Ecrire, photographier

Georges Baguet évoque son parcours devant la feuille blanche et derrière l'objectif

Harlem, New York, Etats-Unis, 1973, Georges Baguet (BM Lyon, Fonds Georges Baguet, P0681 08968) Un ou deux blocs de papier, un magnétophone, mon Rolleycord. C'était bien lourd, mais je portais allègrement ce matériel, indispensable au jeune journaliste qui voulait écrire, enregistrer, photographier. Les techniques évoluèrent, le magnétophone s'allégea, se miniaturisa. Quoi qu'il en fût du poids, je n'imaginais pas séparer écriture, parole enregistrée, photographie. Je fus journaliste pigiste, c'est-à-dire indépendant, travaillant en même temps pour plusieurs journaux et revues, durant quelques décennies. Je voulais aller « là-bas » ; l'étranger, l'autre, le différent m'attiraient. Pour le rencontrer, j'allais, équipé de tout mon matériel, aux Etats-Unis, en Irlande, dans les pays du Proche-Orient, en Afrique. A mes débuts dans les années 1950, l'ailleurs était de l'autre côté de l'Atlantique. Je voulais connaître les Etats-Unis qui venaient de libérer l'Europe. L'autre côté de l'océan était alors très loin, à dix-sept heures de vol de Paris avec une escale à Terre-Neuve pour faire le plein de carburant, plus loin encore par le niveau de vie. En France, les stigmates de la guerre, n'étaient pas effacés ; là-bas, je plongeai d'un coup dans la société d'abondance que je ne connaissais pas. J'en ignorais jusqu'au nom. Les Etats-Unis furent bien le différent, l'étranger. Je me passionnai pour le pays, me familiarisai avec lui. Et je découvris là, chez lui, un autre différent, un autre ailleurs : le Noir américain, Harlem à New York, South Side à Chicago, Deep South, le Sud profond. Partout le Noir exclu vivait en marge de la grande Amérique. Je notai, j'enregistrai, je photographiai. Je pénétrai l'Amérique noire, connus certains de ses héros : l'écrivain James Baldwin dont le premier livre Nobody knows my name a retenti comme un cri dans tout le pays ; je connus Rosa Parks, la femme noire qui, dans un autobus à Montgomery en Alabama, refusa de céder sa place à un Blanc comme la loi l'y obligeait. Que risquiez-vous ? – D'être lapidée. Je connus Angela Davis, j'allai la voir dans sa prison ; professeure de philosophie, communiste, amie des Black Panthers, elle était accusée de complicité d'assassinat. Elle fut acquittée après un long procès qui passionna l'Amérique et connut un grand retentissement en Europe.

Derry, Irlande du Nord, 1972, Georges Baguet (BM Lyon, Fonds Georges Baguet, P0681 08976) En Irlande du Nord, la situation des Irlandais catholiques face aux protestants britanniques ne différait guère de celle des Noirs américains. Eux aussi vivaient marginalisés et tenus pour rien. Pour n'être qu'à deux heures d'avion de chez nous, l'Irlande du Nord était bien un autre monde ; j'ai essayé de le comprendre ; je l'ai photographié. En Iran, la révolution de Khomeiny jetait le religieux dans le champ politique : j'ai découvert un autre ailleurs important. J'étais dans l'avion qui ramena l'ayatollah Khomeiny à Téhéran, j'entends encore les cris Allah est le plus grand , lancés par des millions de manifestants. Au Liban, où je me rendis souvent durant la guerre civile, les frontières étaient nombreuses qui divisaient cet attachant petit pays en zones chiites, maronites, kurdes, toutes fermées sur elles-mêmes. Je connus l'Afrique, Maghreb et Afrique noire. Dans ces pays du Tiers-monde, je recherchais toujours, comme dans une quête sans fin, l'autre, l'étranger. Je voyais sa pauvreté, j'étais sensible à sa beauté. J'écrivais, j'enregistrais, je photographiais.

