Les curiosa de Stéphane Mestre

L’avoué et bibliophile lyonnais était un rude gaillard qui n’avait pas peur des mots

Page de titre de Bibliotheca scatologica ou catalogue raisonné des libres traitant des vertus...de messire Luc (à rebours) Seigneur de la chaise et autres lieux… Scatopolis, s.d. (BM Lyon, Rés.389220) Yves Jocteur-Montrozier a rendu un très bel hommage [note]Dans le n° 9 de Gryphe, auquel nous renvoyons les lecteurs pour connaître l’histoire de ce fonds riche de près de 900 cotes, légué à la Ville de Lyon par Julie Mestre, la sœur du collectionneur, par testament du 30 août 1882. Fonds modestement enrichi par Marius Anterrieu, légataire universel de Julie Mestre, le premier du genre à notre connaissance, à la collection éclectique et raffinée du bibliophile lyonnais du Second Empire Stéphane Mestre (1813-1877), dont les trésors sont un des ornements les plus précieux, mais aussi les plus méconnus de la Bibliothèque municipale de Lyon. Mais, au-delà de son intérêt bibliophilique incontestable, dû notamment à la perfection des reliures et à leur état de conservation exceptionnel, le fonds Mestre constitue une aubaine inappréciable, non seulement pour tous les amoureux des belles-lettres, mais aussi, et c’est inespéré, pour les historiens de l’édition clandestine. Nous avons donc souhaité ajouter notre pierre à l’édifice en dévoilant, sans épuiser le sujet, un des aspects les plus mystérieux de cette collection, avec la présence en son sein de nombreux curiosa de toutes époques, et surtout l’existence d’un prospectus de livres obscènes, révélateur, ô combien !, de curiosités insoupçonnées.

Découvert par nos soins voici près de trente ans lors de recherches sur l’édition clandestine belge du XIXe siècle, ce précieux document, malicieusement dissimulé à l’intérieur d’un catalogue de vente aux enchères de livres [note]BM Lyon, Rés. 453045, constituera le principal objet de cet article. Mais avant d’y venir, et après examen de l’ensemble de la collection de l’avoué bibliophile, nous ferons le constat suivant : sans vouloir, à tout prix, camper Mestre en érotomane avéré, ce qui serait sans doute excessif, il n’est pas douteux que cet amateur distingué [note]Nous empruntons la formule à l’expert en monnaies et médailles H. Hoffmann qui préfaça le Catalogue de la vente de monnaies et médailles grecques, romaines […] composant le cabinet de M. Mestre de Lyon qui eut lieu à Drouot les 19, 20 et 21 novembre 1857 (BM Lyon, Rés. 389035). Ce catalogue comprend une photographie de l’amateur, rigoureusement identique à celle mentionnée par Yves Jocteur-Montrozier dans son article page 18 a fui le genre grave comme la peste et qu’il incarne parfaitement l’image du bibliophile fantaisiste friand de joyeusetés souvent très épicées. Adepte du franc-parler, véritable héraut de l’école rabelaisienne, Mestre, latiniste exigeant et lettré spirituel, n’a cessé de faire son miel de gaillardises littéraires anciennes et modernes, y compris de curiosités scatologiques, le cas échéant annotées de sa main avec un soin extrême, témoignant d’une curiosité universelle et surtout d’une absence totale de préjugés.

