A lenseigne dAgrippa
Le Diable à la portée de toutes les bourses
En 1550, quand les frères Godefroy et Marcellin Beringen [note]Originaires dAllemagne, les frères Beringen, imprimeurs et libraires, tinrent un rang honorable parmi les imprimeurs lyonnais de la Renaissance. Godefroy débute seul, en 1544, mais va jouer le principal rôle dans la société quil forme, en 1545, avec son frère Marcellin. Après la mort de ce dernier, vers 1554, il continue à diriger lentreprise familiale jusquen 1559, mais à la suite de problèmes financiers, il se trouve dans lobligation de céder son matériel dimprimerie aux frères Guillaume et Jacques Reynaud. impriment à Lyon la Philosophie occulte dHenri Corneille Agrippa , ils ne se doutent pas un seul instant quils vont être à lorigine de lun des plus grands succès de la littérature populaire. En effet, pendant plusieurs siècles, un ouvrage va être publié, certes avec un titre qui va fluctuer au gré des rééditions, Les Secrets merveilleux de la magie naturelle et cabalistique du Petit Albert ou Les Admirables secrets dAlbert le Grand, mais avec toujours la même adresse fictive, à savoir : A Lyon, chez les héritiers de Beringos Fratres, à lenseigne dAgrippa, afin, sans doute, den crédibiliser le contenu. Cette permanence éditoriale, si longue dans le temps, nest pas étrangère à la réputation de Lyon comme étant une ville occulte, sinon magique
On doit ce succès à une rencontre tout à fait improbable, artificielle et organisée de toutes pièces par plusieurs éditeurs français et allemands, entre un dominicain dorigine hollandaise du XIIe siècle, Albert de Groot ou Albert de Bollstdt francisé en Albert le Grand , et un alchimiste du XVIe siècle, le fameux Corneille Agrippa, qui pratiqua dès 1524 la médecine à Lyon, puis auprès de Louise de Savoie, la mère de François 1er.
Né à Lauingen (Souabe) vers 1200 et mort à Cologne le 15 novembre 1280, Albert le Grand, surnommé parfois « Le Maître de Cologne », mourut vers 1280 et sera canonisé en 1933, malgré une réputation plus que sulfureuse Il entre chez les frères Prêcheurs vers 1220, enseigne à Hildesheim, Fribourg, Regensbourg et à Strasbourg, puis, de 1245 à 1248, à Paris, comme maître de théologie, premier Allemand à recevoir ce titre. Il professe ensuite à Cologne où il a pour élèves Ulrich de Strasbourg et Thomas dAquin, ce dernier ayant déjà suivi son enseignement parisien. De 1254 à 1257, Albert le Grand est provincial de la province dominicaine de Teutonie. En 1256, il est présent à la curie dAnagni, auprès du pape Alexandre IV, et dispute à la demande du pontife, contre laverroïsme , lannée suivante. Nommé évêque de Ratisbonne en 1260, il prêche la Croisade dans les pays de langue allemande, à partir de 1263, à la demande du pape Urbain IV. On lui attribue un ensemble de textes de magie : Grand Albert et le Petit Albert.
En effet, lors de nombreux séjours à Cologne, Paris et Ratisbonne, le futur saint ne cessa de récolter et de noter un nombre incalculable de recettes de chimie, dalchimie, de médecine et de magie, dont beaucoup furent volontairement rédigées de façon à paraître inintelligibles au commun des mortels. Cest, paraît-il, ainsi que lon agit au royaume des magiciens lorsquon veut dissimuler des secrets de la plus haute importance, doù lincohérence et parfois le grotesque dun grand nombre de formules, jugements et diverses considérations en tous genres
Recettes pour connaître si une fille est chasteDe ce fatras, notre médecin-alchimiste va rédiger une uvre quasi encyclopédique et universelle, dont Le « Grand » et le « Petit Albert » sont issus et complétés, par la suite, avec de nombreux passages des Archidoxes de Paracelse, le père de la médecine hermétique. Puis, au gré des rééditions, les imprimeurs vont ajouter des extraits de la Philosophie occulte du même Agrippa ainsi que des psaumes, oraisons et pentacles empruntés tant à lEnchiridion du pape Léon III quau Grimoire dHonorius, également pape entre 1216 et 1227. Pour revenir aux pentacles, il sagit en fait de cercles magiques sans lesquels, selon les spécialistes, on ne peut entrer impunément en contact avec les esprits et qui sont, une fois déchiffrés, les étoiles lumineuses qui guident linitié au cur des plus impénétrables secrets
On trouve aussi, dans la table qui figure à la fin de louvrage, le secret pour vivre en paix et en bonne intelligence, le remède contre le charme de laiguillette nouée, les propriétés de lhuile de baume, lexplication de la poudre de sympathie, la manière pour faire de lor artificiellement, la lumière merveilleuse qui endort, la main de gloire et ses effets ou la manière cabalistique de fixer le mercure. Plusieurs chapitres sont également consacrés à la femme, comme les recettes pour connaître si une fille est chaste, pour réparer le pucelage perdu ou pour rétablir la peau ridée, après plusieurs accouchements. La cuisine domestique nest pas absente, avec des recettes pour faire en peu de temps de lhypocras exquis, pour avoir des melons doux et sucrés ou des beaux raisins au printemps.
