L'Arbre, l'eau et le ciel

Des monts du Lyonnais aux étangs de la Dombes, sur les pas de Louis-Hector Allemand

Louis-Hector Allemand naît à Lyon, 1 rue Boissac, dans le quartier bourgeois de Bellecour, le 5 août 1809. Son père, lui-même né le 20 août 1755, à Lyon, était contrôleur principal des Droits réunis dans l'administration. Artiste, il peignait les portraits de ses amis et dessinait des fleurs au pastel. Il descendait de la noble lignée des Allemand du Dauphinois, dont Bayard lui-même était issu ; alors que la mère, Jeanne Marie Izouard de Livanie, née le 17 janvier 1782, à Chalon-sur-Saône, de noblesse bourguignonne, était apparentée à l'évêque de Genève. Ils se marièrent le 19 prairial an VI de la République Française, le nom de Livanie devenant Delivani sur la fiche de l'Etat civil.

Miniaturiste, la mère de l'artiste inculque au tout jeune Louis-Hector les rudiments du dessin, et c'est alors que l'enfant, encouragé d'ailleurs par ses parents, comprend que la peinture est sa vraie voie. Sa première toile date de 1821. Il a 12 ans. Le changement de régime politique de la France cause la ruine du père de l'artiste, qui perd son emploi. L'appartement de la rue Boissac coûtant trop cher, les parents Allemand s'exilent à Tarare, où ils reconstituent un cénacle d'amis. Mais Louis-Hector doit travailler pour aider ses parents en difficulté. Courageusement, à 15 ans, en 1824, il part à pied pour Lyon, où des amis de ses parents lui ont trouvé une place de commis dans une maison de bonneterie. A chacune de ses haltes, l'adolescent dessine sans fin les rivières qu'il croise, chaque point d'eau, que l'on retrouve dans son oeuvre dessiné ou gravé.

Buste du peintre Louis-Hector Allemand d'après une photographie anonyme (BM Lyon, s.c.)

Bien que très jeune, Louis-Hector se consacre totalement à son nouveau et ingrat métier. Intelligent, il se cultive seul, le soir, et monte très vite dans la hiérarchie de cette maison de commerce. Chaque fin de semaine, il explore les environs de la ville, qu'il ne quittera plus jamais, seul ou avec d'autres amis, peintres lyonnais dont il a fait la connaissance. Il va de plus en plus loin : la Dombes, la Savoie, le Dauphiné, l'Auvergne inspireront ses croquis et ses huiles. Devenu propriétaire de la maison de commerce en 1834, dix ans plus tard, il est maintenant un négociant aisé ; on admire déjà ses productions artistiques. Il sait habilement exploiter son métier, voyage en Angleterre, en Ecosse, en Belgique, aux Pays-Bas, se rend à Saint-Pétersbourg et en Suisse. L'Italie ne semble pas avoir été un objectif primordial pour l'artiste ; cependant, ont été retrouvés de l'artiste deux dessins de l'artiste, situés à Val Ombrosa, près de Florence, et datés des 25 et 28 février 1882. L.H. Allemand a certainement dû profiter de son séjour sur la Côte d'Azur, en 1882, pour poursuivre jusqu'en Italie.

Sa réussite avérée, le jeune marchand rappelle ses parents auprès de lui à Lyon, 1 quai de Bourbon [note]Actuellement quai Général-Sarrail.. Une première rencontre amoureuse se termine mal, par une maladie nerveuse incurable de la jeune femme, à laquelle Allemand consacre trois ans de sa vie, et dont il sort déprimé. Les voyages qu'il organise à l'étranger pour son négoce, lui laissent suffisamment de temps pour visiter les Musées. Son esprit artistique s'affine devant les Ruysdaël, Lorrain, Callot et autres peintres des XVIIe et XVIIIe siècles. Pourtant son attirance picturale pour les Monts du Lyonnais, les étangs de la Dombes, pays des chênes, des bouleaux et des marécages, aux horizons lointains qui se fondent dans le ciel, ou pour les vallons du Dauphiné et de la Savoie, se conforte de plus en plus. En 1841, il perd partiellement la vue, mais ce n'est qu'un accident momentané. Enfin, en 1845, à 36 ans, il se libère de toute préoccupation commerciale, vend très bien son fonds de commerce et ne songe plus qu'à dessiner, à peindre et plus tard à graver tous ces sites qui l'ont ému.