Page de titre de Le Triomphe du cul, par Vincent Voiture (1597-1648), s. l., 1650, page de titre (BM Lyon, Rés. 389228) Ainsi, acquéreur inattendu de la Défense du Pet [note]Dans l’édition de 1652 (BM Lyon, Rés. 389229), annotateur sourcilleux de Caquire [note]Edition avec la fausse adresse « à CHIO [LYON] », 1780. Mestre nous livre dans une longue note manuscrite une précieuse biographie de l’auteur véritable de cette parodie de Zaïre, un certain Jean de Combles, conseiller à la cour des Monnaies à Lyon, né dans cette ville le 15 mai 1735 et mort le 16 janvier 1803. Il en profite pour fustiger à la fois la Bibliotheca scatologica publiée par Jannet en 1850, qui a estropié le nom de l’auteur en Becombe et l’Anthologie scatologique tout aussi fautive, qui parle d’un Besombe ou Comberousse ! (BM Lyon, Rés. 389254), n’ignorant rien de la date de réédition de la Merdeide [note]En marge de ce titre, page 129 de l’Anthologie scatologique, Mestre a indiqué : réimpression par J. Gay, à Genève, en 1869. Très exactement en janvier 1869, d’après la Liste des publications faites par J. Gay, possesseur de la Bibliotheca scatologica [note]Avec l’adresse « Scatopolis 5850 ». Relié en plein maroquin brun par Duru (BM Lyon, Rés. 389220) et surtout de l’Anthologie scatologique reliée somptueusement [note]Par Chambolle-Duru en 1869 en plein maroquin brun et publié à Paris par Jules Gay en janvier 1862 avec l’adresse de fantaisie chez le libraire qui n’est pas triste. Mestre possédait un des 70 exemplaires en grand papier dans le format in-octavo où il avait placé son bel ex-libris, Non omnis moriar, comme dans tous les exemplaires dont nous parlons ici (BM Lyon, Rés. 389221), Mestre, qui a truffé ses exemplaires de notes, nous paraît être, rien que pour les Scatologica, un savant en « us » de première force. Ce n’est pas la facette la moins surprenante du personnage. Toujours à l’affût de facéties en prose et en vers et surtout de poésies badines et satyriques – certainement la grande passion de sa vie d’amateur – Mestre a méthodiquement collectionné, non seulement des pièces de vers des XVIIe et XVIIIe siècles rarissimes en édition ancienne comme le Triomphe du Cul [note]Dans l’édition de 1650. Relié avec l’Eloge du Pet par Duru « en 1860 » a précisé Mestre, mais encore de nombreuses rééditions de raretés bibliographiques parues au XIXe siècle, enrichies de notices et de notes publiées par le célèbre Jules Gay (1807-1887) dont il fut un client régulier sinon inconditionnel.

Les impressions que nous allons énumérer sont en effet toutes issues des presses, clandestines ou non, de cet éditeur : la Récréation et passe-temps des tristes… (1862) [note]Cet ouvrage tiré à 115 exemplaires, dont Mestre possédait le n° 53, avait été déposé au ministère de l’Intérieur le 31 juillet 1862, ce qui n’empêcha pas son éditeur d’être poursuivi et condamné pour outrage à la morale publique et aux bonnes mœurs par la 6e chambre du Tribunal correctionnel de la Seine le 22 mai 1863. Les exemplaires saisis et ceux qui pourraient l’être furent condamnés à la destruction. Le même sort advint à l’édition de L’Occasion perdue, recouverte attribuée à Pierre Corneille, dont 21 exemplaires furent saisis au domicile de son éditeur J. Gay, 41 quai des Augustins à Paris, le 2 février 1863. Stéphane Mestre avait pu acquérir un des 320 exemplaires de cet ouvrage, le n° 126, au format petit in-12, paru en novembre 1862 et il le fit relier à la suite de la Récréation et passe-temps des tristes en plein maroquin orange janséniste par Chambolle-Duru en 1867 (BM Lyon, Rés. 389413 et 389413 bis). On fera observer que Mestre possédait déjà la fort rare édition de 1696 du Recueil de poésies héroïques et gaillardes […] où figure l’Occasion perdue, recouverte. ; L’Espadon satyrique (1863) [note]Imprimé à Bruxelles en juillet 1863 à 1 000 exemplaires. Exemplaire n° 38 sur vergé relié par Chambolle-Duru en 1869 an plein maroquin bleu (BM Lyon, Rés. 389525); Le Désert des Muses (1863) ; Thrésor des joyeuses inventions du Parangon des poésies (1864) [note]Le Thresor des joyeuses inventions du Parangon des Poésies […], imprimé clandestinement à Bruxelles en mai 1864 pour une société de bibliophiles (BM Lyon, Rés. 389451), a été relié pour Mestre en même temps que le Désert des Muses ou les Délices de la satyre galante (imprimé à Bruxelles en mai 1863), dans un maroquin bleu janséniste signé Chambolle-Duru 1869 (BM Lyon, Rés. 389452) ; Pièces désopilantes recueillies pour l’esbattement de quelques pantagruélistes (1866) [note]Imprimé clandestinement à Bruxelles en mars 1866 avec l’adresse de fantaisie A Paris, près Charenton, chez un libraire qui n’est pas triste. Exemplaire n° 42 sur vergé de Hollande relié par Chambolle-Duru en 1867 en plein maroquin orange (BM Lyon, Rés. 389312). Et si Mestre fait parfois quelques infidélités à Gay en acquérant auprès de Poulet-Malassis (1825-1878) Les Œuvres satyriques de Regnier (1862) [note]Relié en plein maroquin rouge par Chambolle-Duru (BM Lyon, Rés. 389264), il revient toujours indéfectiblement à Gay. Il faut dire que cet éditeur est le seul à publier intégralement toute l’œuvre, y compris libre, de François Maynard, célèbre poète du XVIIe siècle, rival de Malherbe, et qui fut membre de l’Académie Française. Maynard, surnommé « Le Martial français », s’avère être le véritable auteur fétiche de Stéphane Mestre.

