Sommaire :

    En habits multicolores !

    Les « cartonnages romantiques » sont la mémoire de toute une production de livres originaux avant tout destinée aux enfants.

    C’est une production immense, que nous ne regardons pas, parce que nous vivons au milieu d’elle. Ou plutôt nous la regardons sans la voir, négligemment, à l’époque des étrennes, un peu fatigués de son abondance, et oubliant que c’est nous qui devrions avoir l’œil assez artiste et assez critique pour rechercher aujourd’hui avec plaisir, au milieu du médiocre, les morceaux intéressants – et qui sûrement seront remarqués par nos successeurs, lorsque le temps aura passé dans un alambic cette incalculable production, pour en distiller la quintessence , tels sont les propos qu’Henri Béraldi [note]Henri Béraldi, La Reliure du XIXe siècle, Paris, Librairie Conquet, 1895 tenait à la fin du XIXe siècle sur la reliure industrielle.

    En dehors des articles d’Edwina Herscher en 1930, du Dr de Cardénal en 1953 et de celui d’Erwana Brin en 1966, le domaine de la reliure en grande série n’avait pas été étudié. Il a fallu attendre 1985 pour que Sophie Malavieille réalise la première étude sur le sujet. Les fruits de cette production sont connus sous le nom de « cartonnages », dont l’image reste liée aux ouvrages en percaline – toile de couleur - décorés à la plaque. Mais ces cartonnages ont également été recouverts de peau, et surtout de papier. C’est cette production en papier, et plus particulièrement les cartonnages en papier à médaillon, que j’ai étudiée. Une demande croissante de livres Avant de poursuivre, il est nécessaire de préciser tout d’abord ce qu’est la reliure industrielle. C’est une notion qui apparaît vers 1840, et c’est Jean Engel qui est considéré comme le père « de ce genre de reliure où la machine-outil joue le rôle principal ». Sa naissance est liée à une demande croissante de livres. Elle émane à la fois de l’Eglise, à la suite de l’abandon de l’ancienne liturgie gallicane au profit du rite romain, et de l’Ecole. En effet, d’une part, la loi Guizot de 1833 oblige toute commune de plus de 500 habitants à entretenir une école publique, d’autre part, la loi Falloux de 1850 renforce l’enseignement confessionnel, ce qui entraîne la fondation de nombreuses écoles congréganistes ; ces deux événements vont avoir pour conséquence une demande de plus en plus importante de livres religieux, de livres de fête, offerts à l’occasion d’un mariage, d’une communion, d’étrennes et surtout de livres scolaires avec leurs corollaires : les livres de prix, d’encouragement, de récompense… Bien entendu les ateliers d’artisans étaient alors dans l’incapacité de réaliser manuellement les millions de livres qui seront produits entre 1840 et 1870. Le développement de la mécanisation, au XIXe siècle, a permis la création d’ateliers de reliure industrielle essentiellement installés en province. Le plus important de tous ces éditeurs est la Maison Mame , sise à Tours, « qui exécute par elle-même les travaux ordinairement divisés de l’éditeur, de l’imprimeur, du libraire et du relieur… », écrit Eugène d’Auriac en 1855. Elle était d’ailleurs considérée à l’époque comme la plus grande « en France et à l’étranger » : en 1855, elle employait 1 200 ouvriers et ouvrières et produisait, en moyenne, 15 000 volumes in-12, par jour. La Maison Mame est connue également pour sa politique sociale. En effet, dès 1849, Alfred Mame fonde deux sociétés de secours mutuels, crée en 1852 une caisse de retraite, assure les soins et médicaments gratuits aux femmes et aux enfants d’ouvriers ainsi qu’aux ouvrières, fait construire une cité ouvrière, implante une crèche, une école, etc., une innovation pour l’époque. A côté de ce grand centre, il faut également citer les éditions Lefort à Lille, Ardant et Barbou à Limoges, Mégard à Rouen, et d’autres ateliers plus petits mais ayant également réalisé de jolis cartonnages : Beau à Versailles, Devillario à Carpentras, Haguenthal à Pont-à-Mousson, Périsse à Lyon, Lehuby, Roux, Picard, Bédelet et Desesserts à Paris. D’autres encore… La technique de l’emboîtage La technique de fabrication utilisée par ces ateliers de reliure industrielle est celle de l’emboîtage. Il faut produire vite et à moindre coût ; cette technique le permet, mais ce sera bien souvent au détriment de la qualité. La fabrication se fait en trois étapes. La première concerne le bloc livre. Les feuillets sont réunis par une couture