Demeurer à Lyon, libre

Allemand s'installe alors un atelier dans son appartement. Il ose exposer à Paris une de ses toiles pour l'Exposition, toile qui suscite l'admiration et la jalousie, mais l'oeuvre n'était que d'un « Lyonnais ». Un grand marchand parisien, Becq, auquel Louis-Hector Allemand a été présenté par son ami le peintre Lays, prenant cette toile pour une oeuvre de Théodore Rousseau, consent à venir voir l'atelier de Lyon, mais repart... les mains vides, Louis-Hector Allemand ayant fourni la preuve que le tableau était bien de lui et non de Rousseau.

La Chaumière, eau-forte par Louis-Hector Allemand, 1832. Epreuve sur papier mince appliqué sur papier épais, signée et datée en bas à gauche : "HA 1832" (BM Lyon, F19ALL005278)

Louis-Hector Allemand n'aime pas vendre ses tableaux ou ses eaux-fortes. Il les offre à ses amis, et ils sont nombreux maintenant. C'est ainsi que les musées de Londres, Brême, Munich, Saint-Pétersbourg, Paris, Lyon, Grenoble, Montpellier, Carpentras ou Avignon possèdent des oeuvres de l'artiste. Il a acquis définitivement sa liberté : Mon temps à moi ne me coûte pas cher, et si l'occasion me prend d'aller voir le coucher de soleil effiler les nuages, sur le bord de l'eau, je reste étendu sur la terre à fumer un cigare et je rentre chez moi le coeur surélevé de doux souvenirs.

A ses talents de peintre, dessinateur et graveur, Allemand ajoute celui de musicien, formé tout jeune par des parents musiciens amateurs. Le cor anglais -- qui demande une grande puissance respiratoire -- la flûte et le hautbois se partagent ses faveurs, et il tient, selon Aimé Vingtrinier [note]Marie-Emile-Aimé Vingtrinier (1812-1903) fut bibliothécaire de la Ville de Lyon de 1882 à sa mort., le pupitre de premier hautbois dans un orchestre qui n'admettait que des musiciens de choix. C'est à ce moment-là que, poussé par ses amis parisiens, il est sollicité par Paris. On veut lui faire perdre son statut de « peintre lyonnais », toujours néfaste à ceux qui se limitent à leur ville natale. Le critique de la Gazette des Beaux-Arts parle chaque année, avec chaleur, de cet artiste intimiste à la forte personnalité. Sans hésiter, Allemand refuse toutes les propositions parisiennes. Sa voie est celle des paysages de sa région. De plus, son père malade est là, pour lui rappeler qu'il doit rester près de lui. L'artiste ressent aussi que cette insouciante obscurité, laquelle vous laisse la pleine jouissance de vos possibilités et la gaieté de l'esprit nécessaire pour produire, lui convient mieux. Il préfère demeurer libre à Lyon, qu'être mêlé à la facilité de la vie parisienne.

C'est alors une période heureuse où tout lui réussit. Son fils Gustave, né en 1846, suivra ses traces, mais à Paris, où sa notoriété sera réelle. Lui-même expose à Paris en 1848, mais la situation politique est mauvaise et il passe par une période difficile. Une lettre d'Antoine Duclaux [note]Antoine-Marie-Martin Duclaux (1783-1863) était un peintre lyonnais spécialisé dans les animaux. à Châtelain, datée de Vourles, 1848, précise :

Allemand a son avenir compromis.
C'est régulièrement qu'il enverra des toiles au Salon de Paris, en 1853, 1855, 1857, mais aussi 1859, 1863, 1870... Il a droit à des articles élogieux de la part du critique de la Gazette des Beaux-Arts. Il retrouve, chaque fois, tous ses amis, Théodore Rousseau en particulier, auquel il montre ses cartons à dessins, lesquels surprennent tellement l'artiste parisien qu'il s'écrie : « c'est curieux comme cela me ressemble ». Le père de l'artiste meurt en 1853, à 98 ans, laissant Louis-Hector désemparé.

Avant sa mort en 1867, Théodore Rousseau envoie une lettre à Allemand, déclarant qu'il est son « seul successeur ». Plus tard en 1873, Allemand retrouvera, chez un grand marchand parisien, plusieurs de ses propres toiles signées... Théodore Rousseau !

