Le Président, l’assassin et le « canard »

Crime et châtiment de Santo Caserio, Vu à travers la presse populaire

Habitants de la ville De la campagne aussi Militaires et civils Ecoutez le récit De l’odieuse fin De Caserio l’assassin Vous connaissez le crime Qui fut commis à Lyon Dont Carnot fut la victime En pleine exposition Pour cela voyez-vous On vient d’lui couper A vos garçons vos filles Que ces tristes couplets Pères et mères de familles Servent de moralité Avec soin conserver Ce qui vient d’arriver.

description Condamnation à mort de Caserio, Saint-Amand Montrond, imprimerie L. Simonnet, 1894, verso (BM Lyon, s.c) cliché Didier Nicole détail, gravure exécutée à partir d'une photographie, Le Progrès Illustré du 15 juillet 1894 (BM Lyon, 5752) Si en France, comme le disait Beaumarchais, tout finit par des chansons, les « canards », eurent longtemps la part belle en la matière. Portées jusqu’au fin fond des campagnes par le biais des colporteurs, pouvant toucher un milieu largement populaire très éloigné d’une presse naissante et coûteuse, ces feuilles volantes d’information, à caractère éphémère, sorte de presse people avant l’heure, mêlaient adroitement le texte et l’image, cette dernière présente sous forme d’une gravure en bois. En complément, figurait le plus souvent une complainte utilisant comme support musical un « timbre », c'est-à-dire une mélodie populaire alors connue par tout le monde, ce qui permettait à tous de reprendre en chœur, autour du colporteur ou du vendeur, la « canardière » ou le « canardier », en place publique, les nombreux couplets [note]Voir Jean-Pierre Seguin, Canards du siècle passé, Paris, P. Horay, 1969 (BM Lyon, 29793).

Inutile de dire que les « canards », dont l’apparition remonte au moins au XVIe siècle, mais qui connurent une grande vogue au XVIIIe et au XIXe siècle, calquèrent très vite leur parution sur les trois évènements susceptibles de passionner les foules : les réjouissances liées à la vie des grands de ce monde, les apparitions ou autres évènements liés à la foi ; enfin et surtout les drames et crimes, s’il est vrai que le sang s’est toujours bien vendu [note]Voir Jean-Pierre Seguin, Nouvelles à sensation : canards du XIXe siècle, Paris, A.Collin, 1959 (BM Lyon, K 75166).. On s’apitoyait sur les victimes de naufrages et d’incendies, on vibrait au récit des exploits forcément patriotiques de soldats valeureux et de pompiers héroïques, on frémissait aux récits sanguinolents d’affreux parricides et de crimes répétés que l’on ne qualifiait pas encore de « en série ». Avec une mention toute particulière pour l’exécution inévitable du coupable, revanche de la société et occasion toute trouvée d’une moralité finale enjoignant aux parents de veiller sur le comportement de leur progéniture. L’exemple précédant, le monte à l’envie.