Bruxelles plutôt que la Sierra Leone

Vanitas vanitatum et omnia vanitas, gravure scatologique rare par E.H Longlois dans Bibliotheca scatologica ou catalogue raisonné des libres traitant des vertus...de messire Luc, Scatopolis, s.d. (BM Lyon, Rés.389220) L’avoué bibliophile possède tout d’abord deux exemplaires (!) de la même édition des Poésies diverses de Maynard publiée chez J. Gay et fils à Genève en octobre 1867, l’un avec un portrait de l’auteur (BM Lyon, Rés. 389534) [note]Mestre l’a fait relier avec Le Philandre, « Poème pastoral par François Maynard », publié également à Genève chez J. Gay et fils en juin 1867 dans un maroquin signé Chambolle-Duru (BM Lyon, Rés. 389535). Mentionnons que l’amateur a fait relier tous ses exemplaires Maynard dans le même maroquin rouge somptueux de Chambolle, l’autre sans le portrait (BM Lyon, Rés. 389426). Cet amateur a encore les Œuvres poétiques de Maynard, avec notes et notice de Prosper Blanchemain, également publié par Jules Gay (BM Lyon, Rés. 389271) [note]Publié en septembre 1864 et imprimé à 108 exemplaires. Mestre possédait l’exemplaire sur vergé n° 58. Et naturellement, il ne pouvait pas, si l’on ose dire, ne pas posséder, toujours issu des mêmes presses, le fameux volume des Priapées de Maynard imprimé clandestinement à Bruxelles en juillet 1864 sous l’adresse fantaisiste Freetown. Imprimerie de la Bibliomaniac Society (BM Lyon, Rés. 389425) [note]Relié avec un exemplaire des Poésies diverses de Maynard (BM Lyon, Rés. 389426) . Pour preuve que Mestre savait à quoi à s’en tenir sur les activités clandestines de Jules Gay, voici ce qu’il écrit dans son exemplaire entre deux corrections par ses soins de vers latins inexacts :

Freetown [souligné] Rubrique de fantaisie comme pour la plupart des livres classés dans cette catégorie. C’est de l’un des pays les plus chauds du globe, de la Sénégambie, que l’on a imaginé de dater cette édition des Priapées : allusion non équivoque aux tempéraments capables de savourer le haut goût de ces poésies délirantes. Freetown [souligné] est la capitale de l’établissement anglais de la Sierra Leone. En résumé, le livre a été imprimé et publié à Bruxelles […]
. On ne saurait être plus clair : Mestre, qui a lu tout son Maynard la plume à la main et dont il est un véritable expert, a d’ailleurs parfois puisé dans les rééditions Gay elles-mêmes certaines informations sur leurs lieux véritables d’impression au XIXe siècle, où elles sont disséminées avec parcimonie pour des raisons évidentes de sécurité.