Claude Seignolle, le grand spécialiste des arts et traditions populaires en France, dans sa préface à lune des rééditions des Admirables Secrets du Grand Albert, rappelle comment le peuple, surtout dans les campagnes, percevait ce livre qui sentait le soufre : « Autrefois, il y a bien longtemps, des hommes damnés ont osé imprimer les secrets du diable. Ces grimoires ne courent pas les rues et ceux qui les possèdent les gardent jalousement pour ne les transmettre quà leurs fils. Dailleurs, ils ne peuvent faire autrement car leur mort serait atroce. Aussi ces livres maudits restent-ils dans la même famille. On dit quils sont faits de pages dun pourpre si violent quil brûle lil lorsquon sattarde à les regarder. Le profane ne peut y distinguer aucun signe et cest là une précaution fort utile, sinon les secrets du diable appartiendraient à tout le monde. Le possesseur dun de ces livres doit, pour y voir apparaître les mots en blanc, se livrer lui-même à une lutte souvent rude avec Satan ; se mettant torse nu dans une pièce complètement noire, il lui faut se battre parfois jusquà lépuisement. Aussi, voit-on souvent des hommes que lon dit posséder un secret, être aujourdhui gaillards et demain, morts ».
Un grimoire annoté avec du sangAujourdhui, tout cela pourrait prêter à sourire si lon ne connaissait pas, dans le fonds Chomarat de la Bibliothèque municipale de Lyon, un exemplaire du Grand Grimoire avec la Grande Clavicule de Salomon, et la Magie noire, ou les Forces Infernales du Grand Agrippa, pour découvrir tous les trésors cachés, et se faire obéir à tous les esprits, suivie de tous les Arts Magiques qui a la particularité davoir été annoté à lencre rouge par son possesseur, un certain Barbier. Ce dernier précise, sur le contreplat supérieur de louvrage : « Moi Barbier, après avoir passé un pacte avec Lucifer et obtenu de lui des trésors immenses dont les mauvais esprits ne mont pas donné le temps de profiter, je lègue à celui qui possédera ce livre, un secret qui le fera puissant et riche à million. Qui que tu sois consulte ce livre page 17 (Pauvres amis vous en souffrirez jamais assez pour la sainte Cause que vous défendez) ». Il signale que tout ce qui avait été écrit en rouge, lavait été avec son propre sang La tradition populaire indique également que ces grimoires, pourtant imprimés à des millions dexemplaires sur plusieurs siècles, sont aujourdhui devenus extrêmement rares car Satan en personne vient récupérer son bien et quil ne tolère sur terre quun nombre très limité douvrages. Cest pour cela que les paysans enchaînent, paraît-il, leur « Albert », quil soit Petit ou Grand, dans une cave profonde. Et nessayez pas de tenter le diable en voulant détruire votre exemplaire car, jeté au feu, il ne brûle pas, il saute hors du brasier ou pire, il peut même se métamorphoser Ainsi, la légende raconte quune fois on enterra la dépouille dun sorcier en Terre Sainte, sans se rendre compte quil avait encore son « Albert » serré entre le pantalon et le ventre. On entendit curieusement un miaulement à la première pelletée jetée sur le cercueil, que lon se pressa douvrir, un chat sen échappa. Mais plus aucune trace de l « Albert » ! La fausse adresse lyonnaise des frères Beringen (= Beringos), qui figure sur la presque totalité des éditions du « Petit » ou du « Grand Albert », apparaît dabord en 1605, sur le titre dune édition dAgrippa avec la marque de Lazare Zetzner, ce qui permet de dire, sans contestation possible, quil sagit bien là dune édition imprimée à Strasbourg . Il faudra attendre la fin du XVIIe siècle pour voir apparaître les premiers exemplaires des Secrets Merveilleux de la Magie naturelle du Petit Albert avec la fausse adresse lyonnaise, comme celle donnée en 1668 et rééditée au XIXe siècle.
Bien que ce soit surtout au XVIIIe siècle que les éditions du « Petit » et du « Grand Albert » se multiplient, il reste néanmoins à déterminer, avec le concours de la bibliographie matérielle, quels ont été les vrais lieux dimpression et lidentité des libraires ou des imprimeurs qui se sont cachés sous lanonymat, sans doute par crainte dêtre sanctionnés par le Diable en personne ?