ses effets et a recours à un procédé inédit pour montrer l'éruption du Vésuve du 8 août 1779 : le volcan projette ses scories jusque dans le texte en haut de la page.

Même une publication à visée explicitement scientifique, tel l'Abrégé des transactions philosophiques de la Société royale de Londres (1787), multiplie les planches dépliantes d'éruption du Vésuve.

A défaut de soigner la peste, on l'escamote

La peste est un autre grand sujet d'inspiration pour les artistes, peintres et poètes.

La dernière grande peste à avoir sévi en Europe occidentale fut celle qui se déclara à Marseille en juin 1720, et tua la moitié de la population en six mois.

Parallèlement, toute une littérature sur le sujet proliféra au début des années 1720. A Lyon, menacée mais épargnée, les frères Bruyset s'en firent une petite spécialité, publiant entre autres un Avis de précaution contre la maladie contagieuse de Marseille de Jérôme Pestalozzi ; une Relation touchant les accidents de la peste de Marseille, son pronostic et sa curation de François Chicoyneau ; un Traité de la peste, ou conjectures physiques sur sa nature et sur ses causes de Jacques Gavet de Rumilly ; et un Traité de la peste et des moyens de s'en préserver de Jean-Jacob Manget.

La peste de 1720 eut une autre particularité : ce fut la première (et la dernière) à faire l'objet d'une couverture médiatique riche et contrastée.. En effet, lors des précédentes pestes européennes (1628-1631 ; 1636-1637 ; 1668-1669 et 1720-1722), la presse périodique commençait à peine à balbutier. En revanche, au début du XVIIIe siècle, un système d'information complet est en place, tant à l'intérieur du royaume qu'en Europe. Alors que la nouvelle de la peste se répand partout grâce aux gazettes francophones de Hollande ou d'Allemagne, la très officielle Gazette de France opère un des «black-out» dont elle est

coutumière : à défaut de soigner la peste, on l'escamote.

Cependant, dans le même temps que la peste de Marseille confirmait l'impuissance de la médecine face au vieux fléau, elle fut l'occasion de démontrer l'efficacité d'une politique centralisée : l'institution d'un blocus de la ville et d'un cordon sanitaire autour de la Provence permit de circonscrire le mal, et d'entretenir pendant plus d'un siècle l'illusion que le temps des grandes épidémies était révolu.

Cette même année 1720 fut marquée par d'autres désastres. Tandis que la faillite de Law bouleversait Paris, un incendie éclata le 22 décembre à Rennes, détruisant près de 1 000 maisons.

G ravure à l'eau forte de Coincy dans le Voyage pittoresque ou Description des royaumes de Naples et de Sicile, par l'abbé Jean-Claude de Saint-Non tome 4, Paris, 1785, p. 1 (BM Lyon, SJ G 104/4)

Certains ne manquèrent pas de voir là la réalisation d'une prophétie de Nostradamus ; mais c'est, on le sait, le cas de presque tous les désastres majeurs. Le grand incendie de Londres de 1666 , figure sur la page de titre d'une édition parisienne de 1668 des Vrayes centuries du prophète provençal.

Des esprits plus éclairés saisirent l'occasion pour demander un urbanisme mieux adapté et une meilleure organisation des secours. Les municipalités s'équipèrent de pompes pour éteindre les incendies. Le recueil des Machines et inventions approuvées par l'Académie (7 volumes, 1735-1777) propose deux modèles. Celui de 1699 est jugé plus encombrant que les pompes dont on se sert à Paris, lesquelles sont très commodes pour être portées jusque dans les greniers. Quant à la pompe de 1741, mue par un seul homme, elle peut élever 53 pintes par minute à 35 ou 40 pieds.

Ces petits engins semblent dérisoires au regard de l'ampleur des sinistres, mais ils témoignent modestement d'une ambition constante du siècle : la maîtrise des risques naturels. Dès lors que la catastrophe n'est plus conçue comme un châtiment divin inévitable, il est du devoir de l'homme de travailler à la prévenir ou à en limiter les effets. A l'époque des Lumières, la nature n'est plus ressentie comme nécessairement hostile et dangereuse ; elle demande à être comprise et domestiquée.

Le tremblement de terre, [à Constantinople en 1765], lithographie de Roche (BM Lyon, fonds chomarat, Est. 16076)

Tout au long du siècle, le feu reste néanmoins le fléau le plus redouté. Pour la seule ville de Paris, on retient les incendies du Petit Pont du Châtelet en 1718, de l'Opéra en 1763 et 1781, de la Foire Saint-Germain en 1782 et de l'Hôtel-Dieu en 1772 (130 victimes). Les représentations de l'incendie du Palais-Royal à Copenhague en 1794, dans le Messager boiteux de 1795, et de l'incendie du théâtre des Célestins à Lyon en 1880, dans le Monde illustré, témoignent de la permanence du danger et d'un goût populaire pour ce type d'images ; mais aussi de l'accent désormais porté sur l'évacuation raisonnée du bâtiment et les moyens de lutte contre le sinistre : l'incendie est d'abord l'occasion

de la manifestation de l'ordre.

Les catastrophes sont aussi l'objet d'une intense récupération idéologique. Bien avant que le maréchal Mac Mahon ne prononçât son fameux «Que d'eau ! Que d'eau !» devant les crues de la Garonne en 1875, les chefs d'Etat avaient compris qu'ils pouvaient jouer, sur le lieu des désastres, un rôle moins risqué et plus efficace que sur les champs de bataille.

