Un journal pour les canuts

Lyon et les débuts de la presse ouvrière : L'Echo de la Fabrique et ses successeurs

L'insurrection des canuts, les ouvriers en soierie, de novembre 1831 est l'un des événements les plus célèbres de l'histoire de la ville de Lyon. Le Journal des Débats, l'un des principaux titres de l'époque, sonnait l'alarme pour les lecteurs bourgeois de toute l'Europe, leur disant que les barbares qui menacent la société [...] sont dans les faubourgs de nos villes manufacturières. En comparant les ouvriers lyonnais aux hordes qui avaient détruit la civilisation romaine, le journal parisien passait sous silence l'un des faits les plus marquants de cet épisode. Ces "barbares" s'étaient approprié l'un des symboles parmi les plus importants de la civilisation contemporaine : ils avaient créé, trois semaines avant l'insurrection, leur propre journal.

Ce journal, L'Echo de la Fabrique, comme ses successeurs qui parurent jusqu'à l'imposition de la loi draconienne contre la presse de septembre 1835, furent les premiers périodiques européens à parler au nom de cette nouvelle puissance qui allait jouer un rôle si important dans l'histoire : la classe ouvrière.

L'Echo de la Fabrique n'était pas le premier journal à s'adresser explicitement aux ouvriers considérés comme un groupe social, avec une identité spécifique définie par leur rôle au sein du processus de production. Il y avait eu une tentative de ce genre en Angleterre en 1825, et quelques feuilles éphémères à Paris, pendant l'automne de 1830, mais la publication lyonnaise fut la première de son genre à se maintenir en vie pendant plusieurs années et la première à avoir un impact véritable sur les événements. Ce journal et ses successeurs - L'Echo des travailleurs (1833-1834), La Tribune prolétaire (1834-1835), L'Indicateur (1834-1835) - forment un ensemble qui comprend les premiers périodiques français à avoir utilisé les mots « travailleur » et « prolétaire » dans leur titre.

"Ouvrier au travail", vignette dans Le Canut, par Joanny Augier 1836, p. 288 (BM Lyon, 102013)

Les historiens du mouvement ouvrier à Lyon dans les premières années de la décennie 1830, comme Fernand Rude, Maurice Moissonnier, et Robert Bezucha, ont reconnu l'importance de L'Echo de la Fabrique, mais ils ont eu tendance à l'interpréter comme un effet secondaire à partir d'un phénomène plus fondamental : la naissance d'une classe ouvrière moderne.

On peut se demander, cependant, si ce n'est pas plutôt le journal qui a essayé de changer la réalité sociale, en demandant aux ouvriers de se reconnaître, pour la première fois, comme membres d'un ensemble à vocation universelle, une classe sociale dans le sens moderne du terme, et non pas comme un groupe d'intérêt corporatif, à l'image des corps de métiers de l'Ancien Régime.

A son début, L'Echo de la Fabrique parlait encore le langage du passé : comme son titre l'indique, il se présentait comme l'organe de la Fabrique, la communauté des ouvriers en soierie de Lyon. Les fondateurs de L'Echo furent une trentaine des chefs d'atelier, des artisans-fabricants sous-traitants dépendant des grands négociants qui dominaient alors cette branche de l'industrie lyonnaise. Mieux instruits que la plupart des ouvriers et très conscients de leurs traditions, les chefs d'atelier de Lyon avaient fondé en 1828 une association, la Société des mutuellistes, afin de protéger leurs intérêts contre les marchands de soie. La Société des mutuellistes, comme les compagnonnages des artisans de l'époque, n'admettait comme membres que ceux de son métier. En plus, les chefs d'atelier, bien que tributaires des marchands, n'étaient pas tout à fait des prolétaires ou des ouvriers, dans le sens moderne de ces termes. Propriétaires de leurs instruments de travail, les métiers de tissage, c'était eux qui employaient les compagnons tisseurs et autres travailleurs et travailleuses, qui, eux, formaient le vrai prolétariat de la cité. Illégale d'après la législation du temps, la Société des mutuellistes fonctionnait de façon clandestine ; la publicité par voie de presse ne faisait pas partie des traditions des ouvriers français.