Les Canards, eau-forte et pointe sèche par Louis-Hector Allemand, 1833. Epreuve sur chine, signée et datée en bas à gauche : "HA 1833" (BM Lyon, F19ALL005283)

En 1859, le Salon de Paris vote une médaille pour l'oeuvre exposée de Louis-Hector Allemand. Mais la Princesse Mathilde, qui préside ce Salon, la lui reprend pour la donner à un ami personnel... Louis-Hector Allemand doit alors se contenter d'une mention. Lors de cette même exposition, Alexandre Dumas s'arrête devant le tableau d'Allemand et écrit dans une revue :

Un mot en passant sur Louis-Hector Allemand . Je me suis arrêté trois minutes devant un chemin des Roches à Craponne. Beaucoup de gens qui passent pour avoir un grand talent n'ont pas fait et ne feront pas Les Roches de Craponne.
En 1867 débute une longue correspondance avec Alfred Bruyas, qui dirige alors La Galerie à Montpellier, futur musée Fabre. Il expose trois tableaux d'Allemand. Cette correspondance amicale durera plus de dix ans. Allemand expose peu et garde pour lui ses meilleures productions. Théodore Rousseau décède à Paris, laissant l'artiste meurtri par la fin de cette longue et précieuse amitié. En 1870, invité par Bruyas à le rejoindre à Montpellier, Allemand va se retrouver pendant deux mois cloué dans cette ville par des rhumatismes violents. Une nouvelle épreuve l'attend : son fils Gustave doit partir à la guerre et restera captif des Prussiens durant cinq mois. A son retour, le jeune homme retournera dans l'atelier du peintre Cabanel , avec succès.

« A Lyon, on achète un tableau comme une commode, une table »

Louis-Hector Allemand a déménagé pour s'installer 34 quai de la Charité [note]Actuel quai Gailleton., et il confie à son ami Bruyas : j'épie derrière mes vitres sans oser affronter l'air libre, les beaux effets qui se déroulent sur les fonds de mon horizon que termine la chaîne des Alpes, ayant à mes pieds le Rhône et quelques arbres. Je bâtis dans mon imagination des paysages et reste des heures en contemplation. Fatigué, il connaît une longue période de dépression, et travaille beaucoup moins. En 1872, Alfred Bruyas lui propose d'exposer dans sa Galerie de Montpellier et lui montre le début du catalogue qu'il a l'intention d'éditer à cette occasion. Louis-Hector Allemand insiste auprès de son ami Bruyas pour qu'il joue du faire-savoir en ce qui concerne son catalogue. L'artiste a compris l'importance de ce nouveau mode de communication : la publicité. Son fils Gustave est invité à Gigean, chez Monsieur Anterrieu, un ami de Louis-Hector Allemand. Ce grand collectionneur fera par la suite une donation de gravures de l'artiste au musée de Lyon, en 1897. En cette période à nouveau favorable, l'artiste proclame cette émotion que l'on éprouve devant la beauté de la nature créative, dans ces instants fugitifs où Dieu nous communique une portion de ce fluide sacré qui vous enivre, cette divine nature qui vous parle et sourit à ceux-là seuls qui l'aiment(lettre du 15 décembre 1872).

Pendant ces deux années, 1872 et 1873, Louis-Hector Allemand a pratiquement vendu toute sa collection à des marchands lyonnais ou à des étrangers friands de cette peinture intimiste et hollandisante. Un Américain lui apporte même la photographie d'un site à reproduire en peinture : l'artiste se refuse énergiquement à cette vulgarisation de son oeuvre. Il faut vivre pourtant. Et c'est un marchand de clous de Saint-Etienne qui achète cher -- 2 500 francs -- un tableau, alors que l'oeuvre, exposée à la Société des Amis des Arts de Lyon, avait été proposée à 2 000 francs. Ces négociations laissent à l'artiste une amertume réelle, qu'il décrit à son ami Bruyas : Nous avons à Lyon une foule de gens très riches et pas un n'aura cette noble idée [d'acheter] pour enrichir les Musées(lettre du 10 décembre 1872). Il poursuit sa diatribe sur ce sujet le 25 janvier 1873 : A Lyon, on achète un tableau comme une commode, une table. C'est pour décorer un mur et par vanité aussi, on fait peu de différence avec une vraie oeuvre d'art et un tableau... meublant.