Philippe d'Orléans ne s'est pas rendu à Marseille ; cela n'empêche pas un artiste d'imaginer pour le Mercure de France d'avril 1723 une médaille intitulée «Massilia resurgens», où l'on voit le Régent consoler l'allégorie de la ville dévastée. Dans une plaquette de colportage de 1861 intitulée les Gloires de l'Empire, une gravure représente Napoléon III à cheval distribuant en personne de l'argent aux inondés de Lyon, en 1856.

L'Eglise n'abandonne pas au pouvoir séculier le domaine stratégique des catastrophes. La compétition est particulièrement intense au XIXe siècle. Une lithographie en couleur vendue en 1864 aux pèlerins de Fourvière montre, entre autres miracles de la Vierge, l'archevêque de Lyon, Mgr de Bonald, sauvant de ses propres mains un enfant au berceau emporté par la crue de la Saône de 1840 [note]Fonds Chomarat Est. 10961..

Le tremblement de terre de la Toussaint 1840 à la Martinique est l'occasion de répandre, dans tout le royaume, un copie bénite à deux sous contenant un récit et une complainte édifiante. Tous ceux qui auront cette copie dans leur maison seront préservés, non des tremblements de terre mais de toutes les maladies contagieuses ; ce qui, en ces temps de retour des infections épidémiques (choléra de 1832, variole), n'était pas un mince avantage [note]Fonds Chomarat, Est. 5848..

Détails du tremblement de terre récemment arrivé le jour de la Toussaint de l'année 1841, à la Martinique La Rochelle, imprimerie d'Elise Cappon, [1840] (BM Lyon, fonds chomarat, Est. 5848).

Des détails capables d'effrayer l'imagination des lecteurs

Les médailles constituent une autre forme de commémoration pieuse du désastre : le fonds Chomarat de la Bibliothèque municipale de Lyon n'en conserve pas moins de trois qui, dans le plomb ou dans le cuivre, fixent le souvenir des inondations lyonnaises de 1840 [note]Fonds Chomarat, MS 504/II, 1et 2 ; MS 504/VIII, 1..

La presse périodique du XVIIIe siècle est structurellement inadaptée pour dire la catastrophe : lente et chère, elle ignore les Unes, les titres, les effets typographiques et les images. Par exemple, c'est à peine si l'on remarque, dans un coin de la Gazette de France du 22 novembre 1755, les premières nouvelles du tremblement de terre de Lisbonne du 1er novembre 1755.

Pourtant, en 1773, François Marin, rédacteur de ladite Gazette et auteur de théâtre, défend sa conception d'un journalisme quelque peu sensationnel. A ceux qui lui reprochent de se complaire dans des détails capables d'effrayer l'imagination des lecteurs, il oppose une triple justification :

1. La Gazette n'est pas destinée seulement aux personnes du premier rang ; elle a des Abonnés dans chaque classe de Citoyens, et elle est lue deux fois par semaine par une infinité de personnes de tous états [...] Les désastres qui affligent d'autres hommes, les consolent, en quelque sorte, des malheurs qu'ils éprouvent eux-mêmes [...].

2. Les orages, les tempêtes, les ouragans, les inondations, les tremblements de terre, les singularités du tonnerre sont des effets de la nature, soumis aux observations des Savants. L'Auteur prévient ses Critiques que ce qu'il en rapporte, est toujours constaté par des bulletins authentiques [...].

3. Les Citoyens malheureux dont les vents, la grêle, le tonnerre, les inondations ont ravagé les champs qui font leur subsistance, ou détruit les habitations, attendent de la justice bienfaisante du Gouvernement, et de la compassion de leurs semblables, des secours dans leurs infortunes, ou du moins la douce consolation d'être plaints. L'Histoire de leur malheur resterait concentrée dans leur Province, si les Papiers publics, si celui auquel on attribue le mérite de ne rapporter que des faits certains, n'en portaient pas la nouvelle à toutes les âmes sensibles et honnêtes et ne réveillaient, dans le coeur des hommes vertueux, la pitié qu'inspirent les calamités.

Der Ausbruch des Vulkans Mont Pelée auf Martinique [l'éruption de la Montagne Pelée, mai 1902], estampe de Burckardt à Wissembourg (Alsace). (BM Lyon, fonds Chomarat, Est. 16058).

Gazette de France, 30 août 1773

On reconnaît là les alibis désormais familiers de bien des dérives médiatiques. Cette conception toute «moderne» de la fonction sociale de la presse valut à Marin, clairement en avance sur son temps, d'être rapidement démis de sa charge.

Autre initiative notable : une brochure de 1789 intitulée Détails des désastres occasionnés par les débâcles sur la Loire, le Rhône et la Saône [note]BM Lyon 351 170.. Il s'agit d'une sélection d'articles de journaux divers autour d'un thème délibérément catastrophique. Le but n'est pas d'informer mais d'émouvoir : Je ne sais s'il s'est vu un spectacle si propre à consterner, et en même temps plus digne d'admiration : on peut le dire, c'était une belle horreur.

Mais il revenait surtout aux canards (feuilles occasionnelles consacrées à un événement frappant), aux almanachs et à toute la littérature de colportage d'exploiter les catastrophes. Plus que dans la presse traditionnelle, c'est dans ces modes d'information marginale et populaire que les journaux illustrés à grand tirage du XIXe siècle trouvèrent leur inspiration pour répondre enfin, sans vergogne ni retenue, au goût des lecteurs pour les «belles horreurs». C'est alors que naquit vraiment l'ère de la catastrophe médiatique dans laquelle nous vivons encore.