Page de titre de La Défense du pet, pour le Galant du Carnaval, par Charles de Marguetel de Saint-Denis, seigneur de Saint-Évremond (1616-1703), Paris, 1652 (BM Lyon, Rés. 389229) On peut aussi se demander si Mestre n’a pas fini par rencontrer Jules Gay lors d’un de ses nombreux voyages à Paris, tant il paraît informé de la parution de certaines raretés bibliographiques au tirage confidentiel. Et même si nous ignorons de quelle manière il se procurait, habituellement, les curiosa XIXe de sa bibliothèque [note]Aucun prospectus, clandestin ou non, des publications de J. Gay n’a été retrouvé dans le fonds Mestre où ne figurent ni ses archives, ni sa correspondance. Comble de malchance, les archives de la firme Gay (correspondances, copie de lettres), pour la période antérieure à 1883, ont été détruites lors de saisies policières à Bruxelles en 1884, nous empêchant de savoir si Mestre figurait dans leurs fichiers et ce qu’il a réellement acheté, il est sûr que sa réputation de connaisseur devait être solidement établie. Mais, entre autres mystères, comment Mestre avait-il entendu parler du livre si singulier intitulé La Friquassée crotestyllonée [note]Voici l’intitulé complet de cette rareté : La Friquassée crotestyllonnée, réimpression textuelle, faite sur l’édition de Rouen, 1604, précédée d’un avant-propos de Philomneste junior et enrichie d’annotations de M. E. Sidredoulx, président de l’Académie de Sotteville-les-Rouen et correspondant de toutes les sociétés savantes et autres. A Rouen chez tous les libraires, 1867. Publié en réalité à Genève en septembre 1867 par Jules Gay et imprimé à 103 exemplaires numérotés à la main. L’exemplaire Mestre n° 86 était un des 76 sur papier de Rives, format in-12 écu et fut relié en maroquin citron par Chambolle-Duru (BM Lyon, Rés. 389415). Le nommé Meton était un libraire-éditeur et imprimeur lyonnais, dont on connaît deux adresses : 1, rue d’Egypte et 7, quai des Célestins. Actif entre 1872 et 1889. Nous le supposons auteur du billet. (renseignements aimablement fournis par Jean-Paul Laroche), pot-pourri de haute graisse dont les exemplaires, y compris en réimpression, ne circulent jamais en librairie ancienne ? On ne le saura sans doute jamais, mais voici au moins le précieux billet que le bibliophile s’est amusé à faire encarter dans son exemplaire de la réimpression Gay : Mr. Meton fait remarquer à M. Mestre que ce livre est introuvable. C’est l’exemplaire particulier de l’éditeur Gay qui l’a cédé par complaisance. Ni plus ni moins ! Alors s’agit-il d’une de ces fables dont les libraires sont particulièrement friands ? Mystère ! Saluons néanmoins l’exploit de l’amateur : il est bien réel et vécu par lui comme tel.