particulière appelée « à cahier sauté ». Puis on colle les gardes sur 1 cm, sur le premier et le dernier cahier du livre, on encolle le dos et on massicote les trois côtés pour obtenir des tranches très nettes. Après une arrondissure et une endossure bien souvent bâclées, le livre est mis « en attente ». Parallèlement, on prépare la couverture. On coupe trois morceaux de carton qui correspondent successivement au plat recto, au dos, au plat verso, ces trois morceaux étant maintenus entre eux par une bande de carte . Le tout est ensuite positionné sur la couverture en papier préalablement encollée ; cette couverture a préalablement reçu son décor, auquel il faut ajouter le titre du livre et le nom de l’éditeur. Il reste alors une dernière étape à réaliser : l’emboîtage proprement dit. Après avoir enduit les gardes du bloc livre de colle, on va l’emboîter, c'est-à-dire qu’on va introduire le bloc livre dans la couverture. Le collage se fait alors par simple pression des plats sur les gardes. Cette technique ne sera pas sans répercussion sur la conservation du livre. En effet le bloc livre n’est pas rattaché à la couverture par les ficelles comme en reliure traditionnelle. Le papier des gardes est le seul lien entre le livre et la couverture. C’est ce qui explique que, en raison de la fragilité du matériau papier, les mors se fendent, les plats se détachent. La quasi-totalité des livres issus de ce mode de fabrication présente des défauts : papier posé de travers, image mal placée, papier de couverture trop petit ou trop grand, bloc livre emboîté à l’envers… Ces nombreuses malfaçons montrent que nous sommes encore au début d’une fabrication mécanique qui n’est pas totalement maîtrisée, où la mécanisation reste encore très liée à de nombreuses opérations manuelles. Celles-ci seront confiées aux femmes, et seront effectuées ainsi jusque dans les années 1870-1880 pour les opérations d’assemblage et de pliure des feuilles. En 1867, les femmes utilisaient toujours le cousoir , même dans les grands ateliers. Pourquoi parle-t-on aujourd’hui d’une manière générale de cartonnages romantiques, de cartonnages d’éditeur et non d’emboîtage ? C’est Edwina Herscher qui a donné une réponse en 1930 : « ainsi donc, gardant au mot emboîtage une valeur purement technique, nous conserverons le nom de cartonnage, devenu d’usage courant, pour désigner cette catégorie déterminée du livre du XIXe à revêture ornée qui ne peut se confondre avec celle de la reliure. » Tous ces cartonnages sont destinés à la fois aux adultes et aux enfants. Ils peuvent être recouverts de peau, comme le chagrin (peau de chèvre) mais surtout la basane (peau de mouton de qualité médiocre). C’est un matériau bon marché sur lequel on trouve de beaux exemples de racinage. Les cartonnages peuvent être aussi habillés de percaline, toile de coton lustrée qui apparaît en France dans les années 1830 et vient d’Angleterre. Sa couleur est en général foncée – noir, marine, vert, bordeaux –, mais elle est remplacée par le rouge dans les années 1880. Enfin et surtout, les cartonnages sont recouverts de papier. Ce matériau sera utilisé pour les deux catégories de livres, les livres de présent et les livres de prix. Les livres de présent sont davantage destinés à une clientèle d’adultes, qui les reçoivent lors d’un événement religieux, comme un mariage ou un baptême, lors d’un anniversaire ou tout simplement en guise de cadeau. Cependant, les enfants sont aussi concernés par les livres de présent. Livres de prix, livres d’étrennes, livres cadeaux La grande majorité de la production des cartonnages de cette période est liée au domaine scolaire. Ce sont les enfants qui reçoivent les livres scolaires et les livres de prix, d’encouragement. En apparence, rien ne différencie les deux catégories d’ouvrages, d’autant plus que ce sont les mêmes titres qui sont publiés dans les deux catégories. Cependant il n’est pas difficile de les distinguer. Pour le livre de présent, il y a deux moyens de l’identifier. Le premier est l’observation d’un ex-dono, dédicace manuscrite portée par un donateur sur le contreplat supérieur ou sur la première page de garde. Le second est l’examen de la couleur du plat supérieur. Si celle-ci est complètement délavée, ainsi que celle du dos, alors que le plat verso a gardé sa couleur d’origine, nous sommes en présence d’un livre de présent. En effet, ce dernier a joué son rôle de livre-objet destiné à être placé bien en vue