Bien que créé par des chefs d'atelier, L'Echo de la Fabrique ne resta pas longtemps dans le cadre de cette tradition d'organisation ouvrière. Ses fondateurs étaient plutôt des dissidents à l'intérieur du mouvement mutuelliste ; seulement dix des vingt-neuf chefs d'atelier qui signèrent l'acte d'association du journal étaient aussi membres de la Société. En 1833, quand une scission entre les actionnaires amena plusieurs d'entre eux à s'identifier avec un nouveau journal, L'Echo des travailleurs, leur critique des mutuellistes devint explicite. La clandestinité et l'exclusivisme de la Société des mutuellistes allaient à l'encontre de la nouvelle conception d'une "classe prolétaire" et d'une "union universelle entre les travailleurs" que L'Echo de la Fabrique a commencé à défendre dès le printemps de 1832.

L'Echo de la Fabrique, journal industriel de Lyon et du département du Rhône 1ère année, n°1, 30 octobre 1831 (BM Lyon, 5707)

Une association universelle des travailleurs

Un manifeste de principes, publié le 9 septembre 1832 proclamait,

Nous serons le journal de la CASTE PROLETAIRE, toute entière ; à nous donc, artisans de toutes professions, industriels de toutes les classes ; ouvriers travailleurs de toute la France." Seize ans avant le Manifeste communiste de Marx et Engels, L'Echo parlait d'une "association universelle des travailleurs" qui sera la base d'une "Sainte Alliance des peuples
. Utiliser un tel langage, c'était demander aux ouvriers français de changer leurs habitudes et leurs mentalités. En octobre 1833, un combat de rue entre membres de compagnonnages traditionnels amena L'Echo à exprimer sa réprobation : Jusqu'à quand les ouvriers de toutes les industries fermeront-ils les yeux sur leurs véritables intérêts ? Quand voudront-ils donc comprendre que ces divisions particulières ne servent qu'à river de plus en plus les anneaux de la chaîne, dont les entourent l'égoïsme et la cupidité ?

Autre particularité : alors que les organisations traditionnelles des ouvriers étaient exclusivement masculines, L'Echo de la Fabrique imprimait plusieurs articles sur la condition des travailleuses. Empruntés, pour la plupart, au journal féministe créé à Lyon en 1833 par une ancienne Saint-Simonienne, Eugénie Niboyet [note]Eugénie Niboyet (1796-1883), première femme journaliste de Lyon, réussit à publier en 1834-1835 Le Conseiller des Femmes, hebdomadaire visant à élever les femmes à la hauteur de ce siècle., ces articles suggéraient ainsi que la classe ouvrière devait inclure les deux sexes.

Le premier numéro de L'Echo de la Fabrique parut le 30 octobre 1831, trois semaines avant l'éclatement de l'insurrection des canuts. Ce n'était nullement une entreprise clandestine : le journal avait été dûment enregistré à la préfecture du Rhône, selon les lois de l'époque. Hebdomadaire, la feuille était beaucoup moins chère que les journaux quotidiens s'adressant aux classes aisées de la ville. Le nouveau journal ouvrier connaissait bien son lectorat potentiel : ses bureaux de vente se trouvaient dans les faubourgs ouvriers de la Croix-Rousse, La Guillotière et Vaise, tandis que la presse bourgeoise se vendait exclusivement dans le centre-ville.

L'inspiration de l'entreprise venait d'un chef d'atelier, Joachim Falconnet, personnage important dans les mouvements sociaux de Lyon à l'époque. En 1835, Falconnet se souvenait fièrement de son rôle dans la création de L'Echo, premier organe de la cause prolétaire, journal né dans l'atelier, vivant dans l'atelier... Il fut le premier gérant du journal, prenant sur lui la responsabilité des poursuites judiciaires éventuelles, mais la direction éditoriale de l'entreprise fut donnée à Antoine Vidal, un homme de lettres et maître d'école, qui avait milité au sein des milieux progressistes de Lyon dans les années 1820. Vidal recruta comme collègue Marius Chastaing, comme lui vétéran de l'opposition au régime de la Restauration. Au bout de quelques mois, Chastaing, évidemment plus doué pour le travail journalistique que Vidal, remplaça ce dernier comme rédacteur. Il continua d'écrire des journaux destinés aux ouvriers, jusqu'aux années 1850.

