L'artothèque : d'une époque à l'autre

Le projet initial des artothèques, apparues aux Pays Bas à la fin des années 1960, était, en prêtant des oeuvres d'art originales, de sensibiliser les milieux les plus divers à l'art contemporain. Le projet migre en France en 1968, dans une ville pionnière en matière d'ouverture culturelle : Grenoble. Mais l'histoire des artothèques ne connaît de développement significatif en France qu'en 1983, sur un programme du premier ministère Lang.

A Lyon, comme dans une trentaine de villes, ouvrent alors des artothèques publiques, de statut associatif ou hébergées dans des structures diverses : musées des Beaux-Arts, centres d'art contemporain, bibliothèques, théâtres...

L'artothèque de Lyon fait sa première ouverture sur la très chalande place des Terreaux, avec une enseigne comparable à celles des commerces voisins. Cette configuration semble alors répondre à l'objectif de démocratisation qui constitue le fondement même des artothèques, et l'amplifie même, en rapprochant implicitement l'acte de consommation de la pratique culturelle : à l'époque, la situation sur l'espace ouvert de la place urbaine n'est pas courante pour une institution culturelle, même si des implantations d'équipements culturels dans ou près de centres commerciaux ont déjà été réalisées (bibliothèques de Grenoble et de Lyon, centre d'art contemporain de Pau...). Cette similitude avec une boutique ajoute un présupposé de pratique culturelle induite, où la visibilité de l'offre assurerait la fréquentation de l'établissement.

Rodney Graham Coruscating cinnamon granules 1996, huit photogravures, 18 x 24 cm chacune, édition de 12, n°8 oeuvres acquises avec l'aide de la Région Rhône Alpes et du Ministère de la Culture, DRAC Rhône-Alpes

Immersion de la collection et nouvelles rencontres avec l'oeuvre

Cette présence à l'intérieur d'un grand établissement entraîne pour l'artothèque deux conséquences importantes : sa place dans un établissement qui conserve des documents patrimoniaux, d'abord, confère un poids certain à ses collections, et jouera dans l'orientation de ses acquisitions. L'allégement du poids des transactions [note]prêt et restitution des oeuvres, réservations..., ensuite, dû à la gestion informatique des flux, apporte une plus grande autonomie à l'emprunteur et permettra de renforcer certains aspects de la médiation : notices explicatives au dos de chaque cadre, création de dossiers documentaires sur les artistes, rendez vous systématiques pour les collectivités qui empruntent des oeuvres...sans oublier les actions ponctuelles telles que conférences ou expositions.

D'autres formes de médiation apparaissent, nées des demandes du public : séances de présentation des collections, dans un cadre de formation ou pour une simple sensibilisation, participation à des projets scolaires... Le développement de ces interventions doit beaucoup à la présence de deux collections connexes, qui, conservées par la Bibliothèque, échappent au cadre du « prêt artothèque » : des photographies françaises des années 1930 à 1960, d'une part [note]aux célèbres Distorsions de Kertész, s'ajoutent de non moins célèbres tirages originaux de Boubat, Doisneau, Dieuzaide, René-Jacques Giacomelli..., et des livres illustrés et livres d'artistes, dans la partie moderne de la réserve, d'autre part. L'existence de ces collections riches, de périodes voisines, constitue indéniablement un champ de mise en perspective infini, historique ou thématique, de nos collections. Le public, dans une bonne proportion, a saisi l'enjeu désormais plus large de l'artothèque à Lyon : le fait d'emprunter une oeuvre peut passer au second plan, ou arriver après la fréquentation d'autres services. Le but général et premier d'une artothèque, celui d'offrir une rencontre avec l'oeuvre, est donc rempli à travers des dispositifs variés : séances publiques de présentation d'oeuvres, exposition permanente de livres précieux, rendez-vous pour la consultation particulière d'oeuvres, présentation annuelle des acquisitions récentes...

