Le Martyre de Sainte-Ursule de Scarlatti

Un manuscrit baroque, des collections de la Bibliothèque aux salles de concert

Franck-Emmanuel Comte cliché Laetitia Ménétrieux Pour le musicien que je suis, le fonds ancien de la Bibliothèque municipale de Lyon conserve quelques trésors : partitions françaises ou étrangères, ils nous renseignent utilement sur la pratique musicale dans la ville, au cours des siècles passés. Intéressé plus particulièrement par la période baroque, je me suis progressivement investi dans la recherche et surtout dans l’interprétation de ces manuscrits du XVIIe ou du début du XVIIIe siècles, dont quelques-uns sont uniques. C’est le cas du Martyre de Sainte Ursule [note]Il Martirio di Sant’Orsola a 5 voci con tromba del Signor Alessandro Scarlatti (BM Lyon, Rés. 133903). , oratorio d’Alessandro Scarlatti (1660-1725), œuvre à la fois concise et expressive qui n’avait pas encore été enregistrée. C’est dans le cadre de cette aventure que je me propose de faire partager les réflexions ci-dessous, lesquelles, subjectives et personnelles, seront celles d’un interprète et non d’un musicologue.

Au cours de ce travail, comme lors de précédents travaux, je me suis appuyé sur les recherches de musicologues ou de musiciens-chercheurs dont les réflexions et les efforts passés sont venus nourrir mon travail de restitution. S’agissant de cette partition de Scarlatti, l’un d’entre eux, Ennemond Trillat (1890-1980), avait conduit, dans les années 1930, un travail spécifique autour des partitions du maître napolitain conservées à Lyon et plus particulièrement de l’œuvre qui nous intéresse. Ce travail, similaire au mien dans ses objectifs, avait permis de faire entendre directement ou indirectement non seulement à Lyon, mais également à Genève, Bruxelles, Rome, Barcelone et même New York, ce Martyre musical, à une époque où l’exhumation des chefs-d’œuvre du passé n’était pas chose courante [note]Commentaires extraits de Ennemond Trillat, musicien lyonnais, par Cécile Emery, Lyon, Presses universitaires de Lyon, 1979.. Un programme de concert, édité lors d’une reprise le 29 avril 1945 salle Rameau à Lyon, complété des commentaires du musicologue lyonnais, nous renseigne assez bien sur la façon dont on percevait la musique ancienne en cette première partie du XXe siècle. Donnée dans une traduction française de Stéphane Austin, en première partie du Martyre de Saint Sébastien de Debussy – ce qui est une bonne idée dans la mesure où Debussy appréciait particulièrement le maître italien –, l’œuvre de Scarlatti avait été partiellement réorchestrée par Ennemond Trillat, l’accompagnement des airs avec continuo réécrits [note]Airs choisis par Ennemond Trillat, Lyon, Editions Le Luth, 1944 (BM Lyon, 160 855)., le rôle de Jésus (voix d’alto masculin) confié au même interprète que le tortionnaire de la sainte (voix de basse). Autant de « petits arrangements » qui, à présent, feraient sourire les mélomanes férus de musique baroque.

Au regard de cette entreprise-là, louable dans son propos, mais forcément éloignée de la lecture que je souhaitais apporter à l’œuvre, il m’est apparu intéressant de me lancer à mon tour dans cette entreprise. En effet, la multiplicité des outils musicologiques, l’aisance et l’expérience désormais acquise, par des interprètes spécialisés, l’utilisation adéquate d’instruments contemporains du compositeur – c'est-à-dire baroques – et plus largement une connaissance de l’univers artistique des maîtres anciens, nous permettent de proposer aujourd’hui une interprétation plus juste historiquement, mais sans doute aussi plus vivante et plus expressive. A propos de Scarlatti, Ennemond Trillat disait qu’il était « le maître de la couleur ». Aussi, sans renier le travail de notre musicologue lyonnais et de ses contemporains, il nous appartient, à nous, interprètes du XXIe siècle et heureux héritiers du travail de nos aînés, de restituer ces belles couleurs dont parle celui qui dirigea le Conservatoire de Lyon, et de nous impliquer avec la même passion dans cette jubilante redécouverte de notre patrimoine musical.