Né à Lyon, juste avant le coup d'état du 18 brumaire, en 1799, Chastaing était fier d'avoir été "Républicain de naissance". Fils d'un huissier de justice, il avait fait des études de droit, mais n'avait pas été admis au barreau. Dès le début des années 1820, il tenait un "cabinet des affaires contentieuses" pour des clients qui avaient besoin de conseils légaux ou financiers. Adepte de la franc-maçonnerie, il fréquentait en 1835 la Loge de la Bienveillance, un cercle composé plutôt de bourgeois que d'ouvriers.

Chastaing fut donc un bourgeois déclassé, qui s'identifiait volontairement à la cause des pauvres. Son association avec L'Echo de la Fabrique lui permit de découvrir sa vraie vocation, le journalisme, voie qu'il allait poursuivre jusqu'à la révolution de 1848.

Par sa perséverance et son dévouement à la cause de l'égalité, Chastaing mérite d'être reconnu comme l'un des grands tribuns de la classe ouvrière au XIXe siècle, et comme une figure importante dans l'histoire du journalisme français. Malgré ses talents, la présence de ce bourgeois lettré aux rênes du journal ouvrier ne satisfaisait pas tout le monde parmi les chefs d'atelier. En août 1833, Chastaing, devenu trop indépendant, fut chassé de la rédaction afin de pouvoir placer le journal sous le contrôle de la Société des mutuellistes. Les suites de cette querelle révélèrent le pouvoir que le journalisme donnait à ceux qui savaient manier ses armes. Chastaing crééait son propre journal, L'Echo des travailleurs, qui contestait la prétention de L'Echo de la Fabrique à parler seul au nom des ouvriers.

Évènement de Lyon, barrière de la Croix-Rousse, 21 et 22 novembre 1831 (BM Lyon, Coste 715)

La guerre des titres

Les séquelles de la seconde insurrection lyonnaise de l'époque, celle d'avril 1834, obligèrent les deux journaux à changer de titre, mais ils continuèrent à paraître et à se dénoncer mutuellement jusqu'à l'imposition de la loi sur la presse de septembre 1835. Les opposants de Chastaing se sentaient désavantagés face aux talents de leur ancien collègue. Au début de 1835, le gérant de L'Indicateur, la continuation de L'Echo de la Fabrique, se plaignait à un ami de la faiblesse de l'équipe rédactionnelle du journal et proposait une solution : l'embauche d'un homme de lettres, aussi bourgeois que Chastaing. La création d'une presse ouvrière avait provoqué ainsi une tension permanente entre les « vrais » ouvriers et les écrivains professionnels dont les talents étaient indispensables à la réussite d'un journal.

Même s'il se trouvait parfois en opposition avec les chefs du mouvement ouvrier à Lyon, c'était Chastaing, plus qu'aucun autre contributeur, qui articulait un programme politique et social représentant les intérêts de la classe nouvelle en voie de constitution. Le prospectus pour son Echo des travailleurs accusait ses rivaux d'avoir détourné L'Echo de la Fabrique de sa vraie voie, en le limitant à la représentation des intérêts spécifiques des soyeux : Nous voulions en faire une tribune ouverte à tous les prolétaires, et non à telle ou telle classe, quelque nombreuse qu'elle fût, parce qu'à nos yeux tous les prolétaires sont solidaires. L'émancipation physique et morale des prolétaires, but de ses efforts, exigeait la transformation du système politique, qui limitait la participation politique aux riches : "Ce n'est que par le triomphe de la démocratie que nous croyons possible la réforme sociale demandée de toutes parts." Au mot d'ordre des réformateurs bourgeois, "tout pour le peuple", Chastaing ajoutait, "Tout par le peuple". Mais, pour obtenir sa juste place, le peuple "doit être moralisé et éclairé". Représenter le peuple tout en le transformant, c'était la vocation de ce journaliste "ouvriériste".

Combat du pont Morand, le 22 novembre 1831 (BM Lyon, Coste 716)

D'après Chastaing, l'émancipation du prolétariat serait l'achèvement d'un processus commencé par Jésus, qui avait proclamé l'"égalité morale des hommes", et continué par la Révolution française de 1789, qui avait installé l'égalité politique. La tâche de l'époque fut d'étendre le principe de l'égalité au domaine du social.