Des bijoux typographiques facétieux

Reste que la curiosité de Mestre ne s’est pas limitée à l’acquisition des bijoux typographiques facétieux édités par Gay et qu’il a sans nul doute labouré avec vigueur le champ clos des curiosa à la recherche d’ouvrages vraiment prohibés. Ainsi, dans un clin d’œil ludique à la postérité – nous ne nous expliquons pas autrement sa démarche – Mestre n’a pu s’empêcher de faire relier dans son catalogue de la vente aux enchères du spirituel Charles Monselet [note] (BM Lyon, Rés. 453045). Pièce emblématique à plus d’un titre, reliée dans un élégant demi-veau brun à coins non signé. On rappellera que le catalogue de La bibliothèque d’un homme de lettres bien connu, dont la vente eut lieu à Paris du 30 novembre au 2 décembre 1871, était …anonyme. Mestre, qui s’en était procuré auprès d’un libraire d’ancien un exemplaire broché au prix élevé de 4 francs, y inscrit donc le nom de Monselet, mais en omettant d’indiquer la provenance de son achat et, demeurant tout aussi muet sur l’origine exacte des deux listes de livres subversifs et contraires aux bonnes mœurs dont nous signalons l’existence. Tout juste ose-t-il contre-coller dans son catalogue une notice de la librairie Lanctin, 33, rue de la Grande Horloge à Rouen (1870) pour un exemplaire du curiosa Amours et Priapées de Cantel… qui ne figure pas dans le fonds légué à la Bibliothèque ! Autre singularité, Mestre ne jugea pas à propos (ou disparut avant) de placer son bel ex-libris Non omnis moriar dans cet exemplaire truffé de manière si prohibée. Il comporte en effet seulement l’estampille « Musées de Lyon. Legs Anterrieu n° 295 » du nom du légataire universel de Julie Mestre qui se fit beaucoup tirer l’oreille pour offrir à la Ville de Lyon ce reliquat Mestre (Cf. Y. Jocteur-Montrozier, article cité p. 17). Ultime avatar : on regrettera beaucoup la disparition d’un autographe que comportait autrefois cet exemplaire. Sa lecture nous aurait peut-être aidé lors de nos différents jeux de piste à travers les collections de S. Mestre., une très curieuse épave bibliophilique appartenant de plein droit au genre obscène. Encore convenait-il d’aller jusqu’au bout du catalogue pour la dénicher.

Vénus Aphrodite dénudée, déesse de l’amour et de la fécondité lithographie par A. Delvaux dans Musée royal de Naples, peintures, bronzes et statues érotiques du cabinet secret, Paris, Abel Ledoux, 1836, pl. n°3 (BM Lyon, Rés. 147044) Fidèle à sa méthode de truffer inlassablement ses acquisitions, Mestre avait littéralement saturé son exemplaire d’ajouts et corrections autographes, à l’encre et au crayon, allant jusqu’à y coller des coupures de catalogues de librairie ancienne, parfois sans rapport avec la vente Monselet, comme s’il avait cherché à nous mettre sur une piste, voire à nous divertir. On relevait donc plus d’une douzaine d’interventions de sa part. On ne les détaillera pas ici, mais l’une d’entre elles nous apparaît riche de sens : Mestre avait fait encarter à la fin de la première partie une liste imprimée de pamphlets politiques dirigés contre Napoléon III et disponible à la librairie Ghisletty de Genève [note]Sous le titre suivant : Librairie Ghisletty à Genève. Liste des brochures politiques défendues en France sous l’Empire 1870, et imprimé recto seulement. 41 titres étaient proposés dont Napoléon le Petit de Victor Hugo (n° 2) et Les Amours secrètes de la cour de Napoléon III (n° 36). On notera qu’au temps de la Commune, il existait 31, quai des Bergues à Genève un libraire-éditeur nommé Ghisletty dont le Guide itinéraire au Mont-Blanc de Venance Payot était fort réputé. Pour un avoué officiant sous le Second Empire, voilà qui ne manquait pas de sel. Cette trouvaille fleurant bon un esprit frondeur nous incita à collationner encore plus minutieusement ce catalogue Monselet, décidément fort insolite.

Et nous trouvions enfin, en manière d’apothéose, insérés contre la couverture inférieure de ce catalogue Monselet, deux feuillets de format 14,2 x 9,4 cm en vélin blanc et imprimés recto-verso, sans aucune mention manuscrite d’identification, mais soigneusement montés sur onglets et ayant fait partie indubitablement, à l’origine, d’un prospectus clandestin belge non paginé, dont les éléments avaient été disjoints par le relieur. Ce document que nous savons aujourd’hui être rarissime, voire unique, avait retenu, on le verra, toute l’attention du bibliophile lyonnais. Mais analysons-le d’abord.