Une histoire à rebondissements

Manuscrit d’Alessandro Scarlatti (1660-1725) Il Martirio di Sant’Orsola a 5 voci, fin 17è siècle, air de Jésus (BM Lyon, Rés. 133903) Mon respectueux, mon profond silence parle pour moi : ainsi Scarlatti conclut-il l’une de ses nombreuses missives adressées à son mécène, le prince Ferdinand de Médicis . L’homme est modeste ! Musicien prolifique et cultivé, homme de parole et bon père de famille – il a dix enfants, dont pas un ne trépasse, se plaint-il au Prince ! –, « l’Orphée italien » est pleinement reconnu par ses contemporains, l’un d’eux s’exprime ainsi : cet homme admirable en son art et dont peu d’égaux pourront jamais écrire des opéras avec plus d’expression et de mélodie, ravissait les cœurs en soulevant les passions. Et pourtant, la musique de Scarlatti – peut-être en raison de sa personnalité discrète – ne rencontra pas une gloire semblable à celle que connurent – certes quelquefois post mortem – certains de ses compatriotes, tel Pergolesi ou Corelli. Son catalogue compte plus de huit cents cantates, une centaine d’opéras, quarante oratorios, de nombreuses messes, motets, sinfonias, mais l’immense majorité de ses œuvres reste à redécouvrir. Aussi, la remarque de Xavier Carrère s’applique-t-elle particulièrement bien à l’œuvre de Scarlatti : Encore faut-il nous faire à l’idée que pour le baroque, nous sommes à l’orée de la forêt.

Le thème du martyre semble l’avoir particulièrement séduit. Outre la fresque musicale consacrée à sainte Ursule, on peut citer Il Martirio di Sant Teodesia et Il Martirio di Sant Susanna, créés à Florence en 1706. Peu après, Scarlatti se rend à Venise pour superviser et promouvoir la création de deux de ses opéras [note]Le premier de ces opéras est l’un des ouvrages majeurs de Scarlatti : Il Mitridate Eupatore, tragedia per musica, sur un livret de Girolam Frigimelica Roberti. Le second est Il trionfo della libertà. commandés par le théâtre San Giovanni Crisostomo, théâtre illustre où officiera plus tard Goldoni. Pendant ce même séjour, Scarlatti fait représenter, lors du carême de 1707, l’un de ses plus fameux oratorios : Cain overo il primo Omicidio. Les créations vénitiennes ne rencontrèrent pas le succès escompté et Scarlatti vécut amèrement cette déconvenue. Mais ce séjour ne fut peut-être pas vain. En effet, c’est sans doute à Venise que Scarlatti trouva l’inspiration pour notre manuscrit lyonnais. Le Cycle de sainte Ursule, œuvre monumentale du peintre Vittore Carpaccio [note]Vittore Carpaccio naquit à Venise vers 1465. Sa première œuvre datée de 1490 est L’arrivée de sainte Ursule à Cologne. Toute sa vie, il déploya une activité intense au service des Scuoles, confréries charitables vénitiennes. Après sa mort en 1515, une nouvelle ère de la peinture s’ouvre avec le Titien., est, en effet, l’un des chefs-d’œuvre de la Galleria dell’Academia. On peut difficilement imaginer que Scarlatti, lors de son séjour vénitien, n’eut pas connaissance du travail de Carpaccio et de celui de Jacques de Voragine [note]Jacques de Voragine naquit en 1228 à Varazza près de Gênes. Issu d’une famille modeste, il entra très jeune chez les dominicains et grâce à ses talents de prédicateur fut nommé provincial de l’ordre, avant de devenir archevêque de Gênes, nommé par le pape Nicolas IV. Sa Légende dorée eut une influence considérable sur l’art du Moyen Age., lequel inspira le peintre vénitien ! Curieux et cultivé, Scarlatti s’est toujours entouré pour la création de ses opéras des meilleurs librettistes et des décorateurs les plus reconnus. Considéré comme un érudit, il est d’ailleurs reçu en 1706 à l’Académie de l’Arcadie, fondée à Rome après la mort de Christine de Suède qui en avait défini les grands principes : créer une nouvelle expression artistique et restaurer le bon goût de la poésie italienne. Parmi les sujets de dissertation de cette académie, l’immense corpus des légendes médiévales tient une place importante. Se fondant sur les grands principes de la foi chrétienne, elles véhiculent quelques valeurs essentielles que ces « classiques » souhaitaient promouvoir en accord avec cette nouvelle esthétique toute « arcadienne ». La Légende de sainte Ursule trouve ici naturellement sa place dans les réflexions du musicien et de ses confrères. Mais, remontons quelques instants le cours de l’histoire…

