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                    UNE PAGE DE MÉMOIRES                          103
 assis face à face ; Vallès s'enflammait, gesticulait; Planche épui-
 sait, petit verre par petit verre, un flacon d'eau-de-vie.
    Et Cressot quej'oubliais ! Cressot, le doux grotesque que Vallès,
 plus tard, immortalisera dans son livre des Réfractaires ; Cressot
 que je vis si longtemps promener dans le quartier, en rasant les
 murs, sa face candide et souffrante et son long squelette de Grin-
 goire drapé dans une invraisemblable pèlerine. Mais il avait pu-
 blié Antonia, un poème; je respectais, j'admirais Cressot. De quoi
 vivait-il? on l'ignore. Un jour, un ami de province lui légua une
 petite rente. Ce jour-là, Cressot mangea et mourut.
    Ces rencontres de gens connus, un mot échangé par hasard, me
 montaient, me mettaientle feu au ventre. Moi aussi jeserai célèbre!
 De quelle ardeur alors j'escaladais mes cinq étages, surtout quand
j'avais ma bougie, ma bougie qui me ferait toute la nuit ! Comme
je la serrais précieusement dans son enveloppe jaune! Et c'étaient
des vers, des sujets de drame, des titres ronflants alignés au
milieu d'une page blanche. L'avenir s'ouvrait, je me sentais plein
d'audace. Alors j'oubliais ma misère, comme il m'arriva certaine
nuit de Noël passée à empiler des rimes tandis que les étudiants
d'en bas faisaient un infernal réveillon, et que la voix de Gambetta
remplissant l'escalier, se cognant aux angles du corridor, venait
rebondir sur mes vitres.
   Dans la rue, par exemple, ma timidité me reprenait.
   L'Odéon surtout me faisait peur et m'apparaissait aussi impo -
sant, aussi froid après une année que le jour de mon arrivée à
Paris ; l'Odéon, la Mecque de mes désirs, le but de mes ambitions
les plus secrètes. Que de stations craintives et dissimulées devant
la petite porte des artistes ! Je voyais entrer par là l'acteur
Tisserant, alors en pleine gloire, roulant des épaules sous son
carrick, l'air brutal et bon enfant, à la Frederick Lemaître. Der-
rière lui, bras dessus, bras dessous avec Flaubert, et lui ressem-
blant comme un frère, Louis Bouilhet, l'auteur de Madame de
Montarcy et le seul poète qui, depuis Victor Hugo, ait su faire
sonner sur la scène le grand alexandrin romantique. Souvent avec
eux, le comte d'Osmoy, aujourd'hui député ; ils travaillaient alors
ensemble tous les trois à une grande féerie en habit noir qui n'a
jamais été jouée. Puis venaient quatre ou cinq grands gars avec