De la photographie comme aide-mémoire

Beyrouth, Liban, 1972 Georges Baguet (BM Lyon, Fonds Georges Baguet, P0681 08952) Je prenais plaisir, au retour d'un reportage, à porter mes pellicules à développer et j'avais hâte de retrouver ce que j'avais vécu, en feuilletant les images. De retour chez moi, je regardais ces photographies, elles me rappelaient le contexte dans lequel je les avais prises, elles précisaient mon souvenir. Ainsi furent-elles en quelque sorte des aide-mémoire. J'aimais ces photos, souvent de belles images. Je les vendais en général assez bien, facilement. Pour un pigiste, c'était essentiel.

Je fis d'abord exclusivement du noir et blanc, format 6x6, pendant plusieurs années, puis je passai au petit format, enfin vint la couleur. J'en fis beaucoup, il le fallait, magazines et journaux les achetaient bien plus cher que les noir et blanc ! Personnellement j'ai toujours préféré les noir et blanc aux autres. Elles donnent le dessin et la lumière, à mon avis l'essentiel de la photographie. J'ai donc toujours photographié. Longtemps cependant je ne me suis pas perçu photographe. Je voulais écrire. J'écrivais : reportages, commentaires, chroniques. J'ai publié plusieurs livres. L'écriture était première, l'image ne pouvait venir qu'au second plan. Je faisais aussi de la radio, notamment pour Radio-Canada, en tant que correspondant à Paris. Puis je compris qu'entre texte et image, il n'y avait ni incompatibilité, ni concurrence, l'un et l'autre pouvait se compléter et marcher de pair.

Mosquée Ibn Tulun, Le Caire, Egypte, 1988 Georges Baguet (BM Lyon, Fonds Georges Baguet, P0681 08950) Au fil des ans, les photos, chez moi, s'accumulaient, les grandes boîtes jaunes s'empilaient ; la perception que j'avais de mes photos changeait, leur fonction d'aide-mémoire s'effaçait, je les trouvais belles, je les aimais pour elles-mêmes. Elles formaient un ensemble, il y avait entre elles comme un air de famille, une façon de voir qui m'était personnelle. Qu'allais-je en faire, alors que je vieillissais ? Qu'allaient devenir ces photos ? Comment les conserver, les transmettre ? Les donner me paraissait le mieux, cependant j'hésitais. Un séjour en Inde me décida. A Madras, dans le Tamil Nadu, j'appris d'un jésuite connu là-bas, le Père Ceyrac, cette sentence sublime : Tout ce qui n'est pas donné est perdu . En Inde, pays de spiritualité.

Le regard de l'autre

J'ai donné mes photos, toutes mes photos, tout mon travail photographique. Je connaissais la Bibliothèque municipale de Lyon, je l'avais fréquentée, je la savais l'une des plus grandes bibliothèques municipales d'Europe. Ici, mes photos allaient en rejoindre d'autres, dont certaines prestigieuses, elles allaient être rangées dans des collections, et par là entrer dans la durée. C'était une chance, pour moi, pour les photos.