A son origine, il y a la découverte, dans l’église Sainte-Ursule à Cologne, d’une inscription latine du Vè siècle gravée sur une pierre. Cette inscription parlait du massacre de plusieurs vierges et martyres. Mais le nom de sainte Ursule n’apparaît qu’au IXe siècle et ce n’est qu’au Xè siècle que le nombre des vierges martyres est fixé à 11 000 ; sans doute à cause de la lecture erronée de l’abréviation XIMV = onze martyres vierges devenues onze mille vierges. C’est Jacques de Voragine qui en fixe la version définitive dans la Légende dorée. Celle-ci raconte comment une princesse chrétienne de Bretagne avait accepté d’épouser Erée, fils d’un roi païen d’Angleterre, à la condition qu’il se convertît au christianisme et l’accompagnât en pèlerinage à Rome avec les onze mille vierges. Les pèlerins devaient atteindre Rome où ils furent reçus par le pape Cyriaque sans dommages. Mais, sur le chemin du retour, ils furent massacrés à Cologne par l’armée des Huns qui assiégeait la cité. Refusant d’épouser le fils du roi des Huns, Ursule fut à son tour sacrifiée.

Le culte de sainte Ursule et de ses compagnes a connu un immense succès au Moyen Age, surtout en Allemagne et aux Pays-Bas, dans le nord de la France et à Venise. Et c’est justement à Venise, en 1490, que Vittore Carpaccio commence à peindre un cycle qui comporte huit toiles et un retable consacré à la sainte. Narration picturale à partir de l’œuvre de Voragine, le cycle oscille constamment entre l’évocation profane des fêtes vénitiennes et celle de la brutalité du martyre. Le maître vénitien travailla pendant plus d’une décennie à ce chef-d’œuvre majeur. Mais il faudra encore attendre deux siècles pour que la légende trouve sa traduction musicale sous la plume de Scarlatti.

