De quelques vieux livres...
Les trente-trois manuscrits confisqués au chapitre de la cathédrale Saint-Jean lors de la séparation des Eglises et de l'Etat
Un inventaire chez un pauvre est chose encore plus dure et plus douloureuse. Or le Chapitre de la Primatiale est des plus pauvres ; il a été, il y a un peu plus d'un siècle, dépossédé de tous ses biens. Il ne lui reste que quelques vieux livres dont il a la garde ; et c'est ce reste qu'on vous fait inventorier.
Ainsi s'exprime, le 17 février 1906, Monseigneur Neyrat, doyen du chapitre de la Primatiale Saint-Jean-Baptiste de Lyon, devant Abrard, inspecteur des Domaines à Lyon, venu faire l'inventaire des biens de la mense capitulaire en exécution de la loi du 9 décembre 1905 sur la séparation des Eglises et de l'Etat. En quelques mots, Neyrat marque le sentiment d'injustice de son église vis à vis de cet inventaire, rappelle que la Nation avait déjà confisqué une première fois la bibliothèque capitulaire au moment de la Révolution et insiste sur la pauvreté du chapitre puisque seuls quelques vieux livres sont gardés dans un placard de la sacristie. Au final, Neyrat marque sa totale désapprobation en refusant de signer l'inventaire.
Livre d'heures de Langeac manuscrit 1479. (BM Lyon, Ms 5154, f. 55).Presque sept années s'écoulent entre cet inventaire de 1906 et la remise effective des documents en 1913 à la Bibliothèque de la Ville. Ce long délai s'explique par les graves incidents qui ont suivi la loi de 1905, par les résistances des partisans de l'Eglise et par les soubresauts politiques qui poussent le gouvernement à ajourner la dévolution des biens. La loi du 13 avril 1908 précise que les documents, livres, manuscrits et oeuvres d'art ayant appartenu aux établissements ecclésiastiques... pourront être réclamés par l'Etat en vue de leur dépôt dans les archives, bibliothèques ou musées. [note]Art 1er, paragraphe 1er, 5° de la loi du 13 avril 1908
A Lyon, le 30 mars 1909, le maire de Lyon Edouard Herriot écrit au bibliothécaire en chef de la Ville en lui adressant ampliation d'un arrêté du 24 mars 1909 du ministre de l'Instruction Publique et des Beaux-Arts prescrivant la mise en dépôt à la Bibliothèque de la Ville des documents, livres et manuscrits ayant appartenu à la mense archiépiscopale et au Séminaire de Lyon, et lui demande de s'entendre avec le préfet du Rhône, le recteur de l'Académie de Lyon et ses collègues de la bibliothèque universitaire et des Archives, pour que la Commission de répartition commence ses travaux rapidement. Mais il faut encore attendre presque quatre ans pour qu'ils aboutissent. Cette fois, il semble que les raisons de ce retard soient plus locales : c'est en effet le moment où les deux bibliothèques municipales, l'une située depuis 1765 dans l'enceinte de l'ancien collège de la Trinité, l'autre depuis 1831 dans le Palais des Arts de Lyon, se regroupent près de la cathédrale Saint-Jean, à l'ancien palais archiépiscopal, lui aussi confisqué suite à la loi de 1905. Ce double déménagement, réalisé en 1912, permet d'accueillir dans des conditions satisfaisantes les documents confisqués qui accomplissent enfin les quelques mètres séparant la sacristie de la cathédrale, du coffre de la bibliothèque.
Décret de Gratien et commentaire de Barthélémy de Brescia, manuscrit vers 1340, (BM Lyon, Ms 5128, f. 134, détail).Le procès-verbal de remise réalisé le 8 janvier 1913 montre que les «vieux livres» sont restés paisiblement en place depuis sept ans. L'inventaire donne la liste de quatre-vingt-neuf documents parmi lesquels sont dénombrés trente-trois manuscrits, sommairement décrits : dix missels ; quatorze livres d'heures ; trois pontificaux ; un antiphonaire ; deux ouvrages de droit canon ; trois divers. [note]Aujourd'hui cotés Ms 5122 à Ms 5154.
L'étude d'ensemble de ces trente-trois manuscrits est encore à faire. Ils sont « vieux », bien sûr puisqu'ils remontent principalement aux XIIIe, XIVe et XVe siècles, mais faut-il mettre le dédain affiché en 1906 à leur égard par Neyrat sur le compte de son amertume, de sa rouerie ou de son désintérêt ? Il n'ignore sans doute pas la provenance de la majorité de ces manuscrits, légués en 1870 au chapitre par le cardinal de Bonald, archevêque de Lyon et collectionneur, et il sait vraisemblablement que quatorze d'entre eux ont fait l'objet d'un classement par l'Etat en 1902-1903 [note]Ms 5122, Ms 5123, Ms 5125, Ms 5127, Ms 5128, Ms 5131, Ms 5132, Ms 5135, Ms 5136, Ms 5138, Ms 5140, Ms 5141, Ms 5143, Ms 5144., preuve de leur intérêt reconnu. De plus, quelques érudits locaux se sont attachés au préalable à mettre en valeur ces trésors. [note]Lucien Begule; Marie-Claude Guigue, Monographie de la cathédrale de Lyon, Lyon, Mougin-Rusand, 1880.Joseph Birot, Abbé Jean-Baptiste Martin, Notice sur la collection des livres d'heures conservés au trésor de la primatiale de Lyon, Paris, 1903 Joseph Birot, Abbé Jean-Baptiste Martin , Trois manuscrits du trésor de l'église primatiale de Saint-Jean de Lyon intéressant le Velay ou les régions voisines, Le Puy-en-Velay, Rouchon et Gamon, 1914.