On comprendra aisément que cette presse de l’instant, fragile par essence – bibliothécaires et archivistes parlent de « Ephemera » –, est devenue aujourd’hui chose rare. Dans ses collections, la Bibliothèque municipale de Lyon [note]Jean-Pierre Seguin signale la présence, au XIXe siècle, à Lyon et à la Guillotière alors commune indépendante, de pas moins d’une bonne vingtaine d’éditeurs et imprimeurs de canards, parmi lesquels l’imprimeur Chanoine, par ailleurs fondateur du journal Le Progrès. possède cependant un éventail de canards, généralement liés à des drames ou des affaires criminelles s’étant déroulés dans la région lyonnaise telles les deux pièces récemment présentées dans le cadre de l’exposition Lyon à la Une : la Complainte sur l’horrible assassinat commis à Couzon, dans la nuit du 24 au 25 mars 1843 sur la personne de Simon Devaux, par le nommé Antelme Perrin [note]Le 25 mars 1843, était retrouvé dans la Saône, au nord de Lyon, le cadavre d’un jeune ébéniste effectuant son tour de France, Simon Devaux, aperçu la veille en compagnie d’un inconnu. L’enquête ne donna rien et l’affaire fut classée. Or l’assassin, Anthelme Perrin, auteur de cambriolages et fiché par la police, prit les papiers et l’identité de sa victime sous laquelle il vécut des mois durant, jusqu’à son arrestation à Paris, après un nouveau cambriolage. Pendant l’instruction et le procès, répondant au seul nom de Devaux, Perrin resta obstinément muet sur sa véritable identité, même après sa condamnation. Reconnu en prison par un détenu, il avoua alors son vrai patronyme et monta sur l’échafaud place Louis XVIII, aujourd’hui place Carnot. et Martin Dumollard, condamné à la peine de mort ; Marie-Anne Martinet, vingt ans de travaux forcés : complainte à ce sujet, cette dernière due à l’imprimeur et lithographe lyonnais Labasset [note]Surnommé « Le tueur de bonnes », Martin Dumolard, ex-valet de ferme installé à Dagneux (Ain), venait régulièrement à Lyon, s’installait à la porte du bureau d’embauche des bonnes, se présentait comme intendant d’un riche propriétaire habitant vers Montluel et cherchant une domestique pour le jour même, la payant grassement. Convaincues, certaines jeunes femmes suivaient le tueur dans le train, sur les chemins de traverse et jusque dans les bois où elles étaient promptement étranglées et leur corps enterré. Dumollard prenait leur argent, leurs bijoux et ramenait leurs vêtements à son épouse, Marie-Anne Martinet, qui les ravaudaient et les portaient. L’une d’elles, Marie Pichon, finit par échapper au tueur en série et prévint la gendarmerie. Après des jours d’interrogatoires et de confrontations, niant obstinément mais reconnu par plusieurs rescapées, par des témoins et dénoncé par son épouse, Dumolard finit par avouer six assassinats et neuf tentatives. Il fut décapité à Montluel en mars 1862..

Chez un libraire parisien, la Bibliothèque vient d’acquérir deux canards de grandes dimensions, en très bon état, appartenant au cortège des manifestations d’essence populaire qui accompagnèrent, en 1894, l’effroi qui frappa la France, après l’assassinat de son Président, tué par un poignard anarchiste, lors d’une visite à Lyon.

Exécution de Caserio, Saint-Amand-Montrond, imprimerie L. Simonnet, 1894, verso (BM Lyon, Rés. 7080)

Chasse aux Italiens, dans les rues de Lyon

Les faits sont connus : le dimanche 24 juin 1894, le président de la République, Sadi Carnot, est en visite à l’Exposition internationale de Lyon qui se tient au Parc de la Tête d’Or. Le soir venu, après un copieux banquet servi au palais du Commerce , et alors qu’il se dirige, en landau découvert, vers le Grand Théâtre où la Comédie Française, descendue pour l’occasion, doit jouer Andromaque de Racine, il est frappé d’un coup de poignard par un jeune homme qui s’enfuit après avoir crié « Vive l’anarchie ! ». Le Président, agonisant, est promptement ramené à la Préfecture où les sommités médicales lyonnaises se disputent férocement l’honneur de sonder la plaie, avant qu’il ne meurt. Bien vite arrêté, le coupable est conduit au commissariat de police où il donne son nom : Santo Caserio.