Alabama, Etats-Unis, 1976 Georges Baguet (BM Lyon, Fonds Georges Baguet, P0681 08967) Elles étaient chez moi rangées dans des boîtes, un peu comme des souvenirs. Ôtées de leurs boîtes, identifiées, cataloguées à la Bibliothèque, elles changent de statut. Six mille photos, noir et blanc et couleur, deviennent une collection dont l'exposition manifeste l'aboutissement. Il avait fallu pour cela le regard de l'autre. Ce premier regard fut celui de Sylvie Aznavourian, responsable des collections photographiques de la Bibliothèque. Données à voir, ces photos furent métamorphosées. Venant de lieux différents, décalées dans le temps, elles furent rassemblées, quatre mois durant, dans le même présent ; les unes à côté des autres, elles s'épaulaient, dialoguaient, faisant apparaître l'unité du travail. Mes photos ne furent jamais volées, et rarement prises par surprise. Le plus souvent, elles témoignent de rencontres qui duraient le temps d'un regard échangé entre le photographe et le sujet photographié. Cet échange suscitait la confiance, d'où, je crois, l'intensité de certaines photos et l'impression de présence qui s'en dégage. Debout devant la photographie à la place du photographe, les visiteurs de l'exposition se voient, à leur tour, regardés, renouvelant en quelque sorte la rencontre initiale. Nombre d'entre eux en furent saisis. Je m'arrêtais, je laissais voir que j'allais photographier. Alors, devant l'objectif, les gens se sentaient en confiance, ils se donnaient à voir tels qu'ils voulaient être vus : déterminés, optimistes, rieurs, ou, au contraire, affichant force et colère. En un mot, la vie jaillissait, elle l'emportait et frappait le cliché. Ainsi, le rire de la Palestinienne dans la misère du camp de Chatila, ainsi, la colère de la jeune Irlandaise dans son ghetto républicain de Belfast, ainsi, cette Africaine du Burkina Faso qui s'avance dans la brousse d'une démarche de danseuse.

Une respectabilité conquise sur la fuite du temps

Harlem, New York, Etats-Unis s.d., Georges Baguet (BM Lyon, Fonds Georges Baguet, P0681 09062) J'avais recherché l'étranger, l'autre, le différent. Je voyais la beauté des Tiers-mondes, des gens de l'ailleurs. Tiers-monde même à Belleville, quartier populaire de Paris, où l'ouvrier musulman fait sa prière. Dans les pays où je me rendis comme journaliste et reporter, l'histoire se faisait, elle m'intéressait ; j'ai voulu la comprendre, j'ai cherché parfois à m'y mêler.

Cette histoire en train de se faire, je l'ai photographiée, je lui ai donné des visages, ceux des hommes, des femmes, des enfants qui la vivaient, la subissaient. La violence s'y devine plus qu'elle ne s'y voit : la détresse d'un adolescent debout sur les ruines de sa maison dans un village du Sud Liban ; deux enfants jouant devant des maisons en flammes en Irlande du Nord ; la colère d'Algériens dans un camp pendant la guerre d'Algérie. Certaines photos montrent les attentes des gens du Tiers-monde, en cette seconde moitié du XXe siècle qui fut le temps des indépendances, elles suggèrent aussi les vides et les manques chez ceux qui avaient espéré. Ici le désir d'apprendre apparaît dans des séries de photos d'un pays à l'autre : écolière sénégalaise portant ses cahiers sur la tête, enfant palestinien faisant ses devoirs le soir dans un dernier rayon de soleil faute d'électricité pour cause de guerre civile, là, à Harlem, alors à l'écart de New York, deux adolescents assis sur un escalier ignorent le photographe, se concentrent sur leur lecture. D'autres fois, au contraire, la photo arrête le mouvement qu'elle saisit au vol, ainsi la danse dans la rue de jeunes filles d'un ghetto de Detroit. Mes photos sont narratives, avant d'être esthétiques ; elles parlent, racontent l'histoire, qui participe de l'Histoire en marche.

Je n'ai pas cherché à faire de belles photos ou des photos artistiques, j'avais besoin de l'Histoire pour être photographe. Les personnes que j'ai photographiées, le temps n'a pas marqué leur visage. Que sont devenus les plus jeunes, que sont devenus les amoureux qui, à Harlem, m'avaient touché et dont toujours j'ai aimé la photo ? Toutes ces vieilles images, marquées par le XXe siècle, acquièrent une respectabilité conquise sur la fuite du temps. J'ai donné mes photos, j'avais aussi, peu de temps auparavant, rassemblé les meilleurs de mes articles dans un livre : De Harlem à Téhéran, cinquante années de journalisme. Entre 1953 et 2004, écriture et image, pendant ce long temps, ont cheminé côte à côte, l'une avec l'autre. Le livre a été publié chez L'Harmattan, les photos sont à Lyon, j'en suis heureux, je suis riche de ce que je ne possède plus.