Une "profession de foi", publiée dans L'Echo de la Fabrique en mai 1833, énumérait les droits sociaux dont les pauvres avaient besoin : une habitation salubre, une nourriture saine [...] de grands travaux publics destinés à relever le prix des salaires [...] un vaste système d'éducation, laquelle éducation devait être gratuite, afin que toutes les carrières [soient] ouvertes au fils du pauvre comme à celui du riche, et enfin des pensions de retraite pour tous. C'était le programme d'un état-providence, qui ne sera réalisé en France qu'après la Seconde Guerre mondiale.

Dans les années 1840, le socialiste Louis Blanc deviendra célèbre en demandant le "droit au travail" pour les ouvriers, mais dix ans plus tôt les journaux ouvriers de Lyon avaient formulé la même exigence. D'après Chastaing, L'homme se doit au travail ; la société doit le travail à l'homme ; le travail doit nourrir l'homme. La réalité des années 1830 fut tout autre : Chastaing remplissait les colonnes de son journal avec des détails sur la misère prolétarienne.L'égalité sociale serait le fruit des efforts des ouvriers eux-mêmes, et surtout du principe de l'association et de l'action collective. Les journaux lyonnais connaissaient les idées des premiers mouvements socialistes français, les Saint-Simoniens et les Fouriéristes, qui commençaient à faire de la propagande parmi les ouvriers après la révolution de 1830, mais L'Echo de la Fabrique et ses successeurs furent plus pragmatiques : ils ne soulevaient pas la question, si provocatrice, de la propriété. D'après Chastaing, l'esprit de coopération était inné aux hommes : Il n'est pas moins aisé d'engager des hommes à se lier dans leur intérêt, qu'à leur persuader de travailler à se nuire réciproquement. L'esprit d'association est naturel aux créatures, il a fallu l'habitude pour le détruire. Les ouvriers eux-mêmes le pratiquaient déjà.

Quand les ouvriers imprimeurs de Lyon établirent une "société d'assurance mutuelle contre la privation de travail", L'Echo de la Fabrique salua leur initiative comme "un bel exemple". Mais le droit d'association comprenait aussi des formes d'action plus actives. La presse ouvrière défendit le "droit de coalition", c'est-à-dire la formation de vrais syndicats, ainsi que le droit de faire grève, tous les deux illégaux d'après la législation de la Monarchie de Juillet. Quand, en 1833, la France subit son premier "automne chaud", marqué par une vague de grèves un peu partout dans le pays, L'Echo de la Fabrique annonça : toute la classe des travailleurs s'ébranle et marche à la conquête d'un monde nouveau !

Le principe de l'association s'étendait aussi à la formation des coopératives de producteurs et de consommateurs, dont le premier exemple en France, le Commerce véridique fondé par Michel Derrion en 1835, fut le sujet d'une série d'articles importants dans L'Indicateur, le journal qui avait pris le relais de L'Echo de la Fabrique après l'insurrection d'avril 1834.

La plupart du temps, ces journalistes préconisaient des moyens d'action pacifiques ; des appels à la violence collective auraient donné aux autorités des justifications pour la répression des journaux. L'émancipation progressive des classes laborieuses, telle que nous la comprenons, sans bouleversement, sans violence, sans secousses, ne peut arriver par une intervention collective des masses ; mais par une série d'innovations, un enchaînement successif de faits..., écrivit L'Echo de la fabrique en janvier 1833.

Cependant, le journal n'exclut pas toujours le recours à la force. Deux semaines avant l'éclatement de l'insurrection de novembre 1831, il parlait des rumeurs selon lesquelles les masses étaient prêtes à s'ébranler ; que déjà la Croix-Rousse se mettait en marche avec un drapeau noir pour assaillir l'Hôtel-de-Ville... L'éditorialiste attribuait ces bruits aux agents-provocateurs, mais sa connaissance des détails exacts du scénario qui allait se réaliser le 21 novembre, et surtout l'évocation du célèbre drapeau noir, qui allait être adopté par les canuts, indique qu'il était au courant de ce qui se préparait parmi les ouvriers en soie.

Évènement de Lyon, le 21 et 22 novembre 1831, place des Bernardines, dessin (BM Lyon, Coste 716 bis)

Rendre impossible toute injustice de la part des maîtres

Le numéro de L'Echo qui racontait les événements de l'insurrection, publié assez tardivement pour que les rédacteurs puissent prendre en compte la restauration imminente de l'autorité, après les trois jours pendant lesquels les ouvriers avaient contrôlé la ville, prétendait à la neutralité et promit "que nos larmes [...] seront pour tous", mais en effet il justifiait la conduite des ouvriers, qui "combattirent comme des héros" tout en épargnant la propriété de leurs ennemis. Le souvenir de l'insurrection de novembre 1831 fut souvent évoqué dans ses colonnes jusqu'au moment de la seconde insurrection lyonnaise d'avril 1834.