Caserio, l’assassin du président de la République, Saint-Amand Montrond, imprimerie L. Simonnet, 1894, verso (BM Lyon, s.c) cliché Didier Nicole

Agé de 21 ans, italien d’origine, séduit par les théories anarchistes, il arrive de Sète où il est commis-boulanger. Par le train d’abord, puis à pied ensuite, depuis Vienne où l’argent lui a manqué. Son origine connue, une véritable chasse à l’Italien commence dans les rues de la Ville, encore ornées de guirlandes et de lumignons : rue de la République, les sélects et réputés cafés Maderni et Casati voient leurs vitrines brisées et leur personnel molesté ; rue de la Barre, il faut faire protéger le consulat d’Italie par la troupe ; les ressortissants italiens se cachent ; l’état de siège est proclamé. Le lendemain, la presse lyonnaise et nationale fait évidemment sa « Une » sur le drame, manchette à l’appui. Le jour des obsèques nationales à Notre-Dame de Paris, le quotidien Lyon Républicain paraît encadré de noir. Le dimanche suivant, les suppléments illustrés des grands quotidiens français offrent à leurs lecteurs une reconstitution des plus réalistes sinon toujours exacte, du drame. En couleur pour le Petit Journal illustré parisien, plus modestement en noir et blanc pour le Progrès illustré lyonnais …

Après une instruction rondement menée de vingt-deux jours ; après un procès qui dépasse à peine une douzaine d’heures et où le jeune Caserio, qui ne parle quasiment pas un mot de français, revendique pleinement la responsabilité de son geste, quelques minutes de délibéré suffisent aux jurés pour le reconnaître coupable et à la cour pour le condamner à mort. Refusant tout pourvoi en cassation et tout recours en grâce, Santo Caserio monte sur la guillotine installée près de la prison Saint-Joseph, à l’angle de la rue Smith et du cours Suchet, le 16 août 1894 à cinq heures du matin. La foule qui se presse là, parfois depuis la veille, applaudit longuement et les reporters, venus de France et d’étranger, se précipitent sur le télégraphe.

Impression recto et verso

: Assassinat de Carnot, par E. Tilly, « Une » du Progrès illustré du dimanche 1er juillet 1894, (BM Lyon, 5752)

L’hommage presque unanimement rendu par une France abasourdie, à son Premier magistrat « mort au champ d’honneur », revêt un double aspect : l’incontournable composante officielle et une composante plus populaire, parfois nimbée de naïveté, parfois à la limite du mercantile. A la première veine appartiennent les inévitables cérémonies officielles, les nombreux noms de rues et d’avenues portant désormais le nom du défunt : dès le 24 juillet 1894, un mois juste après sa mort tragique, le conseil municipal de Lyon attribue le nom du Président assassiné à une majestueuse rue percée dans le tout nouveau quartier Grolée, en cours de (laborieuse) édification. Lyon réalise également un grand portrait sur soie du défunt et plusieurs ouvrages sont ou seront consacrés à sa fin dramatique, tel L’Assassinat du Président Carnot d’Alexandre Lacassagne. A chaud, l’éminent légiste, qui a réalisé avec d’autres médecins lyonnais l’autopsie du cadavre présidentiel – dans un salon de la Préfecture ! – évoque aussi bien l’état mental de Caserio et ses derniers instants, que le rapport médico-légal d’autopsie et le procès d’assises. De même, une plaquette – médaille rectangulaire – est frappée à l’occasion de la mort de Carnot et de la translation de son corps au Panthéon. Portant la mention Dans le deuil de la Patrie, elle est gravée par O. Roty (1846-1911), grand Prix de Rome, membre de l’Institut auteur de la fameuse « Semeuse » qui ornait jadis les pièces d’argent. On pourrait également placer là les divers bustes de Carnot sculptés pour l’occasion, en bronze ou en marbre, grands et imposants, à usage officiel, ou plus discrets, a celui des particuliers aimant en orner leur bureau ou le dessus de la cheminée de leur salon.

Assassinat du président de la République, image d’Epinal, gravure éditée par Pellerin, Epinal, (BM Lyon, Chomarat Est. 6457)

Dans un style évidemment moins gourmé, l’estampe populaire s’empare également de l’évènement, soit quant au volet du crime, soit à celui de l’exécution de l’assassin. Soit aux deux. L’imprimerie Pellerin d’Epinal en tête. On peut y ajouter des médailles, le plus souvent d’une fruste facture, des portraits volontiers naïfs, des foulards immanquablement tricolores et jusqu’à des assiettes à pendre au mur. Sans oublier les indispensables canards assurés, en la matière, de rencontrer un beau succès.

