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BIBLIOGRAPHIE 599 étoile fortunée? Dans quel féerique pays d'Orient? On crève ses poches pour semer son or plus à l'aise, on fait ramper le bourgeois d'un clignement d'yeux, on empoisonne ses créanciers délicatement, avec une pincée de poudre malfaisante jetée dans leur potage, on possède une jolie voix, voix de romance et de l'ex- pression dans la figure, on joue la comédie de salon si infiniment bien qu'on fait rire tout Paris avec un faux nez et qu'on ébranle le gouvernement avec une gri- mace. Aujourd'hui, un peu paresseux, on fait des madrigaux, si doux, si berceurs, si mignards, que toute grande dame pour y prêter de trop près l'oreille, y accroche un brin de sa vertu. Demain, très fiévreux, on fait des vers, des vrais, des lyriques, qui vous remuent, vous empoignent, vous font dégringoler d'un saut dans les abîmes et vous remontent d'un bond vers les étoiles. Le soir, c'est la comédie, puis le jeu et le cabaret. A la comédie, un peu boudeur, le sourire aigre-doux de ces gens que l'on dérange pour une niaiserie ; au jeu, fanfaron comme un Espagnol ; au cabaret, badin, preste à boire et vif à causer, ayant toutes les bizarreries d'un artiste et toutes les arrogances d'un grand sei- gneur, toujours en verve, toujours allumé, tout à tous, le premier à se mettre à table et le dernier à la quitter. Noctambule incorrigible, cherchant un conte mystérieux dans les coins noirs, une ballade dans un reflet de lune et un poème étrange dans la fantasmagorie des ombres dansantes. Aimable et dandy en toute occasion, on a des amis tout près des trône3 et des amourettes dans toutes les cours. On brouille le matin deux nations avec un mot méchant, en aventures, pour les réconcilier le soir avec un mot pour rire. On a de l'esprit à dérider en Allemagne une Société d'archéologie, on parle amour dans toutes les langues, on est aimé tantôt de Juliettes douces comme des aubes, tantôt de Manons tour- mentées comme des orages, on chevauche la vie à franc étrier, la gloire en croupe, sautant d'aventures, rêve sans cesse bercé par le même rêve lumineux d'un carnaval vénitien, d'une mascarade désopilante, menée par des Folies roses, et des Pierrots enfarinés, sarabandant sur des fleurs, tournoyant, cabriolant dans une gymnastique impossible où l'on se retrouve toujours sur ses pieds, la fièvre aux yeux et le rire aux lèvres Romantisme ! voilà de tes coups ! Nous avions demandé à M. de Banville de petits tableaux simples comme des tableaux hollandais, avec une porte ouverte, de la belle vaisselle luisante au dressoir, un grand fauteuil qui emplit l'indolence d'un bonhomme se reposant, le soir, de son génie de la journée dans le laisser- aller de la chambre familiale; un Miéris, quoi! tout naïf, et vous nous donnez des Tintoret à grand spectacle. Cela nous suffisait à nous, qui sommes revenus de bien des choses et qui nous laissons choir comme des lourdeauds sur la corde raide des funambules romantiques. A superbes sujets, superbes écrivains. Pour raconter Condé, il fallait un Bossuet. C'est entendu. La magnificence de l'époque l'exigeait. Aujourd'hui qu'on a roulé tous ces amples décors des anciens siècles, on ne parle plus comme ces anciens hommes. Avec une ruine on fait maintenant l'histoire d'un peuple et avec un autographe l'histoire d'une âme. A nos contem- poiains fureteurs, amateurs de chiffons et de riens, analystes et myopes, raison- neurs et subtils, oublieux des Paladins et réfractaires à l'enthousiasme, l'histoire la plus aimable est la plus vécue. Pour les allécher et les séduire, il vaut mieux plus voir et moins imaginer. Une bonne paire de besicles, voilà tout le secret. « A voir l'extraordinaire, l'épouvantable blancheur de Joissans, on aurait pu JUIN 1883. — T. V. 39