Au début de l'année 1834, à un moment de grande tension sociale, et face aux provocations de la presse bourgeoise qui appelait ouvertement à une confrontation, L'Echo de la Fabrique prit un ton agressif, dénonçant les préparatifs militaires des autorités et proclamant que les travailleurs sauront désormais rendre impossible toute injustice de la part des maîtres, et infliger, à qui voudrait encore la mériter, sinon une « vigoureuse », du moins une sévère leçon. Pour les journalistes, la violence collective fut une arme légitime dans l'arsenal des ouvriers.

Les idées articulées par Marius Chastaing et les autres contributeurs aux journaux ouvriers de Lyon entre 1831 et 1835, constituaient un programme compréhensif et originel de réformes qui répondait à ce qu'on commençait à appeler "la question sociale". Mais les journalistes étaient également convaincus de leur mission : transformer les membres de la classe ouvrière et combattre les habitudes qui maintiennent ses membres dans la pauvreté et l'ignorance. Les journaux lyonnais ne faisaient aucun effort pour reproduire l'argot des canuts, leurs lecteurs présumés ; L'Echo de la Fabrique proposait de remplacer ce mot par "un terme générique, pour désigner la classe des ouvriers en soie d'une manière complète, simple, et euphonique" qui n'aurait pas les mêmes connotations d'ignorance et de violence.

Marius Chastaing remplissait ses colonnes avec des morceaux choisis des grands auteurs, afin d'améliorer le goût de ses lecteurs. D'après l'un de ses collègues, les ouvriers lyonnais devaient imiter l'exemple des travailleurs anglais par la création de cabinets de lecture pleins de "livres instructifs et moraux". La Tribune prolétaire prônait le tempérance : ce n'est que lorsque le goût des plaisirs moraux aura remplacé celui des plaisirs sensuels, que le genre humain marchera vers un meilleur avenir. Si les ouvriers avaient, d'après ces journalistes, des droits, ils avaient aussi le devoir de se conformer aux normes de la société bourgeoise. Il faut, selon nous, que par le langage, l'instruction, les manières, les habitudes, en un mot dans tout ce qui concerne la vie, il n'y ait plus que des hommes comme il faut, lit-on dans Le Nouvel Echo de la Fabrique, le dernier avatar du journal, en 1835.

Les aspirations des journalistes ouvriers lyonnais à transformer la société et la classe ouvrière elle-même, par la voie de la presse, se révélèrent utopiques dans les années 1830 ; la répression qui suivit l'insurrection républicaine d'avril 1834 et qui culmina avec la nouvelle loi sur la presse de septembre 1835 muselait L'Echo de la Fabrique et les autres entreprises semblables.

Serment de l'Hôtel-de-Ville (de Lyon) le 23 novembre 1831, dessiné par F.P. lith. de J. Roux (BM Lyon, Coste 717).

La colère de la presse conservatrice

Pendant leurs quatre années d'existence, ces journaux avaient-ils réussi à pénétrer le milieu ouvrier? On sait très peu sur leur audience, mais, malgré le prix réduit des abonnements par comparaison avec les journaux « bourgeois », elle a du être assez restreinte. L'Echo des travailleurs vendait seulement 300 exemplaires en février 1834, moins d'un tiers du tirage du Précurseur [note]Paraissant du 7 novembre 1821 au 13 novembre 1834, se voulant le « journal constitutionnel de Lyon », Le Précurseur succédait à l'éphémère Journal de Lyon et du Midi, édité du 29 mars au 6 novembre 1821. Il fut lui-même remplacé, dès le lendemain de sa suppression, par Le Censeur, « journal de Lyon, politique, industriel et littéraire », qui disparut à son tour le 31 décembre 1844., le plus important quotidien lyonnais de l'époque. Quand L'Echo de la Fabrique essaya d'imiter la presse bourgeoise, en tenant un banquet public à prix modeste, pour fêter son premier anniversaire, en 1832, il attira moins de 300 participants, alors que La Glaneuse [note]D'abord "journal des salons et des théâtres » apparu le 16 juin 1831, imprimé sur papier rose, La Glaneuse revendiqua rapidement le label de « journal populaire », lançant même, dans son numéro du 6 novembre 1831, une « Souscription en faveur des ouvriers en soie de Lyon ». Il collectionna les procès avec les autorités et les suspensions provisoires, passa au papier blanc après le quatrième, qui avait duré quatre mois, puis disparut le 27 septembre 1832., une feuille républicaine, avait pu vendre 1 700 billets pour une célébration semblable.

