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    Cependant plus Virgile s'enfonce dans les ténèbres des temps,
 plus il remonte à la source môme des peuples, plus aussi
 il doit perdre nécessairement la trace des hommes qu'il veut
 introduire dans son poème. Que peut-il surnager de ces
 races, dont les malheureux restes furent encore accablés par
 le dédain des vainqueurs? Quels héros citer parmi ces Pélas-
 ges que les nations conquérantes nous ont offerts partout com-
 me tombant sous l'extermination et sous l'esclavage ? Quel
 cortège pouvait-on composer à Enée avec tous ces proscrits
 dont les noms mômes avaient péri? Virgile, forcé d'in-
 venter ses héros, ne put leur prêter la vie que ceux de l'Iliade
 tirèrent de la réalité môme; quand il chanta leurs combats,
ne croyant pas à leur existence, il fit de merveilleux efforts
pour éblouir les yeux par les traits de leur bravoure; mais il
oublia de les marquer eux-mêmes de ce cachet intime et per-
sonnel que le génie ne peut emprunter qu'à la nature. Il sentit
si bien son impuissance à faire toucher leur individualité ,
qu'il ne leur trouva pas de plus grand mérite que de pou-
voir faire honneur de leur nom à quelque noble famille ro-
maine. En montrant dans Mnestheus l'origine des Memmius,
dans Sergeste celle des Sergius, dans Cloanthe celle des
Cluentes, il intéressa, sans doute, le présent de Rome à la fic-
tion de son lointain récit. Mais peut-on comparer les com-
bats de ces ombres de héros, aux luttes puissantes d'Ajax, de
Patrocle, de Diomède, ces types merveilleux de toutes les
sortes de courage?
   Il faut donc le reconnaître, les six derniers livres de
l'Enéide, destitués de cette force qu'un sentiment énergique
de l'individualité peut seul donner aux aventures de la guerre,
sont foncièrement inférieurs à l'Iliade dont ils offrent l'imita-
tion. Virgile ne pouvait cependant pas en dresser le plan au-
trement, et il en a corrigé de son mieux la faiblesse inévita-
ble. II savait que, pour faire un poème qui devint vraiment