Plus tard, en décembre 1873, il remâche ses critiques envers ses contemporains lyonnais : Parmi les membres de la Commission de la Société des Arts, au nombre de 14 ou de 15, les hommes les plus capitalistes de Lyon, pas un seul n'a acquis dans cet espace, depuis 36 ans, un tableau aux artistes...

En 1873, déprimé par ses douleurs articulaires qui l'empêchent de courir la campagne, il se trouve dans une agonie artistique désespérante : Mes pinceaux sèchent et ma palette ne se couvre plus de couleurs. Je me recueille et attends l'inspiration absente. Perdant confiance en lui, Allemand se plaint de ses rêves qui s'effacent à chaque heure devant l'impossibilité de traduire mes sensations qui sont demeurées vives en face de cette belle nature, d'où je ne suis parvenu après tant de temps et d'effort à ne découvrir qu'une page. Le pinceau me tombe des mains. Je me promène par les champs et les bois et j'admire d'un coeur triste toutes les splendeurs de la création, car il me faudrait une autre vie à lui consacrer et la mienne est bien limitée et sans force agissante (lettre du 10 décembre 1874).

Pendant une période privilégiée, Allemand se rend à Grangean, dans cette Auvergne qu'il avait visitée avec son ami Marilhat, avant la mort de ce dernier en 1846, et où il était retourné, à La Bourboule, en 1852.

Sa correspondance avec Alfred Bruyas s'achève à la mort de ce dernier, en 1876. Cet instant douloureux oriente Allemand vers l'écriture : il sort son ouvrage Causeries sur le paysage en 1877 : il y démontre son talent d'écrivain, apportant des conseils de paysagiste aux nouveaux venus dans le monde de l'art. Il insiste sur la réalité du travail de peintre, préférant la nature et l'expérience qu'on y acquiert, aux leçons des maîtres des écoles d'Art. Il y note les ressources que les jeunes artistes peuvent y découvrir quant à la flore, les traditions et coutumes des villageois, et l'observation dont il souligne l'importance : Souvent il vaut mieux observer que produire, l'observation étant la qualité première d'un artiste, soit par le choix du site, l'emplacement de l'artiste sur ce site, l'étude des terrains et surtout des nuages, si éphémères qu'il faut savoir dessiner vite et bien. Il souligne aussi qu'il vaut mieux bien faire que bien vendre, ce qui bien sûr était possible pour lui, artiste riche, mais moins évident pour les jeunes artistes sans moyens. Mais il faut surtout étudier, car l'étude fait partie des gammes qu'il faut faire pour arriver au tout, car ce tout c'est l'interprétation de ce je ne sais quoi qui exprime une pensée poétique au complet, l'étude n'est qu'un fragment (lettre du 5 juillet 1873).

Le Voyageur, eau-forte et pointe sèche par Louis-Hector Allemand s.d. Epreuve sur papier filigrané dit "à la cloche", signée en bas à droite (BM Lyon, F19ALL005285).

Livré à l'indifférence de ses concitoyens et des élus de sa ville

En 1878 une paralysie du bras droit oblige Allemand à un sursaut psychologique. Il réapprend à écrire, à dessiner et à peindre de la main gauche. Il commence alors un autre ouvrage sur la gravure : Etude sur les Maîtres Peintres Graveurs du XVIIIe siècle. Les épreuves de cet ouvrage, inachevé à sa mort, en 1887, n'ont jamais été retrouvées.

En 1886, les frères Laurens, pour lesquels Louis-Hector Allemand avait une profonde affection, lui demandent de faire une donation au musée des Beaux-Arts de Lyon. Ils font eux-mêmes les démarches administratives nécessaires, et une délibération du Conseil municipal accepte le don d'une toile, Buisson courbé par l'orage, et de deux dessins de l'artiste. Cinq mois plus tard, le 13 septembre 1886, Louis-Hector Allemand rejoint le paradis des peintres.

Non pas oublié, mais livré à l'indifférence de ses concitoyens et des élus de sa ville, Louis-Hector Allemand a connu le désarroi, la souffrance, mais aussi les joies infinies que lui a procurées cette nature dont il était fou. Modeste et prudent, il se consacra à son art sans tenir compte de la gloire, de l'argent ou des médailles si recherchées par tous les artistes.