L'impact des journaux ouvriers ne devait pas être mesuré seulement par le nombre de leurs abonnés, qui était sans doute assez modeste. La colère avec laquelle la presse conservatrice réagit à leur existence montre qu'ils avaient eu un réel impact. L'Echo est devenu un instrument empoisonné à l'usage des passions les plus basses, et le fléau de la fabrique, écrivit Le Courrier de Lyon [note]Quotidien du soir de centre-droit, se voulant "journal politique, industriel et littéraire", Le Courrier de Lyon, parut à partir du 1er janvier 1832 et fut longtemps le doyen de la presse lyonnaise, jusqu'à sa disparition en 1900., le porte-parole de la bourgeoisie orléaniste, en janvier 1833.

Les ouvriers eux-mêmes ne pouvaient pas participer aux conversations quotidiennes des cafés et cabinets de lecture du centre-ville, où la sociabilité bourgeoise de l'époque s'exercait, mais leurs feuilles y étaient lues. L'Echo de la fabrique se targuaient des réactions qu'il avait provoqué parmi les habitués du Café Corti, "temple au juste-milieu" : On y reçoit aussi, croirait-on, l'incendiaire Echo de la fabrique ! Mais on est bien aisé de savoir ce qui se passe dans le camp ennemi.

Les commentaires répétés de ses articles qui se trouvaient, non seulement dans les autres journaux lyonnais, mais même dans la presse parisienne, montrent que la presse ouvrière fut prise au sérieux. Aux Archives municipales de Lyon, on trouve la preuve que L'Echo de la fabrique fut lu dans les sphères les plus hautes du gouvernement : c'est une lettre du secrétaire d'Adolphe Thiers, alors ministre de l'Intérieur, demandant au préfet Gasparin [note]Adrien Gasparin (1783-1862) succèda à son collègue Bouvier-Dumolard, renvoyé après le soulèvement ouvrier de 183. Il occupa le poste de préfet du Rhône jusqu'en 1835. Il fut ensuite ministre de l'Intérieur en 1836 et ministre de l'Agriculture en 1839. de lui fournir un abonnement, parce que « le ministre veut avoir les journaux qui servent de guide aux ouvriers... »

Les autorités locales, le préfet Gasparin et le maire Prunelle [note]Gabriel Prunelle (1777-1853) médecin originaire de La Tour-du-Pin (Isère), opposant sous la Restauration, devint maire de Lyon sous la Monarchie de Juillet, de juillet 1830 à mai 1835. Nommé ensuite inspecteur des Eaux thermales, il vécut à Vichy, ville dont il fut également maire jusqu'à sa mort. C'était, d'après Stendhal, « l'homme le plus laid de France ». suivirent cette presse pas à pas. Le premier joua un rôle occulte dans l'intrigue qui amena l'expulsion de Chastaing de son poste de rédacteur, en 1833 ; l'année suivante, le préfet et le maire s'accusaient mutuellement de faiblesse, face à la diffusion de L'Echo des travailleurs. Par le biais de ces journaux, la classe ouvrière, exclue des élections et des autres manifestations de la vie politique, réussit quand même à se faire reconnaître comme un protagonistes important des affaires publiques.

Affaire d'Avril. Lyon, 1834 (BM Lyon, Coste 718 bis)

L'impact des journaux ouvriers se manifestait aussi dans la vie quotidienne du commerce lyonnais. L'Echo de la Fabrique intervint contre des marchands de soie qui abusaient les tisseurs, quelquefois en les nommant. Les membres de la bourgeoisie lyonnaise, accoutumés à leur monopole sur les produits de l'imprimerie, ressentaient cette pratique comme un sacrilège. Quand deux d'entre eux poursuivirent le journal pour calomnie, l'avocat de L'Echo rétorqua que pour jouir efficacement d'un droit, il faut avoir les moyens d'en user. Or, comment user de ce droit, comment combattre utilement les abus si l'on ne nomme pas ceux qui les commettent ?

