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254               UN TABLEAU DE MURILLO.

 faire sentir de trop bonne heure! Que ne puis-je oublier
Virgile, et le relire comme une œuvre inconnue! Quel charme
nouveau cette poésie n'acquérerait-elle pas pour nous, si nous
pouvions en relrouver la fraîcheur primitive, avec un cœur
tout neuf, oubliant ces longues années de l'enfance où nous
avons anonné et dormi sur ce livre divin/ Mais, entre toutes les
sortes d'ignorance, il en est une dont je m'applaudis particu-
lièrement; c'est de ne connaître en aucune façon les jugements
des critiques sur le tableau qui nous occupe, et de pouvoir
ainsi en aborder l'étude sans opinion préconçue, avec une
complète liberté.
    Il pourra vous paraître bien étrange et bien présomptueux
d'oser ainsi m'isoler à dessein de toute tradition, et regarder
le manque de préparation comme un avantage. Eh! bien,
Monsieur, condamnez-moi si je ne parviens pas à vous con-
vaincre ; mais pour moi je tiens que cette étude directe et
immédiate des ouvrages d'art est la meilleure manière de les
juger; la seule môme de se faire des opinions personnelles,
de sentir franchement soi-même et leurs beautés et leurs dé-
fauts. C'est quelque chose comme en littérature l'étude directe
des textes. — Les commentateurs sont en général des inter-
 médiaires plus funestes qu'utiles, ils faussent toutes les im-
 pressions, comme ces guides du voyageur qui nous gâtent les
plus beaux sites par leur ardeur maladroite à nous les faire
sentir. Croyez-vous que le bon moyen de goûter Homère
soit de l'étudier dans Eustathe, de compulser patiemment
les compilations énormes des mille grammairiens qui ont
prétendu l'expliquer? Ce serait à prendre en dégoût ce qu'il
 y a de plus frais et de plus sublime au monde ; ce serait,
danger bien plus grave, à se fausser peut-être le jugement;
car c'est chose étrange que les absurdités elles folies qu'on a
fait dire quelquefois au pauvre poêle.—Monsieur, jugeons
toujours par nous-mêmes, selon le peu de lumière que Dieu