Les deux exemplaires acquis par la Bibliothèque présentent une double particularité : leurs dimensions exceptionnellement grandes (84,5x60) et leur impression recto-verso. Selon Jean-Pierre Seguin, « Les feuilles de grand format du XIXe siècle… ne constituent pas tout à fait une innovation…. Ce sont donc de grandes feuilles, de même dimensions que celles usitées pour les images et pour les journaux de l’époque. » On remarquera toutefois que, dans le cas présent, ces dimensions semblent quelque peu dépassées. L’expert est moins loquace quant à la double impression, quand il écrit que ces feuilles « sont imprimées au recto seulement jusque vers 1880, comme les images encore, les affiches et les placards. » Deux points qui restent donc à éclaircir.

Médaille en cuivre figurant l’assassinat de Sadi Carnot, le 24 juin 1894 à 9h40, avers, anonyme, cliché Didier Nicole, (coll.part.)

Remploi de bois gravé

Pour le reste, les deux canards portent le traditionnel titre en haut de la feuille : « Condamnation à mort de Caserio, l’assassin du Président de la République » dans un cas, « Caserio l’assassin du Président de la République avant son exécution » dans l’autre. Dans les deux cas, toutefois, figure en partie centrale une scène du procès, gravée sur bois, encadrée par le « Discours prononcé par M. le Président des assises » précédé d’un buste du criminel. De même, la partie inférieure offre les mêmes commentaires, le même portrait de l’avocat de Caserio, Maître Dubreuil, le même « Chant dramatique », la même complainte et la même conclusion : Caserio Santo, l’assassin de M. Carnot est condamné à la peine de mort. La condamnation de ce féroce vaurien est accueillie par le public avec un soupir de soulagement, comme elle le sera du reste par la France entière et toutes les nations. A côté, figure le nom de l’imprimeur, L. Simonnet et le lieu d’impression : Saint-Amand-Montrond (Cher).

En revanche, s’ils comprennent tous deux la « Complainte dramatique » citée plus haut, signée Joanny Montegu, à chanter sur l’air « Le Juif errant », les deux versos offrent bien des variantes. Au dessus de la mention unique La guillotine et son personnel, l’instrument du Docteur Guillotin bénéficie de deux gravures sur bois différentes, qui n‘ont de commun que la médiocre qualité de ce que les spécialistes qualifient de un bois de fil. Sur l’une, sont détaillés les portrait du bourreau Deibler et de ses aides ; sur l’autre s’étale le compte-rendu du procès. Manifestement, les deux canards furent imprimés en parallèle où l’un après l’autre, mais dans un délais très court.

Caserio revêtu d’une camisole de force, photographie retravaillée publiée dans le Progrès illustré du dimanche 15 juillet 1894, (BM Lyon, 5752)

Toutefois, il y a mieux : la consultation d’un autre placard appartenant au fonds Chomarat de la Bibliothèque, de mêmes dimensions mais imprimé sur une seule face et plié en deux, montre l’utilisation – ou la réutilisation – de l’un des bois représentant la guillotine. Il s’agit d’un canard évoquant le procès de l’abbé Jean-Baptiste Bruneau, assassin du père Fricot, qui fut exécuté le 30 août de cette même année 1894. Une affaire d’ecclésiastique amateur du beau sexe, même tarifé, manquant d’argent, volant son curé, soupçonné par ce dernier, le précipitant dans un puits et, comme le vieillard s’agrippe à la margelle, l’assommant à coups de pierre. Un fait-divers dégageant un parfum d’encens et de sacrilège qui frappa l’opinion publique, scandalisa les bien-pensants, fit ricaner les anticléricaux… et méritait bien un canard !