Spéculation autour d’un chef-d’œuvre

L’œuvre de Scarlatti s’inspire pleinement de la Légende dorée et reprend son « scénario », à partir de l’arrivée de la sainte et de ses compagnes à Cologne, ce qui correspond au septième tableau de Carpaccio, jusqu’à l’arrivée de l’héroïne au ciel et son accueil par les anges- neuvième et dernier volet du Maître. S’il est séduisant de faire coïncider la conception de l’oratorio avec le séjour de Scarlatti à Venise, rien ne permet d’affirmer catégoriquement ce fait. En réalité, on ne dispose d’aucune indication tangible permettant de dater ou situer l’œuvre, de définir sa destination ou l’identité de son éventuel commanditaire. Dans l’abondante correspondance du maître, dans les biographies qui lui furent consacrées ou même encore dans le manuscrit lyonnais, qui n’est certainement pas un autographe, aucun indice ne vient suggérer le début d’une piste. Le même vide s’applique au librettiste. Pour ce travail, Scarlatti s’adressait souvent à des personnages importants : des hauts dignitaires tel le prince Ruspoli ou des prélats tels les cardinaux Ottoboni ou Pamphili. Mais ici aussi, le mystère reste entier. Ces lacunes firent, semble-t-il, douter Ennemond Trillat ; aussi s’adresse-t-il à Edward J. Gent [note]Edward J.-Gent, musicologue anglais, auteur de Alessandro Scarlatti, Londres, 1905., l’un des premiers spécialistes de l’œuvre de Scarlatti, afin d’expertiser le manuscrit lyonnais. Celui-ci, dans un premier temps, pense d’ailleurs qu’il s’agit d’une adaptation d’une œuvre qu’il a lui-même exhumée à Cambridge quelque temps auparavant : Il Martirio de Sant Teodosia. Puis, lors de sa venue à Lyon, il change d’avis, atteste de l’authenticité de l’œuvre et croit même reconnaître la plume du copiste : un certain Joseph. Le manuscrit de Lyon ne porte aucune indication comme nous l’avons dit, si ce n’est le cachet de l’Académie Lugdunum qui indique son appartenance au fonds du Palais des Arts. Mais, outre ce cachet, lequel est commun à la plupart des manuscrits italiens conservés à Lyon, aucune indication ne vient nous renseigner sur sa création lyonnaise. La présence de parties séparées au côté de la partition générale indique pourtant la volonté d’interpréter l’œuvre en public. Mais les très nombreuses fautes non corrigées, dues au travail d’un copiste apparemment peu musicien, nous font penser que ce matériel ne fut pas utilisé et donc que l’œuvre ne fut jamais entendue à Lyon au XVIIIe siècle. Plus étonnant encore, le manuscrit lyonnais semble être un unicum. Pourquoi n’existe-t-il qu’un seul exemplaire de cette œuvre importante, et comment se fait-il qu’il soit conservé à Lyon, ville où le compositeur ne s’est jamais rendu ? A contrario, la majeure partie des oratorios de Scarlatti existe sous la forme de nombreuses copies manuscrites conservées dans diverses bibliothèques européennes. Par conséquent, on peut penser que, pour une raison ou une autre, l’œuvre de Scarlatti ne fut peut-être jamais entendue de son vivant, que cela soit en Italie ou ailleurs, et que par l’entremise d’un voyageur, l’unique manuscrit arriva « par accident » à Lyon. Accident ? Peut-être pas. Le manuscrit de Scarlatti a suivi un chemin bien tracé.

Le goût lyonnais et les goûts réunis

Sainte-Ursule fin du XVIe siècle, gravure au burin par Thomas de Leu (vers 1555 - vers 1612), (BM Lyon, collection des Fontaines, s.c.)

Le premier classement des manuscrits musicaux conservés dans le fonds ancien de la Bibliothèque de Lyon fut dirigé par Léon Vallas à qui l’on doit, entre autres, un livre fort instructif : Un siècle de musique et de théâtre à Lyon [note]Editions Minkoff, réédition de l’édition de Lyon, 1932 (B M Lyon 145451)., et surtout le premier catalogue du fonds ancien publié en 1908. Mais celui-ci accorde assez peu d’intérêt dans ses commentaires aux partitions ultramontaines, pourtant présentes en quantité importante. C’est finalement Ennemond Trillat qui le premier se passionne pour ces trésors italiens et dénombre pour le seul Scarlatti plus de 100 références. Il faudra attendre la fin du XXe siècle et le travail de musicologues contemporains tels que Jérôme Dorival et Corinne Pedrinis, pour pouvoir bénéficier d’un recensement précis des manuscrits et éditions anciennes conservés à Lyon et dans la région. Ce travail nous fait avant tout prendre conscience de l’importance du fonds italien aux côtés des partitions françaises, et de la signification de cette mixité. Cette importance est indubitablement à rapprocher des nombreux échanges commerciaux et culturels entre Lyon et l’Italie, lesquels s’inscrivent dans l’histoire lyonnaise depuis le XVe siècle au moins.

Par ailleurs, il y a une nombreuse et active population italienne installée à Lyon de longue date. De nombreux maestri italiens sont ainsi employés à Lyon : maîtres à danser, instrumentistes, chanteurs ou éditeurs de musique, ils collaborent à cette vie musicale lyonnaise italophile. Soit en s’associant à leurs collègues français, soit en créant leurs propres spectacles, ils contribuent à renforcer le goût des Lyonnais pour la culture italienne. Mais sans remonter aussi loin dans le temps, certains historiens citent l’exemple de « soyeux » mélomanes du XVIIe siècle revenant d’Italie avec des manuscrits musicaux dans leurs malles, achetés sans doute à prix d’or à Rome, Turin ou Florence. On pourrait également parler de l’importance des pères jésuites, installés alors au collège de la Trinité, aujourd’hui lycée Ampère, qui se procurèrent de nombreux manuscrits pour leur propre bibliothèque, auprès de leurs collègues en poste à Rome.