sur un meuble de salon. C’est ce qui explique la décoloration de la face exposée à la lumière. L’identification du livre de prix est encore plus simple. Il possède un ex-praemio qui indique que l’ouvrage a été offert en vue de récompenser un élève. L’ex-praemio peut être tout simplement une inscription manuscrite. Il peut être aussi une étiquette pré-imprimée qui laisse des blancs permettant d’indiquer le nom de l’élève, la matière dans laquelle il est récompensé, la classe, la date, le nom du responsable – instituteur ou directeur de l’école – et le nom de l’établissement scolaire. Certaines de ces étiquettes peuvent être très simples, d’autres sont de véritables gravures très décoratives. Un ex-dono peut parfois apparaître sur le plat supérieur du livre de prix, si celui-ci est recouvert de peau ou de percaline. Dans ce cas, le nom de l’établissement donateur apparaît entouré d’une couronne de laurier et de feuilles de chêne. Les livres sont choisis sur catalogue et le choix se porte à la fois sur le contenu et le contenant. En effet, les livres sont proposés dans différents formats, dont le plus courant est l’in-12, mais aussi sous différents aspects : « … couverture bradel, médaillon ; toile, riche plaque dorée ; basane, filets sur plat… », selon le vocabulaire technique en usage à l’époque. Les titres sont regroupés par thème et forment une collection : La Bibliothèque de la jeunesse chrétienne chez Mame, La Bibliothèque morale de la jeunesse chez Mégard, La Bibliothèque utile chez Lefort… Certains catalogues, comme celui paru chez Lefort en 1848, donnent, sous chaque titre, un court résumé de l’œuvre. Tous ces ouvrages portent l’approbation d’une autorité religieuse. Elle donne à l’acheteur un gage de bonne moralité. Lithographiés, gaufrés ou avec médaillon ? Les cartonnages qui sortent des différents ateliers sont appelés, peut-être à tort, entre 1840 et 1860, cartonnages romantiques, et c’est durant cette période qu’ils sont les plus beaux. Le Dr de Cardénal les qualifiera aussi de « post-romantiques [puisqu’ils] s’étendent en effet de 1845 à 1865 ». On en trouve encore dans les années 1880, chez Mame notamment. La reliure industrielle subit elle aussi des phénomènes de mode et produit, entre 1840 et 1870, trois catégories de livres. Elle réalise tout d’abord les « cartonnages lithographiés » (photo 1), déjà présents dans les années 1840 et qui redeviennent courants à la fin du siècle. Dans cette catégorie, on trouve des décors polychromes, mais aussi des livres recouverts de papier foncé, en particulier bleu marine avec un décor or et/ou argent, mais aussi des papiers pastel, bleu, vert…Viennent ensuite les « cartonnages gaufrés » fabriqués entre les années 1840 et 1860. Ils présentent des décors en relief, très chargés d’or et d’argent sur fond marine, puis des décors or sur fond crème et pastel. Vers 1845, on voit apparaître au centre du plat un médaillon lui aussi gaufré, parfois d’une grande finesse, dans lequel personnages, fleurs, paysages, animaux, sont mis en scène (photo 2). Ces livres sont assez rares, car leur production a été limitée dans le temps. Enfin sont réalisés les « cartonnages à médaillon » (photo 3) qui remplacent les cartonnages gaufrés. On voit apparaître les premiers en 1844 et ils subsistent jusque dans les années 1880. Le papier gaufré cède alors progressivement la place au papier chromolithographié, chez Mame, Mégard et Lefort, vers les années 1870. Des trois catégories, les cartonnages à médaillon sont les plus nombreux, tous éditeurs confondus. Le décollage d’une couverture en papier, à partir d’un livre complètement détérioré, a permis sa mise à plat et en a facilité l’observation (photo 4). On peut ainsi constater qu’elle est réalisée en un seul morceau, mais se compose des trois éléments cités précédemment : le plat recto, le dos, le plat verso. Ces trois éléments correspondent aux trois morceaux de carton sur lesquels ils seront collés avant emboîtage. Le gaufrage du papier se fera donc à l’aide de trois plaques à gaufrer, une pour le plat recto, une pour le dos, la dernière pour le plat verso. Les plaques peuvent être interchangeables, en particulier sur le dos pour les parties correspondant au titre ou au nom de l’auteur. Ainsi, comme le souligne Sophie Malavieille, « on se servait donc d’une plaque sur laquelle était gravé le dessin complet de la couverture, mais dans laquelle on pouvait aisément découper des vides (à l’endroit du titre, de l’éditeur, du dessin central), pour y placer des goujons permettant de changer une partie des gaufrures, et d’adapter la couverture à différents ouvrages ». La possibilité de changer des pièces permet ainsi, avec une seule couverture de base, de couvrir plusieurs titres différents, et en changeant quelques éléments du décor – la couleur de fond du papier, la couleur de certains éléments, etc.