Figures libres pour l’esbattement des pantagruélistes

Authentique catalogue de Livres du boudoir, c’est-à-dire ultra-galants, pour utiliser le jargon des libraires-éditeurs belges, cette modeste liste apparaissait de prime abord fort déroutante en raison de ses très nombreux numéros absents, comme on peut s’en rendre compte en observant la reproduction qui en a été faite. Mais cet Extrait du Catalogue des Curiosités joyeuses, badines et galantes tirées in-18 sur papier vergé de Hollande à 100 et 150 exemplaires […] offrait bien un large échantillon d’ouvrages publiés sous le manteau à Bruxelles entre 1868 et 1874. Et bien entendu, érotiques pour la plupart avec figures libres pour l’esbattement des pantagruélistes, précisait-on dès le titre. Formule, qui, pour être amusante, démarquait sans vergogne, notons-le en passant, le libellé d’une publication licencieuse de Jules Gay, signalée plus haut, et ce piratage n’était pas le fruit du hasard. Bref, examiné attentivement, cet extrait anonyme, prétendument issu de l’imprimerie de Joseph Bondot, à Bâle, en 1874, firme qui n’a jamais existé ni à Bâle ni ailleurs, allait livrer certains indices permettant d’identifier son éditeur. Au moins, déjà, la date de 1874 n’était pas absurde, avec la présence, sous le n° 272, de l’Année galante ou Etrennes à l’amour, réimpression d’un texte du XVIIIe siècle, attestée à Bruxelles autour de 1875.

Au niveau du contenu, globalement, pas d’énorme surprise : livres et images non pieuses, sous forme de suites ou de « collections », faisaient ici bon ménage à l’usage d’initiés ou affranchis, tant leurs intitulés étaient squelettiques, voire énigmatiques : le cas du n° 35

Les Amies par Herlagnez [i.e. Verlaine]…
paraissant typique de cette volonté de mystère ou de discrétion. Pourtant, parmi les 73 numéros d’imprimés recensés, majoritaires dans cet ensemble, avec ou sans gravures libres, où figuraient tous les classiques du bordel depuis l’Arétin d’Annibal Carrache […] avec grandes planches (n° 1), en passant par l’incontournable Gamiani avec 7 gravures (n°31), notre attention avait été attirée par le n° 254, au titre alléchant : La Courtisane anaphrodite par le Marquis de Sade. Rien de moins !

Nous tenions là un premier indice pour une provenance, car ce titre cachait, de fait, une astucieuse supercherie d’éditeur qui, pour des raisons commerciales, avait jugé prometteur d’enrôler le divin Marquis dans son écurie d’auteurs à succès, alors qu’il ne s’agissait que d’une banale réimpression de… Thérèse philosophe sous un titre parfaitement fantaisiste [note]Voir Thérèse philosophe. Erotische Kupferstiche aus fünf berühmten Büchern. Nachwort von Jacques Duprilot, p. 232, Harenberg Kommunikation, éd. 1982. Deux exemplaires de la Courtisane anaphrodite sont conservés à la Bibliothèque nationale de France sous les cotes Enfer 1257 et 1347 ! Le responsable de ce travestissement identifié jadis lors de nos recherches sur cette Thérèse si chère au cœur de Sade, nous était connu – faisons durer le suspens – mais restait à disposer d’autres indices pour l’ensemble des éditions mises en vente. En effet, il faut bien l’admettre, la description des ouvrages était si rudimentaire (absence de pagination et de date, notamment, dans les intitulés), qu’il était très délicat de déterminer s’il s’agissait d’un éditeur clandestin, éventuellement contrefacteur, ou d’un simple libraire entré en possession de marchandises de diverses provenances.