Quoi qu’il en soit, ces échanges favorisèrent l’arrivée des manuscrits transalpins – remplacés progressivement au cours du XVIIIe siècle par des éditions – qui façonnèrent le goût lyonnais. Celui-ci, ne négligeant pas pour autant les auteurs français, est à rapprocher de l’idéal de Couperin et de ses Goûts réunis. Ainsi, en raison de facteurs à l’origine purement géographiques ou économiques, Lyon devient au XVIIe siècle, sur le plan musical, une porte ouverte vers l’Italie et se tourne musicalement plus souvent vers sa voisine que vers Versailles.

Les Académies et leur répertoire

A l’aube du siècle des Lumières, l’émergence de ces « goûts réunis » vient à point nommé nourrir musicalement, d’une part l’essor de l’art lyrique à Lyon (l’Opéra, alors Académie royale de Musique, est inauguré en 1687 avec le Phaéton de Lully), d’autre part la création des Académies de musique, ancêtres de nos actuelles institutions symphoniques et chorales. Créées d’après le modèle du Concert spirituel de Paris, l’Académie des Beaux-Arts, active de 1713 à 1774, et sa rivale l’Académie des Jacobins, inaugurée en 1727, assemblèrent pour les besoins de leur fonctionnement un fonds musical important, constitué à la fois de manuscrits italiens et de partitions commandées à des compositeurs lyonnais ou de passage à Lyon, tel l’illustre Rameau.

Ces sociétés chorales et instrumentales, rassemblant professionnels et amateurs de la cité, partagent leur répertoire entre partitions italiennes et françaises, non sans susciter quelques débats internes. Ces mélomanes, à la fois interprètes et auditeurs, abordent tous les genres musicaux. Néanmoins, abandonnant souvent les ouvrages lyriques aux bons soins de l’Académie royale (Opéra) et les formes intimistes aux cercles et salons musicaux, ils privilégient les grandes formes d’inspiration religieuse. Ainsi, le grand motet à la française ou les oratorios italiens retiennent toute leur attention. Porteuses de valeurs morales élevées, ces grandes formes narratives associent chœurs, symphonies, airs et récitatifs au sein d’une même fresque musicale, fédérant tous les interprètes dans une même célébration musicale et spirituelle. Les descriptions de l’époque, les livres de compte, les articles de presse nous fournissent d’intéressants détails : le nombre des exécutants, l’agencement des programmes musicaux, les réactions du public sont autant d’indications précieuses qui viennent nourrir notre travail de restitution, lequel, bien sûr, tente d’aller au-delà de la seule « remise au propre » du manuscrit. Par ailleurs, la constitution de ce répertoire original par les Académies a permis également de centraliser les manuscrits, évitant ainsi une dispersion certaine. Au-delà des péripéties de l’histoire, ceux-ci, transitant par le Fonds du Concert, arrivèrent finalement au fonds ancien de la Bibliothèque de la ville vers 1910 [note]Le musicologue lyonnais Jérôme Dorival estime que près des trois quarts du fonds ont été perdus, surtout à l’époque de la Révolution., ce qui nous permet presque un siècle plus tard de dresser l’inventaire suivant : Pour la partie française, on peut distinguer d’une part les Lyonnais avec les manuscrits de François Estienne, Paul de Villessavoye, Nicolas Bergiron, Jean-Pierre Christin, Jean-Baptiste Prin (spécialiste de la trompette marine), le chef d’orchestre Grenet, la famille de violonistes Leclair, … d’autre part les « illustres » nationaux tels que Lully, Charpentier, De Lalande, Campra, Desmarets, Lallouette, Bernier, Destouches, Collasse, Montéclair, Couperin, Clérambault, Rameau, Mondonville, Leclair… Parmi ceux-ci, certains ont un attachement particulier pour la ville de Lyon, soit qu’ils y aient résidé, soit qu’ils aient répondu à une commande de la Ville. C’est le cas de Rameau (présent à Lyon de 1713 à 1715 où il occupe le poste d’organiste au couvent des Jacobins) ou de Mondonville et de Campra qui composèrent un ou plusieurs grands motets pour la Cérémonie des Vœux du Roy [note] De 1727 à 1764, avec le concours de l’Académie des Beaux-Arts, le consulat lyonnais finance une grande célébration, la cérémonie dite des Vœux du Roy, en reconnaissance du rétablissement de la santé du roi. A cette occasion, un musicien, différent chaque année, était chargé de la composition et de l’exécution d’un grand motet rassemblant toutes les forces musicales de l’Académie, et au-delà..

