Promenoir Manomètre
Deux revues lyonnaises de l'entre-deux-guerres rejoignent les collections de la Bibliothèque
Après l'acquisition récente de la revue L'Arbalète, la Bibliothèque vient d'enrichir à nouveau ses collections de deux autres revues lyonnaises, Promenoir et Manomètre, acquises par préemption lors de la vente de la collection Gildas Fardel le 2 décembre 1999. Toutes deux datent du début de l'Entre-deux-guerres, une période fertile en revues à Lyon et dans la région.
Promenoir a précédé Manomètre de quelques mois : ses six numéros, d'une dizaine de pages chacun, parurent entre février 1921 et juin 1922. Aucune déclaration d'intention dans le premier numéro mais un ton, fait de moder¬nisme, d'internationalisme et d'un "dadaïsme sage". Les cou¬vertures, au papier fragile et coloré, mentionnent les noms des contributeurs numéro par numéro. Les quatrièmes de couverture indiquent le tirage (entre 100 et 150 exemplaires selon le numéro), l'adresse de la rédaction, les noms des directeurs : Pierre Deval (peintre), Jean Epstein (artiste, écrivain et cinéaste installé à Lyon au début des années 20), Jean Lacroix (écrivain), et celui de son gérant, Marius Audin, qui, à l'imprimerie des Deux Collines, réalisait les numéros. La typographie et la mise en page sont donc simples mais de belle qualité. Jean Epstein semble avoir été la personnalité la plus active, en contacts et en initiatives. Les six numéros comprennent tous des chroniques littéraires, des poèmes, des textes théoriques sur l'art, l'architecture, le cinéma, des traductions de poèmes (Ivan Goll, Serge Essenine, Khlebnikov), des illustrations (Fernand Léger, Pierre Deval, Émile Didier, Marcel Gimond, Amédée Ozenfant, etc.). Le numéro 5 fait un peu exception avec une seconde partie servant de catalogue à la première Exposition de Promenoir, à Lyon, du 27 novembre au 11 décembre 1921, rue Confort. Sous les étiquettes cubisme, purisme et expressionnisme sont annoncés Albert Gleizes, Charles Édouard Jeanneret, Oscar Kokoschka, Fernand Léger, Amédée Ozenfant, Lasar Segall. Auxquels se joignirent "en annexe" des collaborateurs de la revue. Avec la bénédiction, c'est le mot, d'Henri Focillon alors conservateur des musées de Lyon. Cette alliance d'une revue et d'une exposition fait penser à Der Sturm, qui, à Berlin, menait aussi de front ces deux activités.
Page intérieure de la revue PromenoivrSi Promenoir propose indiscutablement de grandes signatures de poètes (Blaise Cendrars, Philippe Soupault, Jean Cocteau, Pierre de Massot, Guillaume Apollinaire), elle a su aussi réunir des textes importants sur l'art (Fernand Léger, "La couleur dans la ville" ; Amédée Ozenfant et Charles Édouard Jeanneret, "Esthétique et purisme" ; Jean Epstein, "Grossissement" ; Richard Cantinelli, conservateur de la Bibliothèque municipale à l'époque, "Chronique du laid"). Auguste Lumière, Pierre Combet¬Descombes, Edmond Locard ont également contribué à Promenoir. Le numéro 6 met fin abruptement et énigmatiquement à cette éphémère revue, ne pas ajouter aux charges des familles [...] celle d'un réabonnement.
Tout comme Promenoir, Manomètre voulait trou¬ver sa place dans le milieu artistique contemporain et international, et portait énormément d'attention à son aspect esthétique.
Manomètre aura eu en tout 9 numéros ; 2 par an de 1922 à 1925, le dernier étant sorti en janvier 1928. Ces cahiers carrés à la couverture en papier cartonné ivoire où les neuf lettres de Manomètre, noires et monumentales, occupent toute la surface, font 16 pages, sauf le n°4 qui en fait 28. La deuxième de couverture du r numéro s'engage à : [note]Enregistre [ r] des idées. Indique [ r] la pression sur tous les Méridiens (un manomètre qui, bien sûr, indique la pression des esprits), au n°2, cet engagement promet d'être polyglotte et supranational et, à partir du n°5, de Mélange[r] les langues.
Couverture de la revue ManomètreLe Dr Émile Malespine, le fondateur de Manomètre, était un esprit éclairé ; sa signature revient souvent au fil des numéros de la revue, dans des textes où il défiait la langue des puristes, malmenait l'orthographe et la grammaire, s'adonnait au "babélisme". Il prit appui sur un réseau international de petites revues dadaïstes, futuristes et constructivistes, avec une attention toute particulière pour Zenit (yougoslave) et pour Der Sturm ; malgré ces affinités, selon Marnix Bonnike [note]Marnix Bonnike, Malespine et Manomètre et l'avant-garde, mémoire de maîtrise soutenu à l'Institut d'Histoire de l'Art, université Lumière-Lyon 2, 1998. Manomètre, faute de théorisation approfondie (elle ne publia que deux textes dans la mouvance des avant-gardes, "Bildarchitektur" de Lajos Kassak, n°3, et "Les arts et la beauté de notre ambiance tangible" de Piet Mondrian, n°6), occupe une place particulière et s'apparente davantage à une revue de littérature. Selon Marnix Bonnike encore, c'est la qualité de ses collaborateurs qui donne à Manomètre toute son importance ; Malespine dans le r numéro invitait "tout le monde" à collaborer à sa revue, mais ce "tout le monde" n'était pas n'importe qui. Il l'adressa à Tristan Tzara, Philippe Soupault, Hans Arp et Marinetti qui réagirent favorablement. On retrouve les noms des trois premiers dès le 2ème numéro en compagnie de Guillermo de Torre, poète espagnol, et de Jorge Luis Borges. Au 4ème numéro apparaissent Pierre de Massot et Marcel Arland, Michel Seuphor et Benjamin Péret au 5ème, Georges Navel au 8ème.
Le 4ème numéro se singularise par une "étude pour la construction des villes" de l'architecte Tony Garnier ; le 6ème par une déclaration de Malespine en faveur du Théâtre homotétique (auquel il a ôté son h) et un extrait d'une de ses pièces influencée par le dadaïsme ; le 7ème par son "Manifeste du suridéalisme" dans lequel il s'oppose au surréalisme, et par une présentation des maisons-jardins de Louis Thomas, un élève de Tony Garnier. Enfin Malespine, dans le 9ème numéro, expose ce qu'est le théâtre expérimental (il avait fondé en 1925 avec Marcel Michaud le Théâtre-ciné-club du Donjon) et revient sur le suridéalisme. Émile Didier, Jacques Laplace, Louis Thomas (trois mem¬bres du groupe lyonnais des Ziniars) ont donné des bois gravés et des dessins à Manomètre, mais on trouve aussi des contributions étran¬gères, comme celles, entre autres, de Laszlo Moholy-Nagy et de Jozef Peeters.
Ce numéro 9 paraît à la fin de la grande époque des revues d'avant-garde et Manomètre est financière¬ment une très mauvaise affaire ; la revue disparaît. Le grand mérite de son direc¬teur aura été, grâce surtout à Tristan Tzara, d'avoir su nouer des contacts intellectuels sur le plan international. En 1977, les éditions Jean-Michel Place ont réalisé une reproduc¬tion anastaltique de la collection complète de la revue.