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600                      LA REVUE LYONNAISE
croire qu'il était un homme égrégore vivant debout dans la nuit, et pendant le
jour restant couché dans une tombe 1 ...
    « Si quelqu'un l'interpellait d'une façon directe pour solliciter de lui un ren-
seignement ou pour lui demander son avis sur un point quelconque, il répondait
alors par un mot profond à la Talleyrand, ou par quelque aperçu dont l'audace
elliptique eût étonné le Louis Lambert de Balzac et Balzac lui-même. Evidem-
ment, il savait tout, comme les dieux, et connaissait toutes les coulisses de la vie
et de l'histoire ; aussi ne disait-il rien 2. »
    Il est gigantesque, ce marmiton. La bouche close, du génie dans le regard, il
a un pied dans sa cuisine et l'autre dans l'au delà. C'est la fièvre du surhumain
qui secoue M. de Banville, le démon du lyrisme qui le torture. En cet état, un
œuf vous semble une montagne, le moindre souffle roule avec des fracas de ton-
nerre. On a en soi comme un écho grandissant, un rinforzendo, qui fait éclater
les couleurs et enfle les sons, démesurément. Gela vous prend d'abord par des
frissons, les yeux se voilent, on se sent enlevé doucement vers un ciel haut,
haut... un air caressant vous effleure, puis vous pénètre; d'immenses clartés
embrasent les sphères, heurtent leurs rayons et s'éparpillent en paillettes. Alors
sonnent des fanfares ; alors s'égrènent avec un bruit joyeux mille chapelets de
rubis; alors bruissent et cascadent dans une rougeoyante lumière, des diamants
lourds, alors vous bercent des rimes sonores cadençant votre rêve comme des
 cloches d'argent lentement agitées ; alors on se grise de cette musique ; alors on
 s'aveugle du flamboiement de ce paradis et on laisse sa tête se perdre dans le
 chaos trépidant de ces tonalités aiguës.
    Mais, dans la petite prose terne, que faire de ce grandissement des choses ?
 L'histoire littéraire ne relève pas des romans de chevalerie. Nos hommes de
 lettres d'aujourd'hui ne sont plus des Gringoire chevelus et visionnaires. En sup-
 posant qu'on puisse trouver encore des Sancho, il faudrait renoncer aux Don
 Quichotte. Il n'y a que des collectionneurs monomanes pour redorer des dagues
 ou rafistoler des feutres à plumes. Coquets damoiseaux et gentes demoiselles
 se sont retirés à l'Opéra-Comique. Fortuny est mort et M. Barbey d'Aurevilly
 est sur le déclin. Que sert de se pendre à toutes les cloches, de sonner de toutes
 les trompettes, de brosser autant de décors, d'allumer autant de lustres, de pré-
 parer autant d'apothéoses et de feux de Bengale : l'illustre contemporain qui eut
 de l'esprit certains jours ou fit de jolis vers certains soirs était au demeurant
 électeur et père de famille. Trop de pompes et trop de fleurs. Fausses barbes
 et faux discours. Ces célèbres amis de M. de Banville ont des gestes raidis
 comme si on leur avait trop tiré les bras, la taille engoncée, comme si les ajou-
 tures de leur habit avaient été mal faites. Il y en a qui rentrent leur ventre,
 cachent leurs ongles carrés, ou se haussent sur leurs pieds plats. Jules Janin est
 en muletier espagnol, Méry en roi de Siam et Théophile Gautier en Père éternel.
 Le costumier n'est pas maladroit, mais ces messieurs ne font pas bien dans le
 travesti.
  Tout à côté de ces féeriques imaginations, il y a cependant des pages d'une
réalité bien vécue. Que de dôles d'hommes on rencontre au travers de ces souvenirs
auxquels il n'a manqué pour être applaudis qu'un « coup de pistolet » ou un

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