L'Echo intervenait aussi dans les affaires du conseil des Prud'hommes, où les ouvriers avaient quelques représentants. Le journal surveillait la conduite des élus ouvriers, dénonçait celle des marchands et donnait de la publicité aux débats de cette assemblée. Le Courrier de Lyon se plaignait des effets néfastes de ce genre de journalisme, qu'il appelait la diffamation permanente de ceux des membres du conseil des prud'hommes que les chefs d'atelier considérèrent comme leurs adversaires naturels. La haine de l'ouvrier, excitée par ces journaux, ne s'arrête pas sur le seuil de la salle du conseil, elle poursuit le fabricant-magistrat hors de l'enceinte de son tribunal. C'était un tribut éloquent à l'efficacité de la presse ouvrière.

Lutter contre l'oubli

La presse ouvrière exerçait son influence non seulement dans la vie politique et économique de Lyon, mais aussi dans la formation de sa mémoire collective, surtout en maintenant vivace la mémoire de l'insurrection de novembre 1831, que le régime de Louis-Philippe essayait d'étouffer. Les insurgés de novembre 1831 avaient pris le préfet en otage, chassé l'armée hors des murs, et pris le contrôle de la ville pendant trois jours. Dès que l'ordre fut restauré, avec la libération du préfet et le retour de la garnison, le mot d'ordre répété incessamment dans la presse bourgeoise fut "oubli du passé" : il fallait faire le silence sur cet épisode embarrassant. Il n'y avait, bien entendu, aucune observance publique pour l'anniversaire de l'insurrection, et les manifestations auraient été sévèrement réprimées.

C'est Marius Chastaing et L'Echo de la Fabrique qui trouvaient le moyen de contourner cette conspiration du silence. Le 25 novembre 1832, la première page de L'Echo fut bordée de noir. Passerez-vous inaperçues et veuves de tout souvenir, déplorables journées que novembre ramène ? demandait l'écrivain. Serai-je seul à célébrer votre anniversaire funèbre ? Il évoquait les faits héroïques des "ouvriers citoyens" et leur devise, "Vivre en travaillant, ou mourir en combattant !", et concluait, Votre mémoire... ne sera pas oubliée dans l'histoire du prolétariat". Le jour viendra, écrivit-il, où les victimes auraient "un cénotaphe simple et beau comme votre vie. Jusqu'alors, il y aura une commémoration annuelle dans le journal.

Effectivement, des articles semblables furent publiés dans les deux Echos en novembre 1833. En novembre 1834, face à la repression qui suivit l'insurrection d'avril de cette année-là, Chastaing mettait une colonne blanche sur la « Une » de sa « Tribune prolétaire », avec un note en bas de page qui disait, Nous nous taisons. Notre silence sera compris. En effet, il avait réussi à établir une tradition de martyrologie prolétarienne qui préfigure l'utilisation que le mouvement ouvrier français allait faire du Mur des Fédérés au Père-Lachaise, après la défaite de la Commune.

Il est possible que les journaux ouvriers publiés à Lyon aient eu plus d'impact sur les lecteurs bourgeois, qui virent en eux la menace d'un renversement de l'ordre social, que sur la population ouvrière de la ville, qui pour la plupart dans les années 1830 était toujours assez peu habitués à la lecture. Mais il ne faut pas sous-estimer cet impact. Les marchands de soie lyonnais ont pu confiner les ouvriers qui livraient leurs draps aux « cages » de leurs magasins, mais ils ne peuvaient pas exclure leurs journaux de l'espace public où l'opinion se formait. Les journaux faisaient paisiblement et régulièrement ce que les ouvriers faisaient physiquement dans les moments d'insurrection : ils envahissaient l'espace « bourgeois » et utilisaient ses propres moyens de communication pour le contester.

Symboliquement, L'Echo de la Fabrique incarnait donc la plus grande peur de la société bourgeoise : une classe ouvrière capable d'articuler des demandes dont la satisfaction allait exiger une transformation fondamentale. Même si ces journaux ne réussissaient pas à atteindre une audience de masse à l'époque, la possibilité qu'ils représentaient devint un facteur majeur dans l'imaginaire social.