- de donner l’illusion d’une nouvelle couverture. J’ai ainsi constaté qu’à partir d’un seul même décor principal, on a pu obtenir, sur plusieurs années, au moins dix effets différents. Le papier de ces cartonnages gaufrés est alors obtenu par la technique du gaufrage, qui consiste à donner du relief au papier. On dépose d’abord les couleurs du décor par procédé lithographique. Le gaufrage se fait ensuite à l’aide d’une plaque appelée « plaque à gaufrer ». Le papier à gaufrer est alors placé dans la presse, entre la plaque à gaufrer et une contrepartie qui peut être en carton. La grande difficulté réside dans le fait de faire coïncider les couleurs du décor posé par lithographie, avec le même décor, creusé dans la plaque à gaufrer. En même temps que le décor, le titre, l’éditeur et son lieu de résidence sont lithographiés ou gaufrés sur le dos. C’est le seul moyen d’identifier un ouvrage. Curieusement, le nom de l’auteur n’apparaît jamais sur l’ouvrage. Evolution des décors : la prédominance des pastiches. Les résultats de l’étude des décors des emboîtages sont particulièrement intéressants et riches d’informations. Quand on juxtapose un nombre important de ces cartonnages, il est très facile de constater qu’on peut les regrouper par catégories, et quand ensuite on classe les mêmes cartonnages par année, on observe une évolution des décors. Voici ce qu’en dit Henri Béraldi, « En décor, la reliure industrielle, qui s’adresse à la foule, est condamnée à crier fort et à tirer l’œil ; elle a des obligations de richesse dans les prix doux, de clinquant sur percaline, et de prodigalité de faux or et de couleurs : au besoin, il lui faut être sardanapalesque sur des cartonnages de quarante centimes ». De fait, dans les années 1840, les décors sont parfois somptueux, noyés sous une masse d’or et d’argent. Peu à peu, on assiste à un allégement de ces masses au profit de la couleur en même temps qu’à une simplification dans la composition des décors. Vers les années 1870, il ne reste que de simples décors géométriques ou de banales frises autour du médaillon. On ne peut cependant s’empêcher de mettre en évidence une ressemblance entre des décors réalisés sur ces ouvrages papier et les mêmes décors réalisés sur cuir, depuis l’origine de la reliure. Le décor de la couverture en papier va suivre le mouvement général des arts au XIXe siècle. En 1830, le roman de Victor Hugo Notre-Dame de Paris réhabilite le Moyen Age, et le goût se porte sur les objets anciens : l’art se tourne vers le passé, s’en inspire, l’imite, le contrefait. C’est le règne du pastiche. La reliure n’échappe pas à ce courant, d’autant plus que les bibliophiles l’imposent en réclamant des décors anciens. Les reliures de style « pastiche » ne sont pas des copies des décors anciens, mais on y retrouve des motifs inspirés par les reliures des siècles précédents, y compris le Moyen Age. Parmi les grand relieurs du XIXe siècle qui ont effectué des reliures « pastiche », Thouvenin fut le premier à s’être lancé dans cette mode, il sera suivi par certains des grands relieurs parisiens : Bauzonnet, Trautz, Simier. Parallèlement, le décor du papier gaufré a subi la même influence et on retrouve sur ces cartonnages, avec un certain amusement, des éléments de décor créés sous l’Ancien Régime. Pour certains, la similitude est frappante. En fait, seul le décor dit « à la cathédrale » est purement XIXe siècle. On peut aisément situer les époques d’origines des décors autres que ceux dits « à la cathédrale ». Le Moyen Age a donné le « décor floral ». Comme son nom l’indique, l’élément essentiel est alors la fleur, qui, dans nos cartonnages du XIXe, est souvent associée à d’autres éléments de décor. Les motifs végétaux apparaissent déjà sur les reliures brodées de cette période, on les retrouvera plus tard sur les reliures des XVIe et XVIIe siècles, sous la forme de fleurons et de roulettes. Ensuite, on reprendra tous ces motifs sur les almanachs brodés du XVIIe siècle et ils seront utilisés plus tard par Marius Michel sur ses reliures