Pour la partie italienne, les auteurs du XVIIe siècle abondent : Bassani, Carissimi, Corelli, Foggia, Legrenzi, Luigi, Tartini, Stradella et, bien sûr, Alessandro Scarlatti, ainsi que quelques compositeurs plus tardifs tels que Pergolesi, Vivaldi, Cimarosa… Les œuvres des Ultramontains sont principalement, soit des cantates, soit des oratorios complétés de quelques motets, divertissements et sonates.

Ainsi, Français et Italiens semblent composer l’essentiel du corpus musical de nos aïeux. On peut, bien sûr, s’interroger sur l’absence de compositeurs majeurs du XVIIIe siècle, tels Haendel ou Jean-Sébastien Bach - exception faite d’un motet de Bach conservé dans le fonds Chomarat . Sans doute faut-il en déduire que Lyon ne goûtait ou ne connaissait que très peu ces compositeurs et que les goûts musicaux des Lyonnais se partageaient donc exclusivement entre l’Italie et la France.

Etouffant huis-clos

Cachet de l'Académie de musique de Lyon (BM Lyon, rès. 133903)

Ainsi que nous l’avons dit, l’oratorio est une forme appréciée des mélomanes lyonnais en ce début de XVIIIe siècle. Scarlatti, compositeur sérieux et reconnu, recueille les suffrages de ses contemporains, et ce jusqu’en France. On peut aisément comprendre qu’il ait paru essentiel à nos académiciens lyonnais de posséder quelques œuvres majeures du maestro. Outre le Martyre de Sainte Ursule, ils acquirent un autre oratorio en latin Il David [note]Titre latin : Davidis pugna et victoria (BM Lyon, Rés. FM 133949). Oratorio latin pour 5 solistes, double chœur et orchestre.. La partition de sainte Ursule est de proportion plus réduite que celle de David, car constituée d’une seule partie où l’intrigue, très resserrée, passe assez vite sur les purs épisodes d’action pour se concentrer sur le cœur du livret : le sacrifice de la sainte et son dévouement envers Jésus. Compositeur d’opéra expérimenté, Scarlatti savait fort bien dramatiser ses ouvrages. Outre cet aspect essentiel, il aspirait aussi à une éloquence purement musicale, servie par une composante fortement contrapuntique, méditative et intimiste de son ouvrage. Il faisait avant tout confiance aux pouvoirs de persuasion de ses chanteurs. Le rôle de sainte Ursule, confié à une voix de soprano dramatique, est, à ce titre, central et structurant. Autour de la foi de la sainte, mais aussi de ses hésitations et de ses faiblesses, se construit l’essentiel du drame. Le personnage du tyran, brutal et martial, n’est pas exempt non plus d’ambiguïtés ni de contradictions, ce qui le rend plus humain qu’il ne paraît de prime abord. C’est finalement autour de ce huis-clos étouffant, ce face-à-face fondamental entre l’homme et la femme, la foi et l’athéisme, la douceur et la brutalité, que se construit l’essentiel de la rhétorique de l’œuvre. Il est probable qu’au-delà de la légende moralisatrice de la sainte, Scarlatti était lui-même convaincu de la puissance émotionnelle de cette histoire. Pour l’artiste sensible qu’était Scarlatti, la foi n’est rien sans la poésie qui lui sert de vecteur. Le choix de la langue italienne, et non du latin, l’absence de chœurs (excepté le chœur initial des vierges) ou de trop longues ritournelles, synonymes d’un décorum superfétatoire, lui permettent de se consacrer exclusivement à l’échange poétique.