La vente de ses collections, gravures des maîtres graveurs des XVIIe et XVIIIe siècles, et gravures de ses confrères lyonnais, de ses ouvrages précieux, de ses propres oeuvres, soit 1 273 lots représentant plusieurs milliers de pièces, a été réalisée par un de ses amis, le libraire antiquaire Pingeon, 39-40 quai de l'Hôpital, du 1er au 2 mars 1887. Le dernier lot était la presse sur laquelle il avait tiré lui-même toutes ses gravures. En 1893, le buste de Louis-Hector Allemand, réalisé en marbre par Pierre Aubert, le célèbre sculpteur lyonnais, est exposé au Salon de Lyon. Après avoir été déposé à la Préfecture du Rhône, on perd sa trace. En 2003, Régis Neyret le retrouve sur sa tombe, bien négligée, du cimetière de la Guillotière. Ce buste est reproduit dans l'ouvrage Lyon Salon 1893. Mais il n'a pas eu l'honneur de faire partie de la Galerie des personnalités lyonnaises...

La Chapelle, eau-forte par Louis-Hector Allemand s.d. Epreuve sur Chine appliqué sur papier épais, signée en bas à droite du monogramme HA (BM Lyon, F19ALL005288).

Dès le premier jet, l'épreuve est pratiquement terminée

La gravure lyonnaise peut se glorifier d'une suite ininterrompue d'artistes de talent, depuis le XVIIIe siècle. Mais la fin du XVIIIe et le début du XIXe siècles auront vu l'épanouissement d'une lignée très importante, celle des Jean-Jacques de Boissieu, Balthazard-Jean Baron et Louis-Hector Allemand. Ces trois artistes composent en effet une sorte de permanence dans l'étude du paysage ; un triumvirat qui a su se détourner du paysage historique, avec des variantes notables pour chacun d'entre eux, variantes qui permettent de les identifier sans aucun doute possible.

Les paysages de Boissieu, d'ailleurs interprétés le plus souvent à partir d'artistes peintres des XVIIe et XVIIIe siècles, ont développé les dessins de fabriques et d'architecture, la nature n'étant qu'un support à ces représentations. Chez Balthazard-Jean Baron, le paysage est un hymne à la nature mâtiné de romantisme, alors que chez Louis-Hector Allemand, ce fou de la nature, le paysage s'épure, après l'indispensable passage hollandisant, dont les artistes lyonnais ont repris maintes fois les thèmes.

Jusqu'en 1840, Allemand glorifie la nature en privilégiant les arbres, les massifs, au détriment des personnages, à la façon de Ruysdaël. A partir de 1840, il se libère en partie de l'influence de ses prédécesseurs, il acquiert son individualité, ses paysages s'allègent, s'éclaircissent, et il y introduit une grande part d'humanisme. Ses sujets prennent alors le sens de la vie quotidienne.

Les perspectives à la Baron, son aîné, se restreignent et il projette des détails précis qui doivent accaparer le regard : la femme au fagot, les vaches traversant un gué, les blanchisseuses... sans négliger pour autant ce qui a attisé, pendant toute sa vie, son regard attentif : l'arbre, l'eau et le ciel, ces trois éléments premiers pour un artiste, qui interviennent dans bon nombre de gravures, dont la puissance n'a d'égales que la technique et la connaissance parfaite de la technique : les ciels s'agrandissent au-dessus des arbres, l'eau envahit ses planches, l'âme de l'artiste s'ouvre délicatement aux frémissements de la nature.

Le Paysage aux quatre arbres, par Louis-Hector Allemand s.d. Epreuve sur Chine, signée en bas à gauche : "H Allemand" (BM Lyon, F19ALL005300)

Curieusement, à part deux ou trois planches des bords du Rhône, Louis-Hector Allemand ignore sa ville. Il nie les villages, au profit des masures isolées, comme s'il voulait conserver le souvenir des traditions d'autrefois. La faiblesse de ses gravures consiste pourtant dans l'anatomie rachitique de ses animaux, vaches, chevaux, chiens, bien que leurs mouvements soient parfaitement étudiés, dans leur exactitude. Pour lui, il ne faut pas distraire l'attention. II faut être sobre dans l'animation, la faire sur nature, en observant les personnages et savoir tirer, sur place, d'un rien, quelque chose qui deviendra grand.