Par chance, la présence, en fin de prospectus, de pamphlets politiques souvent orduriers dirigés contre Napoléon III et l’Impératrice (nos 327 et 328), dont le genre était en perte de vitesse dans les années 1875, et surtout l’existence d’une rubrique « Photographies », celle-ci au contraire novatrice (et alors inusitée), signaient une marque de fabrique, celle du libraire-éditeur belge Maximilien Désiré Vital-Puissant (1836-1878). Cet adversaire intraitable de Napoléon III, pour reprendre la belle formule de notre ami René Fayt [note]Dans le n° 28 d’Histoires littéraires (2006), Fayt nous a livré une précieuse analyse de la carrière très mystérieuse de Vital-Puissant. Nous examinerons dans une Histoire de la Bibliophilie érotique de 1874 à 1914 (à paraître), les avatars du commerce de librairie érotique de Vital-Puissant et de sa maîtresse., non content d’alimenter à une échelle industrielle la fabrication de brûlots destinés à destabiliser l’Empire, avait de curieuses manies bibliophiliques, certaines des moins recommandables. Ainsi il ne se privait pas d’affubler à tout bout de champ les pages de titre de ses publications érotiques de la date fatidique « 1871 », année suivant la chute du tyran, tout en piratant avec allégresse les réimpressions savantes de l’éditeur Jules Gay qu’il dénigrait avec une violence inouïe alors que ce dernier errait à travers l’Europe pour échapper aux persécutions judiciaires. Vital s’était également fait une spécialité de photographier sans relâche, pêle-mêle, tableaux galants, dessins originaux érotiques et surtout des suites de gravures ou lithos libres, multipliant les collections dites « artistiques » ou « anglaises » (!) sans jamais spécifier leur contenu, comme dans la liste possédée par Mestre.

Ayant emprunté des sommes considérables pour concurrencer et détrôner Gay, Vital s’était acoquiné avec une libraire belge nommée Virginie Sluys avec laquelle il avait passé par devant notaire des accords secrets de procuration, que nous avons retrouvés et qui étaient censés limiter la casse en cas de saisies policières. Peine perdue ! On ne peut raconter ici ce qui entraîna leur chute à tous deux, mais leur énorme stock fut saisi à Bruxelles dans de multiples cachettes, entre 1874 et 1877. Ce qui explique qu’aussi bien les ouvrages érotiques publiés par Vital-Puissant que la quasi-totalité de ses prospectus clandestins aient disparu de la circulation.

Rarissimes catalogues clandestins

Scène antique, offrande à Priape ithyphallique, dieu grec de la fécondité lithographie par A. Delvaux dans Musée royal de Naples, peintures, bronzes et statues érotiques du cabinet secret, Paris, Abel Ledoux, 1836, pl. n°6 (BM Lyon, Rés. 147044) Résolu le problème de l’identification de l’éditeur de prospectus, une contre-épreuve, plus délicate encore, s’imposait : retrouver le catalogue complet ayant servi de base à cet extrait, puisqu’au verso du second et dernier feuillet, un « Avis » en caractères minuscules stipulait que : le catalogue général explicatif des publications joyeuses et galantes sera envoyé franco à ceux qui nous enverront UN FRANC [en caractères majuscules], en timbres poste, pour l’expédier comme lettre. On ne sait si Mestre a mordu à l’hameçon et envoyé finalement son obole, toujours est-il que ce « catalogue général » qui devait se composer, s’il a jamais existé, d’au moins 329 numéros, n’a pu être retrouvé dans ses collections, et que nous-même sommes revenu bredouille de notre chasse au trésor.

En revanche, l’examen des rarissimes catalogues clandestins de Vital-Puissant intitulés Bibliothèque de Paphos [note]En voici le libellé : Bibliothèque de Paphos avec les curiosités bibliographiques et littéraires. Tous ces ouvrages sont tirés de 100 à 150 exemplaires, juillet 1871, (226 numéros), suivi du Premier supplément au catalogue de Paphos (janvier 1872). (Des numéros 227 à 259), augmentés d’un Supplément, et qui serviront de 1871 à 1876 à la confection d’autres catalogues, érotiques ou non, plus ou moins copieux, montre de manière formelle que, pour la quasi-totalité des numéros repris sur l’ « Extrait Mestre » (précisément jusqu’à l’article numéroté 255), l’éditeur belge les a bel et bien utilisés, à la lettre, comme de véritables catalogues de référence.