Nous n'avons pas de documents indiquant précisément la date d'entrée de chaque manuscrit dans la bibliothèque de la cathédrale. Le cardinal de Bonald n'y a apposé aucun ex-libris et aucun registre ne subsiste. La collection de ces trente-trois manuscrits a-t-elle été constituée entièrement par l'archevêque, ou a-t-elle des provenances diverses ? Les sources d'archives et les manuscrits eux-mêmes n'ont pas à ce jour permis d'apporter une réponse claire. C'est en tout cas un ensemble qui reflète les centres d'intérêts religieux du prélat, mais aussi ses goûts artistiques. Les origines sont diverses (Italie, Provence, Lyon, Paris...). Et si la fantaisie ne prédomine pas, la qualité apportée à la copie et à la décoration est indéniable.
Livre d'heures, manuscrit vers 1425. (BM Lyon, Ms 5140, f. 26).Parmi les missels, mettons en avant le Missel dit de la Sainte-Chapelle (Ms 5122). Il fait partie d'un ensemble de trois volumes et contient les oraisons et les morceaux de chants, tandis que les lectures se trouvent d'une part dans un Evangéliaire conservé à la Bibliothèque de l'Arsenal (Ms 161) et d'autre part dans un Epistolier conservé à Londres (British Library, Ms Yates Thompson 34). Le Missel, que l'on peut dater de 1345-1350 d'après son style, fut d'abord destiné à une chapelle royale avant d'être versé dans les collections de la Sainte-Chapelle, où il apparaît dans l'inventaire de 1366. La très riche décoration peinte est attribuée à un artiste de l'entourage de Jean Pucelle, l'ornementation filigranée, extrêmement développée, à Jaquet Maci. [note]Victor Leroquais, Les Sacramentaires et missels manuscrits des Bibliothèques publiques de France, Paris, 1924, II, p. 250-251.G. de Jerphanion, Le Missel de la Sainte-Chapelle à la Bibliothèque de la ville de Lyon, Lyon, 1944. François Avril, Trois manuscrits de l'entourage de Jean Pucelle , Revue de l'Art, n° 9, 1970, p. 37-48. François Avril, Un enlumineur ornemaniste parisien de la première moitié du XIVe siècle : Jacobus Mathey (Jaquet Maci?), Bulletin monumental, 129, 1971, p. 249-274.Le Missel enluminé par Attavante (Ms 5123) fut commandé par le futur évêque de Dol en Bretagne, Thomas James, à l'artiste florentin en 1483 et servit de modèle au missel réalisé ensuite pour Matthias Corvin.
Un Missel à l'usage de Rodez (Ms 5124) daté de 1479, portant les armes d'un membre de la famille de Beaufort-Canillac, supérieur d'un couvent franciscain, rappelle les origines rouergates du cardinal de Bonald.
Plus modeste, moins illustré mais portant la trace d'un usage régulier sans doute à l'église Saint-Just, un missel lyonnais du début du XIIIe siècle garde mémoire de la notation musicale de l'école lyonnaise (Ms 5139).
Le Décret de Gratien avec le commentaire de Barthélémy de Brescia (Ms 5128) est magnifiquement illustré vers 1340 par des artistes de l'école bolonaise qui ont laissé aller leur imagination dans l'espace libre entre le texte et la glose. Les figures d'animaux et de monstres, les personnages croqués dans des attitudes inattendues et avec des perspectives surprenantes contrastent avec les miniatures bien intégrées au texte.
La Vita Christi de Ludolphe le Chartreux a été exécuté en 1506 à la demande de Philipote de Gueldre, épouse de René II de Lorraine. Parmi les livres d'heures, des Heures à l'usage de Paris réalisées vers 1425 l'ont vraisemblablement été pour un membre de la famille d'Anjou (Ms 5140 ), d'autres par un artiste provençal (Ms 5146).
Missel d'Attavante, manuscrit 1483. (BM Lyon, Ms 5123, f. 6v°, détail).Nous avons davantage d'informations sur le Ms 5154 dont le folio 194 nous indique que Ces heures sont a noble et puissant seigneur messire Jaques, seigneur de Langhac, viconte de la Mole, conseiller et chambellan du roy nostre sire, et furent faictes et eschevees a Paris par Jehan Dubrueil, escripvain, le XXe jour de janvier l'an mil CCCCLXIIII. La famille de Langeac utilisa ensuite l'ouvrage comme livre de raison jusqu'à 1537.
Curieusement, il existe à ce jour peu de travaux sur les collections confisquées au moment des lois de séparation des Eglises et de l'Etat [note]Isabelle Westeel, Premiers jalons pour une histoire des confiscations de bibliothèques ecclésiastiques en 1905, Revue française d'histoire du livre, n°104-105, 3e et 4e trimestre 1999, p.349-368.. Elles ont été cependant un apport souvent considérable pour les bibliothèques. A Lyon, si les collections d'imprimés du chapitre et du séminaire ont été partagées entre la bibliothèque universitaire et la bibliothèque municipale, cette dernière a reçu l'intégralité des trente-trois manuscrits du trésor de la cathédrale. Les contours de cette collection constituée au XIXe siècle ne sont encore que vaguement précisés et la majorité de ses pièces mérite une étude plus particulière. Avis aux chercheurs...