La pureté de son dessin ne nécessite donc pas beaucoup d'états dans son interprétation en gravure. Dès le premier jet, l'épreuve est pratiquement terminée. Il la retouche parfois au pinceau encré de Chine, ou au lavis délicat pour structurer certaines zones, surtout les premiers plans ou le creux des ravins. Il utilise le vernis mou, la pointe sèche pour polir l'aspect de son oeuvre, mais juste ce qu'il faut pour ne pas faire oublier l'eau-forte, ses premiers états étant souvent à l'eau-forte pure. L'air passe dans le paysage, il fait flotter dans l'air ces vapeurs condensées, poussées par le vent, et déclenche une impression de calme, de douceur et de sérénité.

Rien n'est mièvre dans son oeuvre gravé

L'oeuvre de l'artiste n'aurait-elle pas gagné en force s'il n'avait pas aussi souvent usé de la pointe sèche qui durcit les tons et les impressions, et noie les détails dans un magma trop sombre ? De lui-même, il le reconnaît parfois, et le note sur certaines épreuves : « épreuve faible de ton, la seule que j'aime. »

Louis-Hector Allemand ne se préoccupe pas de situer ses gravures. Elles doivent être intemporelles et représenter la Nature dans sa majesté.

Cependant, par recoupement avec les dessins vendus par Monsieur Pingeon en 1887, et en les comparant avec certaines de ses gravures, il a été possible de préciser la région de quelques-unes d'entre elles. D'une façon générale, l'artiste a oeuvré dans le Bugey, les Monts du Lyonnais, mais surtout dans la région de Crémieu, Optevoz, en Savoie et dans le Dauphiné, et tout à la fin de sa vie, sur la Côte d'Azur, dont il n'a pas laissé de trace gravée, sa main et ses yeux étant devenus inaptes à la gravure. Sa dernière gravure est peut-être d'ailleurs une sorte de testament artistique. Elle représente un vieil homme courbé sur son bâton, admirant le paysage d'Optevoz qui se déroule sous ses yeux.

Le Rossignol et les habitants d'un marais, par Louis-Hector Allemand, 1854. Epreuve sur chine, signée et datée en bas à gauche : "Hr. Allemand 54" (BM Lyon, F19ALL005330)

L'oeuvre gravé de l'artiste est empreint d'une virilité profonde, qui étonne lorsque l'on connaît ses instants de doute, parfois de désespoir, lorsque tout va mal pour lui. Cette énergie se reconnaît dans le buste que Pierre Aubert, sculpteur lyonnais, a réalisé de Louis-Hector Allemand, port altier, noblesse de l'attitude : rien n'est mièvre dans son oeuvre gravé. La puissance dégagée par ses tailles, ses dégradés de gris, de noir et de blanc, décrivent l'intensité de ses émotions face à un paysage qui change d'un instant à l'autre.

Ces changements de l'air ou des nuages, de la lumière ou des ombres dénotent une rapidité d'exécution, pas seulement en dessin, mais aussi en gravure, puisque certaines d'entre elles portent la mention : « gravé sur nature ». Il a su écouter les conseils de Grobon : « Le peintre doit faire croire à la lumière ». Louis-Hector Allemand jouait avec les rayons du soleil traversant ses feuillées et se répandant en douces nappes sous les frondaisons, comme il jouait du hautbois, avec lucidité et tendresse. L'exigence de l'artiste est totale. Cette exigence vis-à-vis de lui-même l'a amené à détruire une soixantaine de planches gravées, comme il détruisait parfois ses tableaux, de crainte des réactions de ses confrères. Réactions qui lui étaient pourtant favorables.