Nous avons en effet trouvé à leur ordre, tant dans la Bibliothèque de Paphos que sur le Supplément à cette Bibliothèque, les mêmes numéros que ceux figurant sur l’Extrait et le texte de la notice s’y rapportant, considérablement augmenté, et c’était prévisible, par rapport à l’Extrait. On peut donc affirmer que l’Extrait-Prospectus collectionné par Mestre est issu des presses clandestines de Vital-Puissant.

Maintenant, si les circonstances de l’acquisition par Stéphane Mestre de cette relique Vital-Puissant ne sont pas prêtes d’être élucidées, il faut convenir que la relique-même suscita le plus vif intérêt de la part du bibliophile qui ne semblait jurer que par les publications de Jules Gay. Mestre a en effet pris la peine de cocher minutieusement, dans la marge du prospectus, quatre numéros à l’encre rouge, or l’on sait que Mestre utilisait régulièrement cette encre, ainsi qu’une autre de couleur verte, pour souligner dans ses exemplaires, des titres ou des dates, voire pour mettre en valeur les observations qu’il avait consignées. Avaient donc retenu son attention : Deux gougnottes [note]Signalons que Mestre possédait déjà un magnifique exemplaire relié par Chambolle-Duru des Bas-fonds de la Société du même H. Monnier dans l’édition Poulet-Malassis de 1864 qui circulait alors sous le manteau. Deux Gougnottes figure d’ailleurs dans la liste d’ouvrages érotiques que l’éditeur de Baudelaire proposait à la fin de ces Bas-fonds… (BM Lyon, Rés. 389227) par H. Monnier, avec 1 gravure, vendu 12 francs (n° 25), mais aussi Gamiani avec ses 7 gravures, à 16 francs (n° 31), ainsi que le Plaidoyer de Freydier sur les cadenas de chasteté avec planches et gravure (sic), à 6 francs (n° 40). Mestre avait enfin repéré, de plusieurs traits énergiques qui sont bien de sa main, le numéro 288 intitulé Notice anecdotico-biographique sur le Gamiani d’Alfred de Musset, 1874, 1 volume, portrait, au prix de 5 francs, dont le texte rédigé par Vital-Puissant s’en prenait violemment, par endroits, dans une sorte de lubie, à l’éditeur J. Gay.

Un enfer déluré et secret ?

Ex-libris de Stéphane Mestre avec la devise je ne mourrai point tout à fait (BM Lyon, 389477) Cerise sur le gâteau et signe de la méticulosité extrême avec laquelle Mestre a étudié ses exemplaires, un ultime examen à la loupe, au sens propre, du prospectus s’avérait être encore plus révélateur de l’absence de préjugés qui court dans toute sa collection. Une lecture du n° 38 du prospectus proposait en toutes lettres :

Histoire de Godmiché, 1 gravure, fr.6
. En réalité, lorsque Mestre reçut cette liste, il n’était imprimé que ceci, et nous en respectons la typographie : Histoire de God * * *[etc.]. Nous avons constaté que l’amateur avait, dans une calligraphie parfaite, soigneusement rajouté, toujours à l’encre rouge, les lettres manquantes, « mi » de godemiché, pour compléter et restituer le nom véritable de cet instrument que Vital-Puissant avait estimé préférable d’occulter.

Confirmation, si besoin était, que Stéphane Mestre était un rude gaillard qui n’avait pas peur des mots et qu’il s’est intéressé de très près aux curiosa. Il n’est donc pas exclu qu’il ait constitué en secret au sein même de son cabinet un enfer plus « déluré », nourri, peut-être, à partir de listes clandestines belges identiques à celle que nous avons retrouvée. Mais le fait est, qu’en dépit de nos recherches, nul Gamiani, broché ou relié ayant appartenu à Mestre n’a pu être retrouvé, à ce jour, sur les rayons de la Bibliothèque de Lyon et aucun des livres cochés…

D’éventuels erotica ont-ils été l’objet d’un opprobre particulier ou, ce qui n’est pas à exclure, d’une convoitise inattendue de la part d’un des légataires ? C’est un des mystères qui reste à résoudre de cette magnifique donation.