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102                  LA REVUE LYONNAISE
existence, quand j'y pense ! Certes, mon histoire ressemblait à
tant d'autres, et tous les jours Paris voit débarquer plus d'un
pauvre diable comme j'étais, n'ayant que quelques rimes pour toute
fortune. Mais je ne crois pas — et c'est pour cela que j'insiste sur
ces détails — que beaucoup aient rencontré tant de solitude et de
misère.
    A part mon frère, je ne connaissais personne. Myope et mala-
droit, d'une timidité farouche, j'allais, aussitôt sorti de ma cham-
bre, autour de l'Odéon, sous les galeries, heureux à la fois et ef-
frayé d'y coudoyer des hommes de lettres. Il y en avait toujours
quelqu'un autour delà boutique de Mme Gaut ; Mrae Gaut permet-
 tait, pourvu qu'on ne les coupât point, de feuilleter les livres nou-
veaux à son étalage. C'était alors une vieille femme à l'œil très
 noir, demeurée jeune, vive et bonne, mais de parole sobre. Je la
 vois encore causant avec Barbey d'Aurevilly. Mme Gaut tricotait,
l'auteur de la Vieille Maîtresse, cambré à la mérovingienne et
 rejetant, pour qu'on n'ignorât point les somptueux dessous, sa li-
 mousine de roulier doublée de magnifique velours pourpre, se
 penchait sur sa chaise et lui débitait à très haute voix, comme à
 une marquise du temps jadis, les plus conquérantes galanteries.
    Jules Vallès passait là presque tous les jours sur les quatre heu-
 res, au sortir du cabinet de lecture de la mère Morel où, dès le
 matin, il paperassait, écrivait. Amer et rieur, éloquent, d'une am-
 bition frénétique, toujours en habit, mais râpé, celui-là me terrifiait
 avec ses yeux luisants dans une face noire d'Auvergnat, et sa voix
 cuivrée, stridente, sortait avec de particulières sonorités de l'espèce
 de masque tragique que lui faisait une barbe rude et drue. Il ve-
 nait de publier L'Argent, sorte de pamphlet boursicotier dédié à
 M. de Rothschild, et portanten écussou une pièce de cent sous sur
 la couverture. Vallès alors se croyait financier, rêvait le million.
 En attendant Rothschild, il s'était fait l'inséparable du vieux
 Gustave Planche. L'aristarque de la Revue des Deux Mondes étai
 alors un homme sordide et lourd, sorte de boursouflé Philoctète
 tramant péniblement son pied blessé. J'osai un jour, soufflant sur
 la vitre et l'essuyant de la manche pour y voir clair, les contem-
 pler tous deux dans un café delà rueTaranne, non loin delà mai-
  son, maintenant démolie, où quarante ans vécut Diderot. Ils étaient