Acquisitions : une exploitation de toutes nos composantes

Les points forts de la collection contemporaine proprement dite sont paradoxalement ceux d'une collection d'étude, et non ceux d'une collection à «valeur d'usage» comme une artothèque. Nous retrouvons là une conséquence de l'implantation de l'artothèque dans une institution patrimoniale, qui sera accentuée par la politique d'acquisitions d'oeuvres contemporaines :

Quelques principes simples président à ces acquisitions : «Voir plus» sera le premier axiome, dont les termes seront entendus dans tous les sens possibles. Un exemple éloquent est celui des gravures de Philippe Favier, présentes dans les collections de prêt ; elles ont été complétées en 1997 par l'achat...d'une cassette video, réalisée par cet artiste en 1984. Ce film de 4 mn peut être emprunté par les particuliers, ce qui est une possibilité rare pour les oeuvres d'art video, visibles souvent dans l'enceinte du musée ou de la galerie.

« Voir plus » dans ce cas précis consiste aussi à voir plus loin dans l'oeuvre du peintre, par la grâce de cette petite fiction où le pinceau produit une création qui s'anime mystérieusement avant de disparaître. Le dispositif, dévoilé dans les derniers instants du film, ordonne la compréhension du film, et travestit d'un sourire la gravité des symboles conviés. L'effet clin d'oeil qui joue fréquemment dans l'oeuvre peint de Philippe Favier, comme glissé entre le titre et le sujet, (entre la lettre et l'icône), trouve ici un développement laconique et puissant. En l'absence de parole, les ressorts du cinéma sont mis à nu, en même temps qu'utilisés, notamment dans la parfaite maîtrise de la durée.

« Acheter juste » pourrait être un second axiome, qui concernera aussi la nature des oeuvres. Les limites d'une collection graphique peuvent devenir un atout, si l'on accepte l'acquisition de pièces marginales d'un artiste. Ainsi le canadien Rodney Graham, qui réalise des films, des installations, des sculptures...Il est entré dans nos collections en 1998 par le biais de ses livres d'artiste, qui explorent à la fois le processus du livre et l'histoire des idées. Son livre sur La Véranda de Hermann Melville, par exemple, se présente sous la forme de deux volumes reliés par un bandeau de papier. Le premier volume est une traduction de la nouvelle de Melville, et le deuxième, éponyme, porte le nom de Rodney Graham. Le titre est cette fois-ci porté entre crochets. La différence entre les deux volumes se découvre après une lecture attentive : dans son volume, Rodney Graham a ajouté trois pages et demie de texte à l'intérieur de la nouvelle de Melville, développant une partie descriptive consacrée au chapiteau, qu'on appelle aussi «crochet», qui orne la maison de La Véranda. Ce pastiche soumet le texte à une vision analytique de l'ornement à l'intérieur de l'art, le supplément de Rodney Graham en étant non pas l'illustration mais le matériau même.

Ben, "manifeste d'art total" 21x12.5xm-sérigraphie insérée dans le livre, signée et justifiée en bas à droite-Editions Jannink, Paris, 1997 - collection BM Lyon

Ce livre a été acquis en même temps que deux autres ouvrages de Rodney Graham : The System of landor's cottage. A pendant to Poe's last story, 1987 et Freud suplement. 170a - 170d, 1989 .

Il semble que dans une collection graphique stricto sensu, cet artiste n'aurait pu trouver sa place. Ses livres en revanche, bien plus qu'un substrat, sont une forme d'expression autonome et accomplie, qui permettent de saisir l'oeuvre et ses thèmes de prédilection : le processus créatif, ses mécanismes, sa possible réduction méthodologique.

En 2000, une série de photographies de Rodney Graham est entrée dans nos collections, tirée d'un film en 8 mm de l'artiste. La série de planches photogravées Coruscating cinnamon granules rend compte d'une action très simple où les décors et effets sont réduits à une forme presque triviale. Le scénario et la durée sont déterminés par l'événement : devant la caméra tenue à la main, des grains de cannelle sont saupoudrés sur un réchaud électrique. Les petites explosions dans la cuisine obscurcie jouent comme des remakes ironiques des effets spéciaux à gros budget. L'humour de la situation ne réduit en rien la puissance poétique de cette action, qui évoque explicitement les usages du cinéma par Marcel Duchamp dans Primitive cinema notamment.

L'artothèque de Lyon, on l'aura compris, ne se résume pas à une collection de multiples prêtables. Les axes d'acquisition, formulés ici de manière peut-être sibylline, sont cependant l'expression d'un principe libératoire qui permet de retenir des démarches actuelles les fondements intelligibles et les formes variées. Son jumelage avec des collections de photographies et de livres d'artistes offre au public une collection de pièces peu répandues, et une vision étendue sur l'artiste.