En relisant les ventes de succession de ses contemporains, on peut constater qu'ils possédaient tous plusieurs tableaux, et parfois de 10 à 40 gravures de l'artiste. C'est d'ailleurs la raison pour laquelle les gravures de Louis-Hector Allemand se trouvent difficilement dans le commerce. L'artiste ne les vendait pas, il les offrait à ses amis. Le 15 décembre 1874, Louis-Hector Allemand indique : Je n'ai jamais édité ni mis en vente mes eaux-fortes, aussi elles sont très peu connues des amateurs. De plus, il tirait chacune de ses planches à un très petit nombre d'exemplaires, entre 1 et 20, sauf pour deux d'entre elles, tirées à 50 exemplaires, dont la dernière, L'Homme dans la montagne. Une lettre du 11 novembre 1873 précise qu'il est impossible de tirer dans une journée plus de dix belles épreuves essorées et essuyées à la main.

Seules deux gravures ont été éditées par la Société des Amis des Arts de Lyon, pour les remettre à ses membres. Le poète Alexis Rousset a fait illustrer l'une de ses Fables, Le Rossignol et les habitants d'un marais, par l'artiste, pour son ouvrage paru en 1855. Mais, si Madame Bailly-Herzberg cite plusieurs fois le nom d'Allemand dans son ouvrage L'Eau-forte du peintre au XIXe siècle, aucune gravure de Louis-Hector Allemand ne vient étoffer ses indications. Donc Paris l'ignora, même si le critique de la Gazette des Beaux-Arts, dans un court entrefilet notait : Nous aimerions voir un bon nombre de ses beaux dessins, de ses études peintes et même de ses eaux-fortes. Il a une observation sûre, depuis l'humble terrain jusqu'aux fières nuées. Tout est établi, écrit avec cette simplicité qui caractérise ses eaux-fortes.

Des amis lyonnais

Allemand est présent dans de nombreux musées et ses estampes ont fait l'objet de donations importantes. La Bibliothèque nationale de France, rue de Richelieu, répertorie dans le fonds DC593, 93 estampes de l'artiste, dont quelques-unes en deux états. Le Kunsthallen de Brême en possède plus de 40, dont plusieurs unica, déposées par la veuve du grand collectionneur d'estampes anciennes, le Docteur H.H. Meier [note]Selon les recherches de Marie-Félicie Ferez parues dans Nouvelles de l'Estampe, n° 148-149, octobre 1996.

Le musée de Lyon a reçu 8 épreuves du legs Anterrieu, ce qui porte à 13 le nombre d'estampes de Louis-Hector Allemand dans ce musée. Le Comte de Suzanet détenait de la succession d'Allemand une quarantaine d'épreuves très probablement acquises à la vente de 169 gravures de l'artiste, réalisée le 5 décembre 1910 à Lyon. Curtis avait acheté 13 estampes de Louis-Hector Allemand à Sagot, 17 à Sagot Le Garrec et 21 à Prouté, les meilleurs états provenant de chez Sagot. Enfin la donation Etienne et Colette E. Bidon apporte à la Bibliothèque municipale de Lyon 80 gravures, dont certaines en plusieurs états, destinées au futur cabinet des estampes de Lyon.

Si Louis-Hector Allemand aimait parcourir la campagne en solitaire, avec son chien, il ne manquait pas d'amis. On le retrouve fréquemment aux repas des Imagiers, aux rencontres des Intelllligences [sic], association d'intellectuels, d'artistes et de poètes. Récemment, en 2000, des planches de lithographies d'artistes lyonnais ont été montrées au musée de Brou, dans l'exposition « Balthazard-Jean Baron ». Parmi les innombrables rébus dont il a fallu renommer les auteurs, trois dessins d'Allemand fusionnent avec ceux des autres artistes. Tous ces hommes étaient ses amis. Il a côtoyé régulièrement Ravier avec Harpignies et Daubigny. Il retrouvait Adolphe Appian et Théodore Rousseau à chacun de ses voyages à Paris. Paul Chenavard et Paul Flandrin partageaient ses agapes parisiennes et se rencontraient chez Le Blanc au moment de la préparation du catalogue des graveurs de ce dernier. L'importance de sa correspondance avec Alfred Bruyas témoigne de leur longue amitié. Les frères Laurens, Alexis Achard et Ponthus-Cinier reçurent de nombreuses gravures, dédicacées par l'artiste. Il n'était pas seul, et pourtant, il aura fallu attendre 118 ans pour que des instances officielles, à Lyon, se préoccupent de le reconnaître comme un artiste à part entière.

Louis-Hector Allemand peut revivre dans ces quelques mots que Paul Chenavard lui a adressés :

Vous êtes un vrai et grand artiste inconnu.