Art nouveau, à la fin du XIXe siècle. De la Renaissance, les créateurs de cartonnages reprennent les éléments les plus caractéristiques : le « décor à arabesques », par exemple, défini comme « un ornement peint et sculpté fondé sur la répétition symétrique de motifs végétaux très stylisés » et qui avait triomphé sur les reliures de l’époque Henri II ; ou le « décor à écoinçons » qui se caractérise par un motif décoratif situé dans les angles ; ou encore le « décor à entrelacs » qui se compose « de filets parallèles, droits ou courbes, placés par bandes à très peu de distance les uns des autres, et formant des figures géométriques et symétriques qui s’entrecroisent » (photo 5). Ce décor sera abondamment repris par les relieurs du XIXe siècle et on le retrouve régulièrement sur les cartonnages (photo 6). Enfin, les cartonnages exploitent des motifs récurrents du siècle de Louis XIV tels que le « semis ou semé » qui consiste à couvrir une surface en répétant un même petit motif de loin en loin. Ce sera le L ou la fleur de lys des reliures de Louis XIII ou Louis XIV. Tels aussi que « le compartiment », dont l’ornementation est obtenue en composant symétriquement des zones qui sont ensuite remplies par ses décors « à petits fers ». C’est une autre combinaison de la reliure dite « à la fanfare » du XVIe siècle. Une couverture de boîte de dragées ? Du Siècle des Lumières, les cartonnages pasticheront surtout le style « rocaille » qui apparaît en France vers 1725-1730. « Ce nouveau style est caractérisé par un goût effréné pour les formes torturées, déchiquetées et symétriques, les courbes et les contre-courbes, les ornements naturalistes, les minéraux, les coquillages, etc. », tel que le définit Alain Gruber dans L’Art décoratif en Europe (photo 7). Ce style de décor fera son grand retour au XIXe siècle et c’est le décor le plus fréquemment observé sur les cartonnages (photo 8). Les reliures à « décor mosaïqué » de cette époque ont, quant à elles, inspiré les décors que l’on retrouve également en abondance sur les cartonnages du XIXe siècle. On trouve, dans ce cas, un même motif répété sur toute la couverture. Au cours des ans, ces motifs décoratifs évoluent vers des formes plus géométriques, surtout dans les années 1880. Enfin, les cartonnages emprunteront à la reliure les motifs « d’origine égyptienne », souvenirs de l’expédition de Bonaparte en Egypte, en 1798. On découvre alors les fleurs de papyrus, et les fleurons « palmette » qu’on utilisera pour toute la décoration de style Empire. Finalement, le seul décor original réalisé au XIXe siècle est le décor « à la cathédrale » que Henri Béraldi définit comme « la reliure vraiment romantique, c’est la reliure à intentions Moyen Age ou gothique de la Restauration… ». Elle est réalisée à l’aide de plaques où on retrouve rosaces, colonnes, balustrades, arcades, pinacles, gargouilles… Bizarrement, on ne rencontre ce décor que sur les cartonnages édités par Lefort à Lille (photo 9). En conclusion, si un petit nombre de cartonnages papier nous est parvenu en parfait état, c’est que, outre la fragilité de leur matériau, ces reliures bon marché ont été dédaignées des bibliophiles de l’époque et donc, la plupart du temps, conservées sans soin. Il faut dire que la critique n’a pas toujours été tendre envers cette production qu’elle qualifie volontiers de « baroque », « d’art de bazar », comparant la couverture du livre de cartonnage à une « couverture de boîte de dragées ». Et pourtant, ces modestes cartonnages papier représentent une étape importante dans l’histoire de la reliure. On ne peut les omettre, ni les négliger. Aujourd’hui, les livres d’histoire de la reliure consacrent à peine un paragraphe à cette catégorie de la reliure industrielle, qui a pourtant produit plusieurs millions d’exemplaires. En fait, les cartonnages représentent la véritable modernité de la reliure d’éditeur. Ils sont les premiers éléments de la reliure industrielle, utilisant des techniques de fabrication novatrices – laminoirs, machines à grecquer, rouleau à endosser, massicot, presse à balancier –, mais aussi de nouveaux procédés comme la lithographie et la chromolithographie. Si les décors sont les stéréotypes de leur temps, marqués par une importante historicisation, jusque dans le décor original « à la cathédrale », on ne peut cependant nier leur charme, ni leur réussite dans leur genre. Les cartonnages ont bien leur place dans l’histoire de la reliure.