Amour et haine sont ainsi les deux piliers psychologiques et expressifs de ce drame, somme toute assez moderne, sous la plume de Scarlatti. Jésus (voix d’alto = voix des anges), davantage abstraction que véritable personnage, vient guider la sainte dans son calvaire et étonne par ses accents guerriers lors de ses deux premiers airs. Il faut dire que Scarlatti se plaît à brouiller les cartes : un Jésus en principe pacifiste appelle au combat, voire au meurtre, Giulio Tirano - Attila dans la légende - se fait hésitant, voire presque féminin, au moment d’accomplir l’acte ultime et la très sainte et catholique vierge supplie son bourreau de la transpercer dans des termes non exempts d’ambiguïté. L’orchestre, discret et attentionné, souligne et accompagne l’action. La seule exception à ce rôle, volontairement en demi-teinte, est l’unique utilisation d’une trompette guerrière sur l’air viril et triomphant de Giulio lequel, au cours du face-à-face avec Ursule, se verra dépouillé petit à petit de son soutien instrumental. A la fin de l’œuvre, dans une forme musicale très épurée, Jésus accueille la Sainte au ciel, enfin débarrassée de son enveloppe charnelle.

Le Martyr de Sainte-Ursule, pochette de CD

Cette finesse du drame, cet équilibre dans le rythme épique, ces ambiguïtés qui donnent une épaisseur aux personnages sont autant d’éléments qui nous guident dans nos choix d’interprétation. Et puisque, dans ce répertoire, l’espace de liberté dans ces choix est immense, la restitution musicologique devient porteuse d’une véritable reconstitution vivante. C’est notamment dans l’orchestration du continuo et la maîtrise du débit des récitatifs et des « scènes », que l’on touche à l’essentiel. Tensions et oppositions musicales et dramatiques impliquent, selon la sensibilité de l’interprète, les associations instrumentales les plus diverses. Les récitatifs et les airs accompagnés du seul continuo sont les moments délicats où se construisent ces choix cruciaux. Espaces de liberté et de création aménagés délibérément par le compositeur, ils permettent de souligner les traits de caractère de chaque personnage tout en captivant l’auditeur par un subtil équilibre d’accélérations rythmiques et de moments suspendus. Là où Ennemond Trillat et ses contemporains voyaient une faiblesse, voire une incurie, l’interprète et l’auditeur du XXIe siècle voient une formidable occasion de donner une épaisseur au drame et à ses protagonistes. Tandis qu’un continuo complet, grondeur et sonore, viendra soutenir les colères de Giulio Tirano, un théorbe solitaire, fragile et diaphane, soulignera ses doutes au moment fatal.

De même, l’orgue et le violoncelle viendront accompagner docilement le chant consolateur de Jésus, tandis qu’un clavecin lumineux accompagné de la viole de gambe, soulignera le chant des âmes exaltées de sainte Ursule et de sa suivante. Les réalisations des instruments polyphoniques (orgue, clavecin, théorbe), c'est-à-dire le subtil remplissage des harmonies s’insérant entre la basse et le chant, joueront à l’extrême des diverses possibilités de densités et de choix d’harmonies plus ou moins expressives. Enfin, l’Aria da capo, porté à son apogée par Scarlatti, offrira aux interprètes un ultime espace de liberté où la science de l’ornementation de chacun trouvera sa libre expression et sa juste mesure.

Entre rhétorique et expressivité, entre équilibre formel et extrême liberté, toute la science et le génie de Scarlatti trouvent dans ce Sainte Ursule le cadre idéal pour s’exprimer dans les plus parfaites proportions. L’œuvre de « l’Orphée italien », ainsi résumée et condensée, est également, près de deux siècles après l’œuvre de Carpaccio, l’une des plus belles peintures de la Légende dorée, à la fois éthérée et charnelle, douloureuse et solaire.